L. 558.  >
À Hugues II de Salins,
le 25 avril 1659

Monsieur, [a][1]

Il n’y a pas longtemps que je vous ai écrit et celle-ci ne sera que pour faire réponse à la vôtre du 15e de mars, laquelle M. Condaut [2] me rendit hier au soir. Melancholici ingeniosi [1] sont bilieux tempérés a bile decussata, sed adhuc aliquatenus temperata[2][3] C’est de ceux-là dont a parlé Aristote [4] en ses Problèmes : voyez les Commentaires de Septalius, [5] et Hofmannus [6] en ses Institutions, variis in locis[3][7] Les mélancoliques sanguins sont sujets à devenir fous ou ladres en leur espèce. [8][9] De iecore lupi[4][10] je vous en baise les mains, sunt figmenta empiricorum, improbata ipsi Galeno : fluxus hepaticus ab atonia hepatis est affectus lethalis, est enim privatio. Vide Duretum [11] in caput Hollerii [12] de hydrope, et Duretum in Coacas Hippocratis[5][13] L’eau froide bue à jeun est bonne comme l’on vous a dit, pourvu que l’estomac soit fort, adeo ut a ventriculo coqui possit, præsertim ubi adest fervor hepatis, et aliorum viscerum nutritiorum[6] Néanmoins, même en ce cas, j’aimerais mieux, en mangeant un morceau de pain, boire deux ou trois fois d’un peu de vin avec beaucoup d’eau ; cela serait encore meilleur et je m’en trouve fort bien. Le vin [14] tout pur ne vaut rien, c’est un poison. Il faut qu’il soit toujours trempé de moitié d’eau, voire davantage. Ne vous y jouez pas, etiam sui amantissimis clam iugulum petit, c’est Fernel [15] qui l’a dit, lib. 6 sui Pathol. cap. 4[7] vous particulièrement, qui avez le poumon délicat et échauffé. Le vin pur coupe la gorge en cachette à ses meilleurs amis. Tandis que vous avez du loisir et une jeune femme, trempez votre vin de deux tiers d’eau et apprenez par cœur, à force de les lire, les 4e, 5e et 6e livres de la Pathologie de Fernel, est opus auro contra charum[8] Nous n’abandonnons jamais un malade, en quelque état qu’il soit, pourvu que l’on fasse ce que nous disons et qu’il nous paye ; mais souvent il arrive ici qu’après que nous avons fait le pronostic ad mortem[9] l’on nous change ou que l’on envoie chercher des charlatans [16] qui donnent de l’antimoine [17] ou autres poisons, ex quibus transeunt ad plures[10] Lisez aussi quelquefois pour entretenir votre grec le Lucien[18] qui est plein de bons mots et de finesses de la vie. Pour la lune, [11][19] elle est trop vieille pour s’y arrêter, nous passons outre et purgeons [20] tous les jours. La pensée de M. Fr. Rabelais [21] me plaît fort, qui a dit Bonnes gens, ne vous attendez point cette année à une nouvelle lune, vous n’en aurez point : vous n’en aurez point d’autre que celle que Dieu fit au commencement du monde[12] Rabelais était plus sage que tous les scrupuleux du monde. Et tamen quibusdam, temporum spatiis ac Lunæ quadris, moventur vermes et calculi : unde fit ut multi agnoscunt dysuriam lunaticam[13][22] ce que j’ai mainte fois remarqué en ceux qui ont la pierre. [23] Fœtida naribus admota mulierum hystericarum ab idiotis prodesse creduntur, sed frusra ; [14][24] si elles guérissent, ce n’est point pour cela : la saignée [25] des bras puis du pied, avec force lavements, [26] omne ferunt punctum. Si iuvenculæ fuerint, indigent viro bene mentulato, quadrato et succi pleno, præsertim viduæ, memores pristinæ voluptatis. Virgines vero etiam virum appetunt, dum suavius putant illud quod nesciunt, necdum expertæ[15] Ceux qui sont sujets aux catarrhes [27] doivent avoir la tête haute, fort tremper leur vin et ne guère souper. Esuriant, sitiant, vigilent qui rheumata curant. Vale et me ama. Tuam tuosque saluto[16]

G.P.

De Paris, ce 25e d’avril 1652.

De pace, omnia sunt incerta[17][28]


a.

Ms BnF no 9357, fo 326, « À Monsieur/ Monsieur de Salins, le puîné,/ Docteur en médecine,/ À Beaune » ; Chéreau no xx (35‑36).

1.

« Les mélancoliques ingénieux ».

2.

« par une bile qui a été croisée, mais qui est encore un peu tempérée. » Decussata (participe passé du verbe decussare, croiser en forme d’X) est le seul mot latin qui puisse correspondre à la cursive de Guy Patin, mais son sens est obscur dans le contexte. Dessicata [desséchée] aurait mieux fait l’affaire, mais ce n’est ni un mot latin, ni celui qui est exactement écrit dans le manuscrit.

3.

« en divers endroits. »

4.

« Pour le foie de loup », L’Encyclopédie :

« Les paysans et les chasseurs qui prennent des loups ne manquent point d’en conserver le foie qu’ils font sécher au four, ou de le vendre à quelque apothicaire. C’est une drogue qui se trouve communément dans les boutiques ; elle est vantée contre les hydropisies {a} qui dépendent d’un vice de ce viscère. On la donne en poudre à la dose d’un gros. C’est un remède peu éprouvé. »


  1. V. note [12], lettre 8.

5.

« ce sont les fictions des empiriques, condamnées par Galien lui-même : {a} le flux hépatique par atonie du foie est une affection mortelle, c’est en effet la suppression. Voyez Duret dans le chapitre d’Houllier sur l’hydropisie {b} et Duret sur les Coaques d’Hippocrate. » {c}


  1. V. note [22], lettre 601, pour Galien contre les empiriques, dans sa Méthode. Il a néanmoins favorablement parlé du foie de loup parmi les remèdes hépatiques, dans le livre viii de Compositione medicamentorum secundum locos [sur la Composition des médicaments selon les lieux (affectés)] (Kühn, volume 13, page 212, traduit du grec) :

    Videntur autem hæc juxta totam substantiam efficacia esse, non secundum unam aut alteram qualitatem. Quale est lupinum hepar, cujus abunde experimentum habemus. Usus autem ipsius consimilis cochleis est, teritur enim exacte hepar lupinum et datur drachma una, cum vino aliquo dulci, qualia sunt theræeum, Creticum, Scybelite ac dulce protropum.

    [Ces < remèdes > semblent devoir leur efficacité à leur relation avec la substance toute entière, et non avec l’une ou l’autre de ses qualités. Tel est le foie de loup, dont nous avons grande expérience. Son emploi est tout à fait le même que celui des escargots : le foie de loup est soigneusement broyé et administré à la dose d’une drachme, mêlé à quelque vin doux, qu’il vienne de Santorin, de Crète ou de Galatie, mais de mère-goutte]. {i}

    1. « Vin qui sort du raisin avant qu’on l’ait foulé dans le pressoir » (Ménage).

    L’index de Littré Hip ne contient pas d’entrée sur le foie de loup.

  2. Cet ouvrage (Genève, 1635, v. note [4], lettre latine 232) traite longuement de l’hydropisie (livre i, chapitre xxxix, pages 292‑308), mais sans mention du foie de loup que j’aie su y trouver. Ledit commentaire de Louis Duret sur Jacque Houllier en parle ailleurs dans d’autres indications, mais en se rangeant à l’avis de Galien.

  3. Je n’ai rien lu non plus sur le foie de loup dans le chapitre xix, de Hydrope, pages 326‑343, de ce commentaire de Duret sur les Coaques d’Hippocrate (Paris, 1588, v. note [10], lettre 11).

Il me semble que Guy Patin argumentait piètrement son attaque contre le foie de loup : il était malaisé de blâmer un précepte galénique.

6.

« dans la mesure où elle peut être cuite {a} par l’estomac, principalement quand il existe une chaleur du foie et des autres viscères nutritifs. » {b}


  1. L’eau froide pet être réchauffée.

  2. Les viscera nutritia, « viscères nutritifs », sont l’ensemble des organes abdominaux qui assurent l’absorption et la digestion des aliments, ce qui inclut l’estomac, le foie, le pancréas et les intestins (tube digestif proprement dit) : Guy Patin marquait bien ici la nuance.

7.

« au livre vi de sa Pathologie, chapitre iv »

Medicina [Médecine (universelle ou Pathologie)] de Jean Fernel (v. note [1], lettre 36), livre vi, De partium quæ sub diaphragmate sunt morbis [Maladies des parties situées sous le diaphragme], chapitre iiii, Iecoris morbi, causæ et signa [Causes et signes des maladies du foie], Paris, 1578, page 281, lignes 7‑13, sur la corruption du foie provoquée par le vin (v. note [6], lettre 122) :

Sic affectis quoniam malum sensim ac pedetentim serpit, virium robur diu infractum persistit, ut etiam obire illi possint consueta munia : febris initio nulla, atque etiam procedente malo admodum lenta inest : sitis quoque non acrius urget, quod iam caloris ardor deferbuerit, et nullus fere in hypochondrio tumor subsit. Hinc tamen vitium deprehenditur, quod vini optimi eiusque meracioris summum inest desiderium, perinde atque iis qui pulmonum corruptela contabescunt. Sic sæpe illecebris blanditur hostis insensissimus, et sui amantissimis clam iugulum petit.

Traduction française de 1655, page 407 :

« Ceux qui sont entachés {a} de cela persistent longtemps sans perdre leurs forces ; de façon même qu’ils peuvent continuer leurs exercices ordinaires, parce que le mal se forme peu à peu et imperceptiblement. On n’a du commencement point de fièvre ; et même dans le progrès du mal, elle n’est que fort lente. L’on n’est pas aussi beaucoup pressé de soif, à cause que l’excès de la chaleur est déjà rabattu ; et d’ordinaire, il ne se remarque aucune tumeur en l’hypocondre. Néanmoins le mal se reconnaît par ce que l’on a une extrême envie de boire du vin puissant et fort, de même que l’ont ceux à qui les poumons se pourrissent. Et ainsi l’on est souvent amusé {b} des flatteurs allèchements d’un ennemi très dangereux, qui donne secrètement la mort à ceux qui le chérissent. » {c}


  1. Affectés.

  2. Trompé.

  3. Mise en exergue du passage cité par Guy Patin, qui l’a aussi employé dans sa thèse sur la Sobriété (1647) : v. sa note [51] pour une traduction plus littérale.

    Comme souvent, Fernel se signale par la pertinence de son jugement.


8.

« c’est un ouvrage qui vaut son pesant d’or » (v. note [5], lettre 76).

9.

« fatal ».

10.

« qui les emmènent dans l’autre monde » (v. note [13], lettre 248, pour ad plures).

11.

Le rapprochement entre Lucien de Samosate (v. note [14], lettre 41) et la Lune n’est peut-être pas fortuit : dans ses Histoires vraies, livre dont il est lui-même le héros, Lucien, entre bien d’autres aventures extraordinaires, fait un voyage sur la Lune.

12.

Pantagruéline prognostication… (chapitre vii, page 932) :

« En toute cette année ne sera qu’une lune, encore ne sera-t-elle point nouvelle ; vous en êtes bien marris, vous autres qui ne croyez mie {a} en Dieu, qui persécutez sa sainte et divine parole, ensemble ceux qui la maintiennent ; mais allez vous pendre, jà {b} ne sera autre lune que celle laquelle Dieu créa au commencement du monde »


  1. Point.

  2. Jamais.

13.

« Et cependant, pour certains, vers et calculs sont mis en mouvement par les périodes et les quartiers de la Lune : de là vient que beaucoup reconnaissent l’existence d’une dysurie lunatique ». {a}


  1. Ma traduction respecte la distinction entre les deux adjectifs latins lunaris, « lunaire », et lunaticus, « lunatique », avec une nuance de déraison : « qui se gouverne selon la Lune ; les gens fantasques sont appelés lunatiques parce que tantôt ils sont de bonne humeur et complaisants, tantôt farouches et de difficile accès ; ce qu’on attribue à la Lune, qui n’en est aucunement cause ; on a donné aussi ce nom aux fous et aux épileptiques » (Furetière).

    Je n’ai connaissance d’aucune étude médicale sérieuse qui accrédite les croyances populaires sur les liens entre la Lune et les affections corporelles ou mentales.


14.

« Des ignorants croient, mais sottement, qu’il est secourable de présenter des substances fétides aux narines des femmes hystériques ».

15.

« recueillent tous les suffrages. Si ce sont de jeunes femmes, elles manquent d’un homme bien membré, bien carré et plein de sève, surtout les veuves qui sont encore habitées par le souvenir de la volupté. Même les vierges, il est vrai, convoitent l’homme, tant que, n’étant pas encore aguerries, elles prennent pour plus doux qu’il n’est celui qu’elles ne connaissent pas. »

16.

« Que ceux qui soignent leur catarrhe aient grand appétit, grande soif, et se couchent tard. Vale et aimez-moi. Je salue votre femme et les vôtres. »

17.

« Pour la paix, tout y est incertain. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 25 avril 1659

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(Consulté le 25/04/2024)

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