L. 552.  >
À Charles Spon,
le 14 janvier 1659

Monsieur, [a][1]

Après vous avoir souhaité une bonne année, je vous dirai que j’ai acquis un livre nouveau. C’est un recueil de lettres latines de Tanaquillus Faber [2] qui concernent particulièrement des corrections de quelques écrivains anciens. Cet auteur est un savant homme en grec et en latin, qui a par ci-devant fait quelque chose sur le Phèdre [3] et sur deux livres de Lucien, [4] et un autre petit traité où il prouve que le passage de Josèphe [5] touchant Jésus-Christ est infailliblement supposé. [1] Ce Tanaquillus Faber est, à ce que j’apprends, un régent qui enseigne à la troisième classe de Saumur, [6] qui n’est pas fort accommodé des biens de fortune, mais qui n’en vaut pas moins pour cela. [2] Lucien a dit quelque part que ceux que les dieux haïssaient, ils les faisaient maîtres d’école, et Melanchthon [7] a fait une harangue de miseriis pædagogorum[3]

Il est ici mort depuis quelques jours deux hommes considérables, savoir M. Perrochel, [8] doyen de la Chambre des comptes âgé de 85 ans, et un vieux conseiller de la Cour des aides[9] nommé Briçonnet. [4][10] M. Petitpied, [11] avocat très célèbre, a été fort malade d’une inflammation du poumon [12] pour laquelle il a été saigné 17 fois, [13] mais il se porte mieux. S’il avait été traité par quelque charlatan, [14] on lui aurait épargné le trésor de la vie, on lui aurait donné des petits grains ou du laudanum [15] et il serait mort. Nous avons ici quantité de fièvres continues [16] avec douleurs de côté, crachement de sang, pleurésie [17] et inflammation de poumon. Ils ne sont soulagés que par la saignée car ce n’est point du sang qu’on leur tire, ce n’est que de la boue. [5]

Je soupai dernièrement chez M. le premier président [18] qui m’envoya inviter dès le matin. Il me fit dire qu’il m’enverrait son carrosse à six heures du soir, ce qu’il fit, et me renvoya avec bonne escorte sur les dix heures. Il se plaignit à moi que je ne l’allais point voir, que j’étais obligé de l’aller quelquefois entretenir et que je devais avoir pitié de lui pour la peine qu’il avait dans l’exercice de sa charge. Je lui répondis que je n’avais osé l’importuner et que je le viendrais voir toutes les fois qu’il me ferait l’honneur de me le commander. Je vous prie, me répliqua-t-il, d’y venir au moins une fois la semaine, si vous n’y voulez pas venir tous les jours ; lorsque je ne pourrai pas souper avec vous, vous souperez avec ma femme. Il me traita avec cette familiarité de me faire asseoir entre lui et Mme la première présidente, [6][19][20] et je ne pus le refuser. Après souper, nous nous entretînmes auprès du feu. Entre autres discours, il me dit que j’étais bienheureux puisqu’ayant fini la visite de mes malades, je n’avais qu’à passer mon temps avec mes livres ; que pour lui, sa charge le tuait et qu’il < se > tenait bien plus malheureux que M. Patin. En effet, les grandes dignités sont des charges, des menottes, et des entraves qui nous ôtent notre liberté et nous rendent esclaves de tout le monde. Cette charge publique l’oblige de donner audience à chacun, lui ôte le moyen et le loisir de se divertir dans l’étude qu’il aime naturellement et le fait lever tous les jours de Palais à quatre heures du matin. Et néanmoins, après tout et nonobstant toutes ses plaintes, c’est une très belle et très importante dignité, plus considérable que celle du chancelier même, à qui le roi fait ôter les sceaux quand il veut ; mais les premiers présidents meurent en leur charge et on ne la leur peut ôter qu’avec la tête. Depuis plus de 120 ans les favoris n’ont pas manqué de ruiner les chanceliers qui leur ont déplu et qui ont refusé de faire ce qu’ils voulaient. Toute notre histoire en est pleine d’exemples. Voyez M. le chancelier de L’Hospital, [21] qui a été un des grands hommes qui fût jamais, en mérite, en science, et en probité, voyez ce qu’il dit lui-même de ses prédécesseurs dans l’épître du sixième livre. Il parle ensuite de deux chanceliers, dont le premier fut le chancelier Poyet [22][23] et l’autre Olivier. [7][24][25] Tous ceux qui ont été depuis ce temps-là en charge n’en ont pas eu meilleur marché, et entre autres lui-même, MM. de Sillery, [26] Du Vair, [27] de Châteauneuf [28] et Molé, [29] qui ont tous été de grands hommes et qui n’ont pas laissé d’éprouver une fortune contraire à leur vertu. [8] Je vous baise les mains et suis votre, etc.

De Paris, ce 14e de janvier 1659.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no lxxvii (pages 256‑260) et Bulderen, no cxliv (tome i, pages 379‑381), à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no cccclxxx (tome iii, pages 140‑142), à André Falconet. Toutes trois sont datées du 14 juin 1659, mais les vœux pour la nouvelle année, au début de la lettre, mènent à remplacer juin par janvier, et à choisir Spon pour destinataire, car Guy Patin les avait déjà présentés à André Falconet dans sa lettre du 3 janvier (no 586).

1.

Tanaquilli Fabri Epistolæ, quarum pleræque ad emendationem scriptorum veterum pertinent.

[Lettres de Tanneguy Le Fèvre, {a} dont la plupart ont trait à la correction des écrivains anciens]. {b}


  1. V. notes [3][5], lettre 530, pour d’autres ouvrages de Tanneguy Le Fèvre et le Testimonium de Flavius Josèphe sur Jésus-Christ.

  2. Saumur, Joannes Lesnerius, 1659, in‑4o de 261 pages contenant 77 lettres ; dédié à Nicolas Fouquet.

2.

V. note [54‑2] du Faux Patiniana II‑1 pour la reprise de ce passage dans L’Esprit de Guy Patin, avec un court complément original sur les sots qui aiment à être éblouis.

3.

« sur les misères des pédagogues » :


  1. Gand, Iodocus Lambertus, 1536, une feuille anonyme in‑8o.

  2. V. note [12], lettre 72.

  3. V. note [53] du Naudæana 2.

  4. Paris, Robert Estienne, 1527, in‑8o de 34 pages.

4.

Guillaume Perrochel, auditeur des comptes en 1602, fut reçu maître en 1610 et exerça dans cette fonction jusqu’à sa mort ; Tallemant des Réaux a parlé de lui et de sa femme, Françoise Busson, dans son historiette sur Saint-Germain Beaupré (Historiettes, tome ii, page 396, Adam).

Le défunt conseiller de la Cour des aides était François Briçonnet, seigneur de Glatigny, dont le troisième fils, prénommé Thomas, était aussi conseiller aux Aides.

5.

Si l’on fait abstraction de l’aspect du sang tiré par la saignée, le tableau de pneumonie hivernale décrit par Guy Patin pourrait correspondre à la grippe, mais rien n’est moins assuré.

6.

Guillaume de Lamoignon avait épousé en 1640 sa cousine Marie, fille de Nicolas ii Potier d’Ocquerre (v. note [7], lettre 686).

7.

Michel de L’Hospital, chancelier de France de 1560 à 1573, a laissé « six livres d’Épîtres ou Discours », qui furent publiés par son petit-fils, Michel Hurault de L’Hospital (v. note [21] du Borboniana 4 manuscrit) en 1585 (v. note [3], lettre 102).

V. note [23] du même Borboniana manuscrit pour l’édition de Lyon, 1592, et les vers du livre vi auxquels renvoyait ici Guy Patin. Sa notule {a} relate les sorts malheureux de Guillaume Poyet, chancelier sous François ier de 1538 à 1545, et de François Olivier, sous Henri ii, de 1545 à 1551, puis de 1559 à sa mort (1560, v. première notule {a}, note [28] du Borboniana 10 manuscrit).

8.

Aucun des trois derniers cités ne fut chancelier, mais tous furent garde des sceaux et connurent des disgrâces :

V. note [8], lettre 49, pour les infortunes du Chancelier de Sillery.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 14 janvier 1659

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(Consulté le 24/04/2024)

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