L. 542.  >
À Charles Spon,
le 25 octobre 1658

Monsieur, [a][1]

On vient de me dire qu’il court ici un livre en cachette intitulé De l’Infaillibilité du pape[2] On croit que c’est quelque ouvrage des jansénistes [3] irrités contre lui pour la bulle [4] de 1653 ; [1] et même que le cardinal Mazarin [5] est malcontent de Rome à cause que le pape [6] est porté pour le cardinal de Retz [7] et qu’il a fait demander ici par son nonce [8] pourquoi on l’empêche de jouir de son temporel. Je ne pense pas néanmoins que le pape nous fasse jamais grand mal tandis que le cardinal Mazarin sera dans le plus haut crédit qu’un ministre d’État puisse jamais être ; si ce n’est qu’il nous voulût ôter le carême, [9] en quoi il ferait grand dépit aux poissonniers et vendeurs de marée, ou bien qu’il nous excommuniât car on dit que quand un homme est excommunié, il devient noir comme poivre ; [10] cela me viendrait donc bien à propos car je commence à blanchir, et si je devenais noir je croirais rajeunir. M. Amyraut, [11] ministre de Saumur, [12] est ici depuis quelque temps. Il prêcha dimanche dernier à Charenton [13] avec applaudissement et satisfaction de ceux qui l’ouïrent. Vous savez que c’est un fort savant homme et qu’il a beaucoup écrit. Il fait une Morale chrétienne dont nous avons déjà quatre parties, sans ce qui viendra ci-après car j’apprends qu’il a une santé fort robuste. [2] Il me semble qu’il y a peu d’auteurs qui écrivent mieux que lui, ni plus facilement. Tout ce qu’a fait M. de La Mothe Le Vayer [14] est beau et bien agréable, mais il est vieux et je pense qu’il ne nous donnera plus rien. On imprime un second tome des Lettres de M. de Costar. [15] M. Paul Thomas, sieur de Girac, [16] conseiller au présidial d’Angoulême [17] et intime ami de M. de Balzac, [18] avait eu querelle contre ce M. Costar en défendant Balzac contre Voiture. [19] Il y en a quelque chose d’imprimé. [3] M. de Girac y a répondu et a envoyé ici sa copie. M. Costar, qui en a eu le vent, a présenté requête contre l’impression de ce livre et a obtenu qu’il ne s’imprimerait point ; même ce qui en était commencé a été saisi ; et néanmoins, Balzac vaut mieux que Voiture. [4]

On ne doute plus ici du voyage du roi, [20] tout le monde s’y apprête sérieusement. Les gardes et les Suisses [21] sont partis il y a deux jours. Ils vont premièrement à Dijon, [22] où M. le chancelier [23] s’arrêtera et puis reviendra ici. Delà le roi ira à Lyon et delà peut être, en Provence et en Languedoc pour y trouver des moyens de faire de l’argent. [5]

M. Bouvard, [24] notre collègue, est mort le 23e d’octobre, âgé de 86 ans ; il est mort tout exténué ex marcore et senio[6] Il a été enterré dans Saint-Séverin [25] sans aucune cérémonie, la Faculté n’y a pas été appelée. Il laisse un fils conseiller de la Cour, fort riche, [26] et deux filles veuves, dont l’une est Mme Cousinot [27] et l’autre [28] est veuve de M. Ribier, [29][30] conseiller des Requêtes du Palais, [7] fils de la nièce de M. Du Vair, [31] évêque de Lisieux et garde des sceaux[8][32][33]

M. Gaulmin, [34] maître des requêtes, irrité contre l’arrêt du Parlement qui fit enlever de For l’Évêque [35] un prisonnier auquel les maîtres des requêtes prétendaient faire le procès pour des faux sceaux, fit il y a quelques jours les quatre vers suivants : [36]

Curia consilium pellit, regem expulit olim,
Præsulibus pulsis pellit ab urbe Deum.
O sine consilio, sine rege, Deoque Senatum !
O sine lege viros, o sine mentes senes !
 [9]

M. de Broussel, [37] conseiller de la première des Enquêtes, fils de celui [38] pour qui on fit les barricades [39] l’an 1648, y a répondu pour la défense du Parlement de la manière qui suit :

Curia consilium frænat, regemque reduxit ;
Præsulibus missis placat ubique Deum.
Dum sine consilio hanc, sine rege Deoque notasti,
Tu sine frontes vires, tu sine mente senex
[10]

Le roi part demain pour Dijon. [11][40] On dit que dans ce voyage il y aura 110 carrosses à six chevaux, sans les chevaux de selle et de bagage. Voilà la cour qui s’en va en vos quartiers, les nouvelles nous manqueront dorénavant, ce sera vous qui les aurez ; mais il n’importe, pourvu que j’aie vos bonnes grâces.

De Paris, le 25e d’octobre 1658.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no lxxiv (pages 243‑247) et Bulderen, no cxxiii (tome i, pages 318‑321), à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no ccccxlix (tome iii, pages 94‑96), à André Falconet. Je la destine à Spon, bien qu’aucun indice dans le contenu ne permette d’en être certain.

1.

Bulle Cum occasione du pape Innocent x, signée le 31 mai 1653 (v. note [16], lettre 321). Je n’ai pas identifié l’ouvrage dont parlait Guy Patin sur l’infaillibilité pontificale mais une querelle allait s’ouvrir sur le sujet au début des années 1660 devant la Sorbonne (v. notes [2], lettre 741, et [3], lettre 830).

2.

V. note [38], lettre 292, pour Moïse Amyraut et sa Morale chrétienne en six parties (Saumur, 1652-1660). La quatrième avait paru ibid. Isaac Desbordes, 1658, in‑8o de 739 pages.

3.

Réponse du Sr de Girac à la défense des œuvres de M. de Voiture, {a} faite par M. Costar. {b} Avec quelques remarques sur ses entretiens. {c}


  1. Vincent ii Voiture, v. note [9], lettre 210.

  2. Pierre Costar, v. note [5], lettre 323

  3. Paris, Augustin Courbé, 1655, in‑4o de 286 pages.

Paul Thomas, sieur de Girac (mort en 1663), littérateur et hébraïsant français, né à Angoulême et conseiller au présidial de cette ville, était « bon voisin et bon ami de [Guez de] Blazac » (Bayle sur Girac). Il avait du savoir et des connaissances en littérature, mais sa célébrité n’aurait pas dépassé les bornes de l’Angoumois sans la querelle qui s’engagea entre lui et l’abbé Costar au sujet du mérite de Voiture, que Girac avait rabaissé et Costar avait exalté. Ce fut, sept ans durant, un échange d’arguments français, grecs et latins, et surtout d’injures polyglottes, auxquelles se mêla aussi Gilles Ménage (G.D.U. xixe s.). Costar avait aussitôt répliqué à la Réponse du Sr de Girac… par une :

Suite de la Défense des œuvres de M. de Voiture, à M. Ménage.


  1. ibid. et id. 1655, in‑4o de 425 pages.

Cette immense querelle littéraire a déjà été évoquée dans la note [5], lettre 323. Deux volumes des Lettres de Monsieur Costar ont été publiés ibid. et id. in‑4o : première partie, 1658 (395 lettres, 989 pages) ; seconde partie, 1659 (335 lettres, 917 pages). Il parut encore une :

Réplique de Monsieur de Girac à Monsieur Costar, où sont examinées les bévues et les invectives du livre intitulé Suite de la Défense de M. de Voiture, etc.


  1. Leyde, sans nom, 1660, in‑8o de 626 pages.

4.

« Patin a parlé peu exactement de ce démêlé », dit Bayle, ajoutant (note H sur Girac) :

« Qui ne croirait, en vertu de ces paroles, que Voiture avait fait une querelle à Balzac et que Girac se rendit le protecteur du dernier contre le premier ? Cela est très faux. Voiture n’intenta aucun procès à Balzac : ce fut Balzac qui, après la mort de Voiture, critiqua le fameux sonnet d’Uranie ; mais cette critique ne fut point le sujet de la querelle de Costar et Girac. Si Guy Patin ne savait pas mieux les autres nouvelles de la république des lettres que celle-ci, malheur à qui s’y fie. »

5.

Outre collecter des fonds, ce voyage, surnommé « la comédie de Lyon », avait un objectif politique : rencontrer Marguerite de Savoie, sœur de Charles-Emmanuel ii, et négocier ses fiançailles avec Louis xiv qui était alors en pleine idylle avec Marie Mancini. Il ne s’agissait en fait que d’une manœuvre destinée à presser les négociations de paix avec l’Espagne en l’inquiétant quant à l’union tant attendue entre les deux couronnes, par le mariage projeté de Louis xiv avec l’infante Marie-Thérèse d’Espagne (v. notes [9], lettre 378, et [1], lettre 405). La cour quitta Paris le 26 octobre et arriva à Lyon le 24 novembre.

6.

« de pourrissement et de sénilité. »

7.

V. notes [20], lettre 277, pour Anna, fille de Charles i Bouvard et épouse de Jacques ii Cousinot, et [15], lettre 479, pour Michel, son fils cadet. La plus jeune fille de Charles i, prénommée Geneviève, avait épousé Jacques Ribier (mort en 1652), seigneur de Villeneuve-le-Roi, d’abord conseiller au parlement de Grenoble puis reçu en la deuxième Chambre des requêtes de Paris en 1639.

8.

Guillaume Du Vair (Paris 1556-Tonneins, Agenois 1621) était fils de Jean Du Vair, gentilhomme d’Auvergne, maître des requêtes ordinaire de l’Hôtel du roi et avocat général à la Cour des aides. Jean Du Vair ne laissa pour toute fortune à Guillaume qu’une prébende de l’église de Meaux, ce qui l’amena à embrasser l’état ecclésiastique (v. note [6] du Borboniana 10 manuscrit pour de plus amples détails).

Après avoir étudié le droit et fréquenté le barreau, il fut reçu conseiller clerc au Parlement de Paris en 1584. Gallican opposé au fanatisme politique et religieux, c’est-à-dire à la Ligue et à l’Espagne qui la soutenait, il siégea comme député aux états généraux de 1593 et fut un des principaux auteurs de l’arrêt sur la loi salique (v. note [15], lettre 739) qui, non moins que les victoires d’Arques et d’Ivry, assura à Henri iv le trône de France. Ces services furent récompensés par la charge de maître des requêtes et l’intendance générale de la justice à Marseille. Il devint ensuite premier président du parlement de Provence avec résidence à Aix (1599).

Lorsqu’il fut appelé au siège épiscopal de Marseille (1603), « les habitants d’Aix le supplièrent avec larmes de ne pas les abandonner ». Il céda à leurs prières et résignant son évêché, il distribua aux pauvres les revenus qu’il en avait momentanément touchés. Lorsque Marie de Médicis, se rendant à Florence, passa par Marseille, Du Vair la harangua si éloquemment qu’elle en garda le souvenir et elle l’appela au poste de garde des sceaux en mai 1616, qui lui fut enlevé dès novembre suivant. Du Vair se retira au couvent des Bernardins ; mais Loménie, qui lui avait ôté les sceaux, vint les lui rapporter au nom de Louis xiii (avril 1617) ; il les garda jusqu’à sa mort. En 1618, il fut nommé évêque et comte de Lisieux. Ayant accompagné le roi au siège de Clairac, il fut emporté rapidement par une maladie épidémique. Comme écrivain, Du Vair a laissé des traités de piété et de philosophie, et des traductions d’Épitecte, de Cicéron ou de Démosthène (G.D.U. xixe s.).

Jacques Ribier (v. supra note [7]) avait pour grand-mère maternelle Antoinette du Vair, sœur de Guillaume (Popoff, no 2127).

9.

« Le Parlement repousse le Conseil, il a naguère chassé le roi ; par les prélats qu’il a repoussés, il repousse Dieu hors de la ville. Ô Parlement, sans Conseil, sans roi et sans Dieu ! Ô hommes sans loi, ô vieillards sans raison ! »

C’était la suite de l’affaire de Palliot, lieutenant général de Chaumont, en procès pour fausses signatures ; v. note [15], lettre 282, pour Gilbert Gaulmin.

10.

« Le Parlement modère le Conseil et a ramené le roi ; il calme Dieu par les prélats qu’il a partout envoyés. Vieillard, tu t’es donc rendu compte que sans Conseil, sans roi et sans Dieu, te voilà sans hommes de tête et sans raison. »

Pierre ii Broussel, sieur de Montdetour (v. note [6], lettre 369), était le fils de Pierre i Broussel, qui avait été parmi les tout premiers meneurs de la Fronde parlementaire en août 1648.

11.

Ce passage de la cour à Dijon (où elle arriva le 5 novembre) sur son chemin pour Lyon allait être l’occasion d’une incroyable rébellion du parlement de Bourgogne (v. note [2], lettre 545).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 25 octobre 1658

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(Consulté le 29/03/2024)

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