L. 505.  >
À Charles Spon,
le 30 novembre 1657

Monsieur, [a][1]

Je vous envoyai ma dernière le vendredi 23e de novembre avec une lettre de M. Dinckel, [2] et une autre mienne pour M. Falconet [3] et un petit billet pour demander quelque chose à M. Huguetan l’avocat. [4] En voilà beaucoup pour une fois, de longtemps je ne vous chargerai de tant de marchandise. Et en attendant, je vous dirai que le roi est revenu de Villeroy [5] où il a vu la reine de Suède, [6] et l’on dit que le Mazarin s’y en va à son tour y faire sa cour ; mais l’on dit qu’elle ne viendra pas à Paris de cet hiver et que les Hollandais ont déclaré la guerre aux Portugais. [1]

Ce 27e de novembre. Voilà le Mazarin [7] qui vient de partir pour aller voir la reine de Suède à Fontainebleau. [8] Il est fort bien accompagné pour faire ce beau voyage, il a des gardes, il a des Suisses, [9] il a les gendarmes du roi. Vous voyez comme la pourpre est honorée, comme le pape et ses créatures triomphent en France.

J’ai ici traité un Lyonnais nommé M. le prieur de Silvecane [10] qui m’a promis de vous aller voir à cause de vous et de moi. Il est frère d’un président en la Cour des monnaies [11][12] et est grand ami de M. Guillemin. M. Falconet m’a écrit que madame sa femme était fort malade, comment se porte-t-elle ? [2][13]

J’ai aujourd’hui rencontré votre Basset, [14] lequel m’a dit qu’il avait pensé à un accord avec votre Collège [15] et que l’affaire avait été assez avancée, mais que tout était rompuet que M. Robert [16] était parti de Lyon pour venir faire juger le procès contre lui ; sur quoi il prend courage et dit qu’il espère de gagner. Je lui ai répondu que je ne me mêlerais jamais de cette affaire puisque je n’avais su en venir à bout et l’accorder avec votre Collège.

Ce 29e de novembre. Aujourd’hui, M. le chancelier [17] est venu en nos Écoles y voir disputer sur une thèse [18] qui lui était dédiée par le fils d’un chirurgien fameux nommé Cressé. [19][20] M. le maréchal de L’Hospital [21] y a aussi été avec plusieurs présidents, maîtres des requêtes et conseillers de la Cour. Il y en a eu six de nos docteurs qui ont fait merveilles de bien disputer en si belle compagnie, et M. le chancelier n’en a bougé depuis huit heures du matin jusqu’à midi sonné et a été fort attentif à tout ce qui a été dit durant tout ce temps-là. [3] J’apprends qu’il y a ici grosse querelle entre Guénault [22] et Vallot ; [23] ce sont deux méchantes bêtes, le public n’y perdrait rien s’ils s’étaient mangés tous deux, aut mutuis vulneribus se confodissent[4] J’avais ouï dire que le Mazarin avait l’été passé gourmandé rudement Vallot à Metz, [24] je crois dorénavant qu’il est vrai puisque Guénault l’entreprend et se déclare contre lui ; car c’est ou qu’on le veut chasser de là, ou qu’on le veut dégraisser et tirer encore quelque chose de lui. Sic vivitur in aula[5] qui est le vrai pays des anthropophages. Guénault en dit du mal partout et échauffe tant qu’il peut nos compagnons contre lui. Cela n’accommodera pas Vallot et tôt ou tard, cela lui fera mal, tant à la cour que dans la ville, le monde étant fort détrompé de lui et bien averti qu’il n’est qu’un charlatan, et bien ignorant. Son fils aîné est conseiller au Châtelet, [25] son deuxième a un petit bénéfice de 1 200 écus ; [26] mais il a encore d’autres fils et plusieurs filles, même trois grandes et nubiles ; si bien que sa maison a encore besoin de lui et qu’il vive en belle fortune pour le moins encore dix bonnes années. [6]

Voilà M. Robert qui vient d’arriver et qui se promet de bien faire soutenir le sieur Basset. Je vous baise les mains, et à Mlle Spon, et suis de tout mon cœur votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce vendredi 30e de novembre 1657. [7][27]

Je vous supplie d’assurer M. Huguetan l’avocat que je suis son très humble serviteur et que je le prie de me mander ce qu’il sait de deux hommes qui tous deux ont été médecins, et tous deux ont été une partie de leur vie à Genève et ont tous deux écrit de physique et de médecine. Le premier est un Italien nommé Simon Simonius Lucensis[8][28] je pense qu’il est mort à Genève, mais il avait été en Pologne et ailleurs. L’autre est Iacobus Auberus, Triuncurianus[29] qui a écrit sur l’Organe d’Aristote [30] et de Concordia medicorum[9] Je voudrais pareillement bien savoir où et quand est mort Alstedius, [31] qui a été à mon gré un excellent homme et d’un prodigieux esprit, aussi bien que d’un grand travail.

Je vous supplie pareillement de faire mes très humbles recommandations à MM. Huguetan et Ravaud, et de leur dire que je les supplie de prendre bien garde au Ioan. Heurnius afin qu’il soit bien correct. [10][32] Je ne veux pas oublier à vous dire que M. l’abbé Bourdelot [33] est à Fontainebleau près de la reine de Suède où l’on dit qu’il est chef de son Conseil et le premier espion de Son Éminence Mazarin près d’elle. On dit qu’il deviendra évêque, nec mirabor [11] car nous sommes en un siècle fantasque, ridicule et extravagant, in quo boni plectuntur et quotidie vident omnia fatis in peius ruere, et retro sublapsa referri[12][34] On dit aussi que M. Seguin, [35] qui a une bonne abbaye en Poitou, s’en va être évêque, on fera pour lui præmium taciturnitatis et fidelitatis ; [13] qu’il n’y a plus qu’à lui trouver un homme qui lui donne récompense de sa charge de premier médecin de la reine, mais il faut de bon argent car il l’aime bien. Vale et me ama[14] On dit qu’il sera évêque de Luçon. [36] Il n’y a point encore de premier président déclaré, ni même peut-être d’accordé. [15] M. Fouquet, [37] procureur général et surintendant des finances, perdit son fils aîné [38] aux champs il y a environ quatre mois, il n’avait guère que trois ans. Les pères de la Société lui ont présenté un livre de consolation en vers extrêmement flatteurs, [39] je n’ai jamais rien vu de si puant que ces infâmes flatteries. [16]


a.

Ms BnF no 9357, fo 282, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Reveillé-Parise, no cccxx (tome ii, pages 359‑361, du 4 décembre 1657). En regard de l’adresse, de la main de Charles Spon : « 1657./ Paris, 30 novemb./ Lyon, 9 décemb./ Rispost./ Adi 18 décemb. »

1.

Le 6 novembre, les Provinces-Unies avaient déclaré la guerre au Portugal, allié de l’Angleterre dans la guerre contre l’Espagne.

2.

Charles de Silvecane, était chanoine de l’église collégiale de Saint-Paul de Lyon et prieur de Saint-Gilles en Normandie. Son frère aîné, Constant (1601-1700), a laissé trois livres de poésie, dont les titres ou les dédicaces déclinent les qualités :

L’épouse d’André Falconet était née Catherine Quinson. Dans onze de ses lettres (dont la dernière en décembre 1664), Guy Patin a parlé d’elle à propos de sa mauvaise santé ou de sa probable brouille avec son fils Noël (v. note [20], lettre 605) ; elle survécut néanmoins à son mari (mort en 1691). Le couple donna naissance à 12 enfants, dont le susdit Noël fut le quatrième, et le deuxième à avoir survécu aux aléas de la petite enfance (v. note [2], lettre 388).

3.

V. note [33], lettre 504, pour la seconde thèse quodlibétaire de Pierre ii Cressé sur le thé dans la goutte, dédiée au Chancelier, Pierre iv Séguier. Le président était Abraham Thévart et les neuf examinateurs (Domini Doctores disputaturi), Isaac Renaudot, Antoine Morand, Pierre Régnier (alors professeur de botanique à la Faculté), Jean Hamon, Jean Maurin, Simon Boulot, Claude Germain, Germain Préaux et Pierre Le Comte.

4.

« ou s’ils s’étaient percés l’un l’autre de coups. »

5.

« Ainsi vit-on à la cour ».

Antoine Vallot était le premier médecin de Louis xiv, mais mal vu de Mazarin qui le jugeait piètre praticien (ainsi que plusieurs allusions l’ont montré, dans les lettres précédentes, au sujet de la chaude-pisse du roi et de la lithiase urinaire du cardinal). François Guénault, profitant de l’aubaine, cherchait sans doute à prendre sa place. L’autre manière de maltraiter Vallot était de diminuer ses revenus en dépréciant la charge qu’il occupait.

6.

Antoine Vallot continua à bénéficier des faveurs royales jusqu’à sa mort, en 1671. V. notes [2], lettre 988 et [2], lettre 989, pour ses deux plus grands fils : Léon, qui devint conseiller au Grand Conseil, et Édouard, futur évêque de Nevers.

7.

Le post-scriptum qui suit est un fragment orphelin (fo 283 du Ms BnF no 9357). Son contenu légitime en tous points son insertion à la fin de la présente lettre du 30 novembre 1657, même si une annotation au bas du feuillet, qui n’est pas de la plume de Guy Patin, donne la date du 4 décembre 1657.

8.

Simone Simoni de Lucques (v. note [10], lettre 489) a laissé au moins quatre ouvrages sur Aristote :

9.

V. note [9], lettre 489, pour Claude Aubery (Claudius Alberius Triuncurianus, avec ici double faute de Guy Patin sur ses nom et prénom latins) et ses deux traités sur l’Organe d’Aristote (Morges, 1584) et « sur la Concorde des médecins » (ibid. 1585).

10.

V. note [12], lettre 446, pour les Opera omnia [Œuvres complètes] de Jan i van Heurne parues en mai 1658 à Lyon.

11.

« et je ne m’en étonnerai pas ».

12.

« où les hommes de bien sont punis et voient chaque jour que c’est une loi du destin que tout périclite et aille à rebours » ; la fin est inspirée des Géorgiques de Virgile (v. note [34], lettre 203).

13.

« une récompense de son silence et de sa fidélité » ; Claude Seguin était premier médecin d’Anne d’Autriche ; il ne reçut jamais l’évêché de Luçon (v. infra note [15]), dont le titulaire était Pierre Nivelle depuis 1637 et qui échut en 1661 à Nicolas Colbert, frère cadet de Jean-Baptiste, le ministre.

14.

« Vale et aimez-moi. »

15.

Guillaume de Lamoignon (v. note [43], lettre 488) n’allait obtenir la première présidence du Parlement de Paris qu’en octobre 1658.

Luçon (Trévoux) :

« petite ville sans murailles, mais épiscopale et suffragante de Bordeaux ; Lucio. Elle est dans le Poitou, {a} en France, à deux lieues de la mer, et à six de Maillezais {b} et de La Rochelle. Le pape Jean xxii {c} divisa en trois le diocèse de Poitiers, y érigeant en évêché les deux abbayes de Maillezais et de Luçon ; celle de Luçon était ancienne, ayant été ruinée par les Normands vers l’an 877 ; elle fut rétablie avant 1040, mais on ne sait par qui. » {d}


  1. Dans l’actuel département de Vendée.

  2. V. note [23] du Borboniana 2 manuscrit.

  3. En 1317.

  4. Au début de sa carrière ecclésiastique, le cardinal de Richelieu avait été évêque de Luçon, qu’on disait être « l’évêché le plus crotté de France », de 1605 à 1624.

16.

Ce livre de consolation a été publié séparément en 1656, mais se trouve dans le :

Novæ Bibliothecæ manuscript. Librorum Tomus primus. Historias, chronica, sanctorum, sanctarumque vitas, translationes, miracula, stemmata, genealogica, ac similia Antiquitatis, præsertim Francicæ, monumenta, nunc primum ex mss. variarum bibliothecarum codicibus eruta copiose ac plena manu repræsentans. Opera ac studio Philippi Labbe, Biturici, Societ. Iesu Presbyteri. D.D.D. Illustrissimo Viro Nicolao Fucquetio, Regio in Parisiensi Senatu Procuratori, et summo Gallici Ærarii Præfecto.

[Tome premier de la nouvelle Bibliothèque des livres manuscrits, présentant des histoires, des chronique, des vies de saints et de saintes, des traductions, des relations merveilleuses, des généalogies et semblables témoignages du temps passé, principalement en France, tirés pour la première fois, en abondance et à pleines poignées, des manuscrits conservés dans diverses bibliothèques. Par le soin et l’étude de Philippe Labbe, {a} natif de Bourges, prêtre de la Compagnie de Jésus. Dédié à l’illustrissime Nicolas Fouquet, procureur du roi au Parlement de Paris et surintendant des finances de France]. {c}


  1. V. note [11], lettre 133.

  2. Paris, Sébastien et Gabriel Cramoisy, 1657, in‑fo de 808 pages, achevé d’imprimer le 15 mai 1657. Le tomus secundus (in‑fo de 820 pages) a paru ibid. et id. la même année.

L’épître dédicatoire du P. Labbe, datée de Paris le 1er mai 1657, remercie Fouquet d’avoir ouvert les portes de sa bibliothèque aux bons pères pour profiter de ses immenses richesses. Elle est suivie du privilège, puis d’une copieuse collection d’éloges funèbres intitulée Ad illustrissimum virum Nicolaum Foucquet, regium in supremo senatu procuratomem, et summum Gallici ærarii præfectum, in Francisci maximi natu filii nondum quadrimi obitum [À l’illustrissime Nicolas Fouquet, procureur du roi au Parlement de Paris et surintendant des finances de France, sur la mort de son fils aîné François qui n’avait pas encore atteint l’âge de quatre ans].

Elle s’ouvre par un portrait en taille-douce de l’enfant, joufflu et éclatant de santé, avec le blason frappé de l’écureuil des Fouquet, signé R. Lochon, 1656. Viennent ensuite, sur 34 pages, les 8 textes que Guy Patin tenait pour de puantes et infâmes flatteries des jésuites à l’égard du tout-puissant Fouquet :

Aucun de ces textes ne dit à quelle date mourut ce premier fils né du mariage de Nicolas Fouquet avec Marie-Madeleine de Castille en février 1651. Joël Aubailly (La Descendance de Nicolas Fouquet, 2006) le dit né à Fontainebleau et baptisé à Pontoise le 26 septembre 1652. Dans son arbre généalogique de Fouquet, Dessert b (annexe i) confirme 1652 pour la naissance et donne 1656 pour la mort. Puisque François n’atteignit pas l’âge de quatre ans, il convient de dater sa mort de la fin du printemps ou du début de l’été 1656. En parlant d’« il y a environ quatre mois », Guy Patin aurait alors été en retard d’un an, mais la présence de l’abbé Bourdelot auprès de la reine Christine à Fontainebleau force à dater son post-scriptum d’octobre-novembre 1657.

V. note [2], lettre 544, pour la mort du deuxième fils de Fouquet en octobre 1658.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 30 novembre 1657

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(Consulté le 18/04/2024)

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