L. 570.  >
À Charles Spon,
le 27 juin 1659

Monsieur, [a][1]

Je ressemble aux femmes grosses qui s’ennuient d’impatience d’arriver au temps de leur accouchement et de leur délivrance : ainsi, je désire fort ce beau temps qui nous donnera permission de dire les bonnes nouvelles que le roi [2] et la paix [3] nous promettent et nous font espérer. Il y a ici un grand bruit qui n’est pas sans scandale : un cordelier natif de Tours, [4][5] nommé Cottereau, [6] prêt de passer docteur en Sorbonne, [7] s’est fait huguenot ; [8] on l’a cherché et on ne l’a point pu trouver. On a défendu aux huguenots de le recevoir, ils tâcheront de ne point perdre un prosélyte de ce plumage, ils l’enverront à Sedan [9] ou à Genève. Il y a bien des Tourangeaux qui n’ont l’esprit qu’à fleur de tête, M. Naudé [10] disait qu’il faut demeurer comme l’on est. Ces moines [11] ont de mauvaises heures : ils sont souvent fort empêchés du marché qu’ils ont fait ; ils sont obsédés de plusieurs démons que l’eau bénite ne chasse pas toujours ; il y a quelquefois de l’ambition, de la mélancolie, [12] de l’amour. Je crois que le démon du P. Cottereau n’est que de chair, il se trouvera quelque belle huguenote qui lui secouera la cordelière [1][13] et chassera son diable, comme la bonne femme Alibec de Boccace [14] chassa subitement et agréablement le diable de l’ermite. [2] Ne montrez pas tout ceci à mademoiselle votre femme, [15] de peur qu’elle n’ait mauvaise opinion de moi. Je considère le mal qui se fait dans le monde et tout ce qui arrive chaque jour sans m’en guère embarrasser, c’est affaire aux sages de baisser la tête et de prendre du bon biais tant de bizarres événements. Je me recommande à vos bonnes grâces et suis de toute mon âme, Monsieur, votre, etc.

De Paris, ce 27e de juin 1659.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no lxxx (pages 263‑265), et Bulderen, no cxlvi (tome i, pages 383‑384), à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no cccclxxxii (tome iii, pages 143‑144), à André Falconet. Spon m’a paru plus plausible pour le ton de l’histoire qui y est racontée, pour les salutations complices à « Mademoiselle votre femme » (Marie Spon, que Patin avait rencontrée, alors qu’il ne connaissait Catherine Falconet que de nom) et pour l’absence d’allusion à Noël Falconet, alors étudiant à Paris sous la garde de Patin.

1.

Jugeant ici une grivoiserie plus à propos qu’une expression vide de sens, j’ai remplacé le « qui secouera le cordelier » des précédentes éditions par « qui lui secouera la cordelière » (la corde à plusieurs nœuds que les religieux de Saint-François [cordeliers] portent autour du corps).

Je n’ai trouvé aucune information complémentaire sur le cordelier dénommé Cottereau, ses études de théologie en Sorbonne et sa conversion au calvinisme.

2.

Guy Patin voulait faire partager à Charles Spon ce passage du Décaméron de Boccace : {a}

« Ma fille, {b} non guère loin d’ici demeure un saint homme, lequel, en ce que tu vas cherchant, est meilleur maître que je ne suis : tu t’en iras donc à lui ; et la mit au chemin par lequel elle alla si avant qu’elle arriva à la maison d’un ermite jeune, et assez dévote personne, et bonne, qui se nommait Rustique. Lequel lui fait une même demande que lui avait fait l’autre ; {c} et après, pour vouloir faire une grande preuve de sa fermeté, il ne l’envoya pas plus avant, comme avait fait l’autre, mais la retint avec soi en sa maison ; et venue la nuit, il lui fit en un coin un petit lit de branches de palmier, et lui dit qu’elle se reposât là-dessus. Ceci fait, les tentations de la chair ne séjournèrent {d} guère à donner la bataille aux forces de cet ermite ; lequel se voyant avoir été trop longuement trompé par elles, sans trop recevoir d’assuts, tourna le dos, et se rendit pour vaincu, et laissant à part les pensers divins, et les oraisons, et les disciplines, commença à mettre en son entendement la jeunesse et beauté de cette-ci ; et outre cela, à penser quelle voie et quel moyen il devait tenir avec elle. Afin qu’elle ne s’aperçût que comme dissolu il voulût parvenir à ce qu’il désirait. Et l’ayant premièrement avec certaines demandes interrogée, connut qu’elle était aussi simple comme elle montrait, et que jamais elle n’avait eu connaissance d’homme. Par quoi, il s’avisa que sous couleur de servir à Dieu, il fallait la conduire à son désir. Et premièrement, lui montra avec plusieurs paroles combien le diable était ennemi de notre Seigneur ; et après, lui donna à entendre que le service qui plus plaisait à Dieu était de remettre le diable en enfer, auquel notre Seigneur l’avait condamné. La jeunette lui demanda comment ceci se faisait. À laquelle Rustique dit : “ Tu le sauras tantôt, et par ce que tu feras ce que tu me verras faire. ” Si commença à dépouiller ce peu d’habillements qu’il avait vêtus et demeura tout nu, et autant en fit la fillette ; puis se mit à genoux comme s’il eût voulu adorer et fit mettre la fille vis-à-vis de lui. Et étant ainsi, Rustique brûlant plus que devant pour la voir ainsi nue et belle, la résurrection de la chair va venir. Laquelle regardant, Alibec, tout émerveillée, dit : “ Rustique, quelle chose est-ce que je te vois qui pousse si en avant et je ne l’ai point ? – Ô ma fille, dit Rustique, ceci est le diable dont je t’ai parlé ; et vois-tu maintenant ? il me donne tel tourment qu’à peine le puis-je souffrir. ” Alors dit la jeune fille : “ Ho, loué soit Dieu que je voie que je suis mieux que toi de n’avoir point ce diable. ” Rustique dit “ Tu dis vrai, mais tu as une autre chose que je n’ai pas, et l’as en échange de celle-ci. Et quoi dit Alibec ? ” Rustique répondit “ Tu as l’enfer. ” »


  1. « Alibec, fille, vint en un ermitage où Rustique, ermite, lui enseigna de remettre le diable en enfer ; puis, étant ôtée de là, elle fut mariée à Neherbale. En laquelle est démontrée la difficulté de surmonter les aiguillons de la chair et la facilité d’abuser, sous ombre de religion, une simple et sotte femme » : Le Décaméron de M. Jean Boccace Florentin [v. note [11] du Naudæana 3], traduit de l’italien par maître Antoine le Maçon, conseiller du roi, et trésorier de l’Extraordinaire de ses guerres (Lyon, Guillaume Roville, 1558, in‑8o, nouvelle x, iii e journée, pages 351‑353).

  2. Alibec, belle et naïve jeune fille, veut se mettre au service de Dieu.

  3. Sur ce qu’elle cherchait.

  4. Tardèrent.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 27 juin 1659

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(Consulté le 24/04/2024)

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