L. 572.  >
À Claude II Belin,
le 6 août 1659

Monsieur, [a][1]

Je vous dirai pour nouvelle que le roi [2] fait diligence pour arriver à Bordeaux, où il ne fera que passer pour arriver au plus tôt à Bayonne, [3] d’autant que le roi d’Espagne [4] doit partir le 16e d’août pour venir jusque sur notre frontière. [1] On ne doute point de la paix [5] ni du mariage, mais personne n’en sait les conditions. Néanmoins, on dit que l’Alsace nous demeure par ce mariage et que le roi d’Espagne nous acquitte de ce que nous en devons à l’empereur. [6] Tous les protestants de l’Europe ont grande peur et soupçon de cette paix des deux couronnes : ils ont peur par ci-après d’être attaqués, et non sans raison car si les deux couronnes s’y prenaient de bonne sorte ac in id totis viribus incumberent[2] on leur ferait bien du mal. Si tous étaient bien unis ensemble, j’avoue bien qu’ils feraient un puissant parti ; mais d’ailleurs, ils ne s’accorderont jamais pour cet effet : les Suédois sont trop ennemis des Hollandais et les Anglais des Danois. Les huguenots [7] de France vix aliquid possunt, capitis et urbium defectu ; [3] les protestants d’Allemagne ne seront pas sitôt attaqués vu que Saxe [8] et Brandebourg [9] firmiter adhærent Imperatori[4] que le Palatin [10] est des nôtres, et même que l’empereur n’est guère fort et nullement en état pour une telle entreprise ; joint qu’il est fort malcontent de ce que nous lui ravissons sa prétendue femme et que nous lui étouffons de grandes espérances. [5] D’ailleurs, l’Angleterre est en un état fort incertain et à la veille d’être fort brouillée, præsertim si exoriatur ex regis Caroli cineribus aliquis ultor, vel Cromwellus alter, vel novus Catilina[6][11][12] Les Hollandais sont aussi fort repentants de la paix qu’ils ont faite avec l’Espagne, nobis invitis[7] à Münster [13] l’an 1647. En voici la raison : c’est qu’ils ont peur que, par notre mariage avec l’infante d’Espagne, [14] nous ne nous accordions à leur faire la guerre et à les priver de leurs biens, de leur liberté et de leur prétendu droit de navigation dans les Indes. [15] Ils ne pourraient en ce cas-là guère espérer de secours de leurs voisins : les Anglais leur sont ennemis, aussi bien que les Suédois et les Portugais. Quoi qu’il en soit, vitio et exitio humanæ gentis[8] la paix ne sera jamais si universelle que la guerre ne reste en quelque coin : il y aura toujours quelque fou ou quelque malheureux qui fera de la peine aux autres ; et même, le pape et les jésuites [16] ne manqueront jamais de couver la guerre contre ces gens-là qui ne veulent point croire au purgatoire [17] ni acheter de leurs indulgences, médailles, grains bénits et autres bijoux spirituels, quorum turba hoc satagunt ut in dies dementetur populus, non duntaxat tunicatus ille, sed et alii, quinimo et ipsi principes, cum quibus syncretismum agunt. Ducunt etiam in captivitate mulierculas oneratas peccatis, boni illi Patres et falsi prophetæ, prurientes auribus, etc[9][18] Avez-vous vu tout ce que les curés de Paris ont fait contre eux depuis peu, et principalement le huitième écrit, lequel sera bientôt suivi d’un neuvième et dixième ? [10] Au reste, le mariage du roi avec l’infante d’Espagne est l’ouvrage des mains et de l’esprit de la reine, [19] qui nous apporte la paix. Elle s’y emploie vertement et généreusement ; sibi videt atque præcavet[11] elle prend ses assurances pour le futur, eoque proximo[12] Il y a ici des gens entendus, quales apud Ciceronem vocantur periti pragmatici[13][20] qui croient que la scène changera et que le vieux théâtre sera renversé ante annum[14] C’est elle seule à qui nous avons l’obligation du bien qui nous en reviendra et si elle ne s’y fût obstinée, la guerre eût duré plus longtemps que son auteur ne durera et le roi eût été obligé de chercher femme ailleurs. Il y a grande apparence qu’il en eût pris une qui est à la cour, de gente Sabella[15][21] mais Dieu ne l’a pas voulu, non erat in fatis [16] que le plus puissant prince de l’Europe et le premier roi de la chrétienté se mésalliât si fort, nec decebat, omnium nobilissimum regem tam impuro et ignobili sanguine fœdari ; [17] qui est un rencontre dont tous les honnêtes gens et bons Français se doivent fort réjouir, et en savoir grand gré à la reine, laquelle prudemment et généreusement en a empêché le coup qui autrement en fût arrivé, au moins il y en a toute apparence. [18]

Hic habes præsentem rerum nostrarum statum[19] Quand je saurai d’autres nouvelles, je vous en ferai part. J’attends tous les jours Manuale medico-practicum Melch. Sebizii [22] et Epistolas amœbæas Casp. Hofmanni et Thomæ Reinesii[23] On achève à Lyon l’Histoire des ducs de Savoie en deux volumes in‑fo avec des tailles-douces. M. Guichenon, [24] fort habile homme, en est l’auteur.

Vale, carum caput, et me ama. [20]

G.P.

De Paris, ce 6e d’août 1659.


a.

Ms BnF no 9358, fos 175‑176, « À Monsieur/ Monsieur Belin, le père,/ Docteur en médecine,/ À Troyes » ; Reveillé-Parise, no cxliii (tome i, pages 241‑243) ; Prévot & Jestaz no 31 (Pléiade, pages 526‑528).

1.

Louis xiv fit un long tour en Provence, avant d’arriver à Bayonne le 1er mai 1660. La paix des Pyrénées ayant été signée le 7 novembre 1659, il rencontra une première fois Philippe iv sur l’île de la Conférence le 4 juin suivant.

2.

« et y appliquaient toutes leurs forces ». Contrairement à la Couronne de France, celle d’Espagne n’avait jamais montré la moindre tolérance à l’égard des protestants, les considérant, au même titre que les musulmans, comme du gibier bon pour l’Inquisition.

3.

« n’y peuvent pas grand’chose, faute de chef et de villes. »

4.

Jean Georges ii, électeur duc de Saxe, et Frédéric Guillaume, grand électeur de Brandebourg « sont solidement alliés à l’empereur ».

5.

Le Palatin était Charles-Louis, électeur palatin. L’empereur, Léopold ier de Habsbourg, avait longtemps nourri le dessein d’épouser Marie-Thérèse d’Autriche, infante d’Espagne et future reine de France (v. note [18], lettre 523).

6.

« surtout si quelque vengeur naît des cendres du roi Charles [ier], soit un autre Cromwell, soit un nouveau Catilina. » Ce fut Charles ii, fils de Charles ier, qui emporta la donne.

7.

« contre notre gré ». Le 7 janvier 1647, à Münster, l’Espagne et les Provinces-Unies avaient signé une trêve en prélude à la paix de La Haye (30 janvier 1648), par laquelle l’Espagne reconnaissait l’indépendance des Provinces-Unies neuf mois avant les traités de Westphalie (24 octobre).

8.

« pour la ruine et par le vice du genre humain ».

9.

« par leur multitude ils s’acharnent de jour en jour à rendre le peuple fou, non seulement le bas peuple, mais surtout les autres, aussi bien que les princes eux-mêmes, qu’ils se concilient. Ces bons pères et faux prophètes conduisent même en captivité des femmelettes chargées de péchés [v. note [12], lettre 311], l’oreille les démangeant, etc. »

La fin est une réminiscence de la seconde épître de saint Paul à Timothée (4:3-4) :

sua desideria coacervabunt sibi magistros prurientes auribus et a veritate quidem auditum avertent ad fabulas autem convertentur.

[au gré de leur passion et l’oreille les démangeant, ils se donneront des maîtres en quantité et détourneront l’oreille de la vérité pour se tourner vers les fables].

10.

Ces écrits (v. note [7], lettre 573) étaient rédigés par Antoine ii Arnauld, Pierre Nicole et Blaise Pascal.

11.

« elle y veille et prend ses précautions ».

Vertement : « d’une manière forte et puissante » (Furetière).

12.

« et partant pour l’immédiat. »

13.

« ceux que Cicéron appelle periti pragmatici » ; De l’Orateur, livre i, lix [253] :

Itaque illi disertissimi homines ministros habent in causis iuris peritos, cum ipsi sint imperitissimi, ei qui, ut abs te paulo ante dictum est, pragmatici vocantur.

[C’est pourquoi ces très éminents orateurs ont des secrétaires qui connaissent bien le droit, puisqu’eux-mêmes ne le savent pas, et ils portent le nom de praticiens, comme tu l’as dit voilà peu].

14.

« avant un an. »

15.

« de la race sabine » : allusion à l’Italienne Marie Mancini, nièce de Mazarin, dont Louis xiv était fort épris (v. note [1], lettre 405) et qui lui rendait bien amer le mariage espagnol auquel la raison d’État l’obligeait.

16.

« il n’était pas dans le dessein de Dieu ».

17.

« et il n’était pas convenable que le plus noble de tous les rois fût souillé par un sang si impur et de si basse naissance. »

18.

En « bon Français » (v. note [38], lettre 6) qu’il était au fond, Guy Patin ne dédaignait pas, en cette occasion, de rendre hommage à une reine, Anne d’Autriche, qu’il avait tant haïe au temps de la Fronde.

19.

« Vous avez là l’état présent de nos affaires. »

20.

« Vale, cher Monsieur, et aimez-moi. »

V. notes :


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 6 août 1659

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(Consulté le 29/03/2024)

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