L. 522.  >
À Charles Spon,
le 29 mars 1658

Monsieur, [a][1]

Je vous envoyai ma dernière le vendredi 22e de mars par la voie de M. Falconet. Vous savez bien que l’Histoire de Hollande, auctore Hug. Grotio[2] y a été imprimée in‑fo ; elle se vend ici, mais je ne l’ai pas achetée, d’autant que M. Vander Linden [3] m’a mandé qu’il m’en envoyait une. Je m’étonne, mais j’en suis pourtant bien aise, que le Sennertus [4] de la dernière édition ait eu un si heureux débit qu’il faille que M. Ravaud [5] pense de nouveau à l’imprimer. [1]

Ce 26e de mars. On dit ici que M. de Servien, [6] le surintendant des finances, est fort malade d’une jaunisse ; [7] que le cardinal Mazarin [8] est au lit de la goutte [9] et que sa douleur est si aiguë qu’il a permis qu’une femme lui ait enveloppé les pieds, les jambes et les genoux d’un certain fumier qu’elle lui a apporté. Voyez où la douleur réduit un homme et le peu de crédit que Vallot [10] a en ce pays-là. On dit aussi que l’affaire d’Hesdin [11] est fort mauvaise et que jusqu’ici le cardinal n’en a pu venir à bout, à son grand regret, adeo ut eius amici et propinqui eius vitæ timeant, præ dolore concepto ex pessimo, aut saltem parum secundo, rerum nostrarum statu[2] On dit que, n’était le mal qui l’empêche et le retient au lit, il partirait pour traiter de cette affaire et s’en irait à Amiens [12] ou à Abbeville. [13] Quelques-uns disent que l’on a pris dans la Sicile deux hommes qui font les prophètes, qui disent qu’il faut faire pénitence et que la fin du monde viendra dans douze ans, savoir l’an 1670 ; mais d’autres soupçonnent que dès l’an présent il y aura du changement à nos affaires, ex infausta valetudine Eminentissimi[3] On dit aussi que l’on a imprimé en Flandres, [14] dédié au roi et qui lui a été envoyé, un livre sanglant et fort âcre contre le Mazarin ; on parle aussi de quelques vers latins qui sont fort satiriques contre lui. La bonne fortune n’accompagne pas toujours les favoris jusqu’au bout de la carrière. On dit que le roi de Danemark [15] a fait sa paix avec le roi de Suède [16] et qu’elle est fort avantageuse à ce dernier ; même il y en a qui en ont les articles. [4] L’affaire d’Hesdin n’amende point, au contraire elle empire : on dit qu’il y a garnison espagnole dedans, ce que je ne puis croire ; mais on dit que le cardinal Mazarin partira en bref pour aller à Amiens et que, peu de jours après, le roi [17] suivra et ira à Compiègne [18] ou à Abbeville. [5]

Ce < jeudi > 28e de mars. Le partement du cardinal Mazarin est différé, tant à cause de sa goutte que pour un courrier qui est attendu d’Hesdin et qui ne peut revenir que lundi prochain. La noblesse de Normandie continue de s’assembler près de Caen, [19] où ils ont invité M. de Longueville [20] de se trouver, ce qu’il ne fera point. Le roi a mandé un président et quatre conseillers du parlement de Rouen [21] afin qu’ils viennent ici répondre d’un avis qu’ils ont donné contre la volonté du roi. La plupart des cardinaux contribuent du leur à faire faire et à équiper des galères [22] pour aller à la guerre contre les Turcs, lesquels menacent fortement l’Italie cette année. Cromwell [23] a écrit en faveur de M. de Bordeaux, [24] notre ambassadeur en Angleterre, au Mazarin afin qu’il le fasse [devenir pr]emier président au Parlement de Paris, [dont la place est vacante] y a plus d’un an. [6]

On dit que le roi de Hongrie [25] a voulu entrer dans Francfort [26] accompagné de 600 chevaux, mais que les bourgmestres de la ville l’ont refusé, se souvenant fort bien de la surprise qu’Henri ii fit à Metz, [27] l’an 1551, sous la conduite du connétable de Montmorency [28] et du maréchal de Tavannes. [7][29] Il me semble que ces bourgeois ont fort bien fait, il est des trompeurs partout et en tout temps, principalement en ce métier de grands.

On dit que le voyage du roi et du Mazarin est reculé, que le jour en est incertain, et qu’il commencera sa campagne par la Normandie si les nobles de cette province, qui s’assemblent, et le parlement de Rouen [30] pareillement, ne veulent obéir aux ordres du Conseil. Le Mazarin est encore incommodé de la goutte, mais on dit qu’il est fort réjoui de la nouvelle qui lui a été envoyée de la paix avantageuse qu’a faite le roi de Suède avec celui de Danemark. Vale et me ama, tuus ex animo, G.P. [8]

De Paris, ce vendredi 29e de mars 1658.


a.

Ms BnF no 9357, fo 306, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon ». Note de Charles Spon en regard de l’adresse : « 1658./ Paris, 29 mars./ Lyon, 3 avril./ Rispost./ Adi 23 dud. »

1.

V. notes [4], lettre 276, pour les Annales et historiæ de rebus Belgicis [Annales et histoires flamandes] de Hugo Grotius (Amsterdam, 1657 et 1658), et [33], lettre 285, pour les Opera de Daniel Sennert (édition de Lyon, 1656).

2.

« à tel point que ses amis et ses proches craignent pour sa vie, en raison de la peine que lui vaut l’état très pitoyable, ou du moins fort peu favorable, de nos affaires. »

3.

« en conséquence de la funeste santé de l’Éminentissime. » Le monde commençait à croire à la mort prochaine de Mazarin, mais elle ne survint que le 9 mars 1661, après qu’il eut établi la paix en Europe.

4.

Traité de Roskilde conclu le 8 mars, v. note [7], lettre 519.

5.

Le roi n’allait quitter Paris que le 25 avril, pour être à Abbeville le 14 mai (Levantal).

6.

Les mots entre crochets proposent une restauration des deux lacunes dues à une déchirure au bas de la feuille.

Sir William Lockhart (v. note [10], lettre 538), ambassadeur extraordinaire de Cromwell à Paris, négociait le renouvellement de l’alliance franco-anglaise conclue en mars 1657 (v. note [41], lettre 469) ; il fut signé le 28 mars (Plant).

7.

Anne de Montmorency (Chantilly 1492-Paris 1567) duc, pair et connétable de France, filleul d’Anne de Bretagne qui lui avait donné son prénom, fut ami d’enfance du futur François ier et par la suite, jusqu’à sa disgrâce de 1541, l’un de ses fidèles compagnons d’armes contre Charles Quint. Anne retrouva sa puissance aux côtés du roi Henri ii (couronné en 1547). Meneur des catholiques durant les guerres de Religion, il mourut des suites d’une blessure reçue à la bataille de Saint-Denis. Dernier acte de la conquête des Trois-Évêchés et fruit de l’alliance de Henri ii avec les princes allemands protestants contre l’empereur Charles Quint, la prise de Metz, par ruse politique, eut lieu non pas en 1551, mais le 18 avril 1552 ; Mémoires du maréchal de Tavannes (année 1552, pages 58‑59), que Guy Patin avait sans doute récemment lus : {a}

« Le roi, conseillé du connétable, avec consentement, résolut l’entreprise d’Allemagne, espérant en profiter pour abaisser l’empereur son ennemi ; < il > laisse la régence à sa femme, les armes à M. d’Annebault, ne craignant plus le connétable qu’icelui balançât sa faveur, étant comme roi lui-même. Sa Majesté envoie quérir le sieur de Tavannes en Piémont, au regret du sieur de Brissac qui < ne > se fiait < pas > du tout en lui. Le roi le crée et le sieur de Bourdillon maréchaux de camp de l’armée, composée de 5 000 chevaux, 17 000 hommes de pied français et 12 000 Allemands. Le roi à Joinville, {b} la duchesse de Lorraine, {c} nièce de l’empereur, abandonnée de secours, le vint trouver, force belles paroles ; son fils {d} envoyé en France, qui depuis épousa la seconde fille {e} du roi, Nancy et toutes les autres places en la main de Sa Majesté, qui mit gouverneur M. de Vauldémont, au regret de la douairière, {c} laquelle se retire. Le roi, ayant gagné dans Metz ceux de Heu {f} par présents et promesses, joint à la division du peuple, dont la négligence n’avait à rien pourvu, arrive aux portes. Le sieur de Tavannes, grande Maison au comté de Ferrette, d’où il était sorti du côté de sa mère : il les harangue, les intimide, les emplit de promesses, tire parole d’eux de recevoir le connétable avec ses gardes et une enseigne des gens de pied ; puisque le roi allait pour la liberté de l’Allemagne, il ne pouvait moins qu’avoir son logis en leur ville ; il conduit les bourgeois au connétable ; soudainement, tous les meilleurs hommes de l’armée sont mis sous une enseigne ; entre en la ville de Metz, les deux maréchaux de camp à la tête. Le sieur de Bourdillon s’avance en la place, le sieur de Tavannes demeure à la porte que les bourgeois voulaient à tous coups fermer voyant cette enseigne si accompagnée, et toujours les en garda par belles paroles. Un capitaine suisse, à la solde de ceux de Metz, tenant les clefs, en ayant vu entrer plus de 700 hommes, les jette à la tête du sieur de Tavannes avec le mot du pays, Tout est choüé, et quitte la porte que le sieur de Tavannes tint jusque le connétable arrive.

La ville assurée, le roi fit son entrée à Metz au commencement d’avril 1552. »


  1. V. note [5], lettre 467, édition de Paris, 1822, tome xxiv.

  2. Joinville-en-Champagne, entre Troyes et Nancy.

  3. Christine de Danemark, duchesse douairière de Lorraine.

  4. Charles iii duc de Lorraine en 1545 (v. note [35] du Borboniana 4 manuscrit).

  5. Claude de France, dernière fille du roi Henri ii et de Catherine de Médicis.

  6. Gaspard de Heu, échevin de la ville.

8.

« Vale et aimez-moi, vôtre de tout cœur, Guy Patin. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 29 mars 1658

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(Consulté le 24/04/2024)

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