L. 590.  >
À André Falconet,
le 23 janvier 1660

Monsieur, [a][1]

On nous présage ici beaucoup de malheurs sur un faux bruit que la grosse cloche d’Aragon [2] a sonné toute seule ; sed hoc est superstitiosum, atque superstitionem debet fugere medicus tamquam pestem ac summum vitium, inquit Hippocrates lib. De decenti Ornatu[1] voici ces beaux mots : αφιλαργυριη, απεμπολησις, αδεισιδαιμονιν, etc., neque enim medico talia conveniunt[2][3]

Ce 14e de janvier. Un honnête homme vient de m’assurer que M. Marsin [4] arriva hier au soir à Saint-Denis. [3][5] On a aujourd’hui vérifié en Parlement le don du roi [6] au cardinal Mazarin [7] du domaine des deux Alsaces pour lui et ses héritiers. [4] On dit que le pape [8] a célébré la messe pontificalement et avec beaucoup de cérémonie pour la paix [9] entre les deux couronnes.

Il y a encore deux audiences pour le fait des chirurgiens. [10][11][12] Tout le monde dit qu’ils perdront, même leur avocat le leur a prophétisé. Ils disent que nous ne demandons qu’un règlement sur certains désordres et qu’ils ne demandent que la même chose ; si bien que ceux qui auront perdu auront pareillement gagné. Ils feront enfin comme les jésuites, bien qu’ils ne soient point si rusés, laudem atque animos a crimine sument[5][13]

Toutes les fermes du roi sont ici à l’enchère et déjà rehaussées de beaucoup, et néanmoins ne sont encore adjugées à personne ; ce sera dans huit jours. Le président Viole [14] ne peut être arrivé, pour la goutte [15] qui le retient à Bruxelles. [6][16] Dès que je verrai M. le premier président[17] je lui retoucherai l’affaire de vos statuts selon votre intention ; nec me laborisse gravabit[7][18] j’y serai de bon cœur votre solliciteur, et à tout votre Collège. Je ne sais ce qu’est devenu M. Gras, [19] je ne pense pourtant pas qu’il s’en soit retourné à Lyon car il y a trop de neige par les chemins.

On dit ici que le roi est en Provence [20] et qu’il ira à Montpellier, que la ratification de la paix est venue d’Espagne et que bientôt elle sera publiée, mais qu’il ne faut douter ni de l’un, ni de l’autre ; j’entends du mariage qui viendra dans son temps, quoi qu’il puisse arriver de la vie ou de la mort de l’infant d’Espagne [21] qui, à ce qu’on dit, n’a que 28 mois et trois cautères, [22] et ne peut vivre longtemps. [8] Quelques-uns disent que notre Saint-Père le pape est hydropique, [23] de sorte qu’il a donc deux mauvaises pièces dans son sac, savoir son foie et sa tête car on dit qu’il perd l’esprit ; et en ce cas-là le Saint-Esprit est mal logé, mais les canonistes d’Italie et les révérends pères de la Société y pourront trouver quelque échappatoire. Nous avons ici notre bonhomme Guérin, [24] l’ancien [25] de notre École âgé de 89 ans, fort malade. Il eut hier l’extrême-onction. [26] On fit bien de lui graisser les genoux pour les lui rendre plus souples, il s’en va faire un grand voyage. [9] J’ai donné à Noël Falconet [27] un des livres de M. Des Gorris [28] pour vous être délivré par un honnête homme de sa connaissance qui s’en va à Lyon. Je vous prie de le prendre en bonne part, bien que ce soit peu de chose. Si fœtura gregem suppleverit, aureus esto[10][29] Prenez pour vous ce passage de la Sainte Écriture : Beatius est dare quam accipere[11][30] Si vous voulez vous contenter de ce passage, je passerai en votre endroit pour un homme qui paye ses débits bien aisément ; et en attendant mieux, je vous souhaite longue et heureuse vie. La rigueur de la saison et le grand froid qu’il fait étouffent ici quantité de pauvres malades, vieillards, catarrheux et pulmoniques. Mme la princesse de Condé [31] s’en va à Trie [32] près de Gisors, [33] maison qui appartient à M. de Longueville. [12][34] Le président Viole est encore à Bruxelles où il est demeuré malade, on dit qu’il reviendra dans peu de jours. On dit que dans le traité du prince de Condé, [35] il doit ne jamais retourner au Parlement ; mais on dit que par un article secret il doit y être rétabli. [13] On croit ici le roi à Nîmes ou à Montpellier et que delà il ira à Arles et à Marseille. [14] Les Hollandais veulent accommoder le roi de Suède [36] avec celui de Danemark. [37] M. Merlet [38] m’a dit aujourd’hui que le carême prochain il fera mettre sous la presse son Commentaire in Historias epidem. Hipp. in‑4o[15] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 23e de janvier 1660.


a.

Bulderen, no cxxxii (tome i, pages 346‑349) ; Reveillé-Parise, no ccccxlxviii (tome iii, pages 116‑118). Les deux éditions datent cette lettre du 13 janvier 1659, mais les événements qu’elle contient la datent avec certitude de 1660 : parution des Opuscula de Jean iii Des Gorris, adieux du prince de Condé à Bruxelles (29 décembre 1659).

1.

« mais cela est superstitieux, et un médecin doit fuir la superstition autant que la peste et que le vice suprême, comme a dit Hippocrate dans son livre De la Bienséance ».

La cloche d’Huesca est une légende qui date du xiie s., sous le court règne de Ramiro ii dit le Moine, roi d’Aragon (1134-1137) : las des insolences de son orgueilleuse aristocratie, il résolut d’y mettre fin et alla demander conseil à l’abbé de son ancien monastère ; ce bon moine le conduisit dans son jardin et se mit à abattre avec sa canne les choux qui s’élevaient au-dessus des autres. De retour dans son palais, Ramiro convoqua ses magnats sous prétexte de les consulter sur la fonte d’une cloche qui devait s’entendre de tout l’Aragon. Les grands du royaume s’empressèrent de se rendre à son appel. Introduits isolément dans le palais d’Huesca, ils furent impitoyablement mis à mort pendant qu’ils traversaient la salle basse. On dit que quinze têtes tombèrent ainsi successivement. Le bourreau les plaçait en rond sur le sol et quand vint Ordaz, le seizième et le plus insolent des seigneurs aragonais, le bourreau lui montra la clef de voûte en lui disant que sa tête, suspendue à cette clef, servirait de battant à la cloche (G.D.U. xixe s.). N’ayant apparemment jamais existé, la grosse cloche d’Aragon ne pouvait donc sonner que dans l’imagination des superstitieux, amateurs de funestes présages.

Toutefois, Pierre Matthieu ne partageait pas cet avis sceptique. La Cloche miraculeuse figure dans son Histoire de France… (Paris, 1605, v. note [10] du Patiniana I‑1), quand il parle des prodiges dont Dieu est capable (règne de Henri iv, livre iv, seconde naration, chapitres xxi, tome ii, fo 37 ro‑vo) :

« Il faut rapporter à l’éternelle disposition de sa puissance un autre miracle, advenu au même temps {a} en Aragon, d’une cloche qui ne se rend pas moins miraculeuse en sonnant sans être touchée, ébranlée ni tirée, que le cheval de Saint-Georges que l’on a entendu hennir deux fois en cinquante ans à Constantinople. {b} Cette cloche sonna d’elle-même plusieurs coups à plusieurs fois depuis le 13e jusqu’au 24e de juin. Pronostique de quelque grand et extraordinaire accident, car elle n’a jamais sonné sans éveiller les plus endormis. Elle sonna quand le roi Aphonse v alla à Naples, {c} quand le roi Dom Sébastien perdit la bataille en Afrique, {d} quand l’empereur Charles v mourut, et quand le roi Philippe, son fils, fut malade à mort à Bardaios, au temps qu’il perdit la reine sa femme. {e} L’information en fut envoyée au pape.

Rochepot, ambassadeur du roi en Espagne, confirma quasi la créance des Espagnols que cette cloche ne sonne jamais que sa sonnerie ne fasse entendre de grans accidents : quelques gentilshommes français, entre lesquels était son neveu, se baignant, firent à coups d’épée contre des Espagnols qui leur donnaient des injures et avaient jeté leurs habits dans l’eau. Les Espagnols urent du pire, et furent blessés ou tués. Les parents en demandèrent justice au roi d’Espagne, qui commanda à ses officiers de la rendre. Le logis de l’ambassadeur fut forcé, les gentilshommes tirés de force aux prisons, quoi qu’il dît, quoi qu’il fît, pour maintenir la franchise de son office, inviolable entre les ennemis mêmes. Le roi fut tellement offensé de cette injure qu’il commanda à son ambassadeur de s’en revenir, et fit entendre au roi d’Espagne qu’il se promettait qu’il lui en ferait raison, après qu’il aurait mieux considéré l’occasion qu’il avait de s’en plaindre. » {f}


  1. « Le cheval de Saint-Georges, devant l’autel Notre-Dame de Constantinople, hennit deux fois à la minuit l’an 1309 » (note marginale de l’auteur).

  2. Mort de l’archiduc Ferdinand d’Autriche.

  3. V. notule {b-iii}, note [23] du Naudæana 3.

  4. V. note [29], lettre 477.

  5. Mort de l’empereur Charles Quint, en 1558, et, en 1580, de la quatrième épouse de son fils, Philippe ii, roi d’Espagne.

  6. Cette fin, assez anecdotique, prouve que les superstitions ont la vie dure parce que plusieurs événements malheureux peuvent toujours être rapportés à un seul et même présage tenu pour funeste.

    V. notule {d}, note [1] du Patiniana 3, pour une proche version de cette légende dans l’Histoire universelle de Jacques-Auguste i de Thou.


2.

« pas d’amour de l’argent, pas de commerce, pas de superstition, etc., et telles choses qui en effet ne sont pas convenables pour un médecin » ; Hippocrate, De la Bienséance (Περι Ευσχημοσυνης), § 5 : {a}

« Le médecin philosophe est égal aux dieux. Il n’y a guère de différence entre la philosophie et la médecine ; tout ce qui est de la première se trouve dans la seconde : désintéressement, {b} réserve, pudeur, modestie du vêtement, opinion, jugement, tranquillité, fermeté dans les rencontres, propreté, manière sentencieuse, connaissance de ce qui est utile et nécessaire dans la vie, rejet de l’impureté, {c} affranchissement de la superstition, {d} prééminence divine ».


  1. Littré Hip, volume 9, pages 233‑235.

  2. αφιλαργυριη.

  3. ακαθαρσιης απεμπολησις.

  4. αδεισιδαιμονιν.

3.

Information en contradiction avec le récit du duc d’Aumale (note [11], lettre 588), où il est dit que Marsin (ou Marchin), lieutenant de Condé, était resté en Flandre.

4.

Les deux Alscaces étaient les Haute et Basse-Alsace. Louis xiv offrait au cardinal, en signe de sa reconnaissance pour ses bons et loyaux services, les anciennes possessions directes des Habsbourg en Alsace : les seigneuries du comté de Belfort et de Delle, le comté de Ferrette, les seigneuries d’Altkirch, de Thann et d’Ensisheim. De 1659 à la Révolution, les membres de la Maison Mazarin ont été seigneurs de Belfort et de Delle.

5.

« du crime, ils tireront à eux de la gloire et des âmes. » V. note [20], lettre 487, pour le procès des médecins contre les chirurgiens de Paris.

6.

Pierre Viole (v. note [148], lettre 166), fidèlement attaché à M. le Prince depuis la Fronde, l’avait accompagné dans son exil flamand.

7.

« et ça ne me coûtera pas trop de peine ».

8.

Partie de Toulouse le 28 décembre, la famille royale était passée par Montpellier, Nîmes, et Arles. Elle séjourna à Aix du 17 janvier au 4 février. C’est là que le 2 février le roi reçut d’Espagne les ratifications de la paix des Pyrénées. Le séjour provençal s’allongea, la cour ne regagna Montpellier que le 7 avril. L’infant Felipe Prosper (v. note [22], lettre 549) ne donnait alors à personne (et à juste titre) l’idée qu’il pourrait jamais vivre jusqu’à succéder à son père Pilippe iv.

9.

Méchante plaisanterie de Guy Patin : l’extrême-onction (devenue le sacrement des malades) ne portait pas sur les genoux, mais « sur les parties où les cinq sens résident et par où on a pu pécher » (Furetière), c’est-à-dire bouche, nez, oreilles, yeux et mains.

10.

« Si mes brebis sont bien fécondes, tu seras d’or » (Virgile, v. note [3], lettre 8).

V. note [11], lettre 453, pour les Opuscula iv de Jean iii Des Gorris (Paris, 1660).

11.

« Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Actes des apôtres, 20:35).

12.

Trie, aujourd’hui Trie-Château (Oise) aux confins des deux Vexin, français et normand, se situe à 4 kilomètres à l’est de Gisors. Son château était une demeure de plaisance des Longueville.

13.

Le sort qu’il convenait de réserver au prince de Condé avait été l’une des grandes difficultés des négociations menant au traité des Pyrénées (conclu le 7 novembre 1659) : d’un côté, Louis xiv et sa mère, Anne d’Autriche, refusaient de lui pardonner sa trahison, c’est-à-dire sa rébellion de près de sept années (1652-1659) contre la France (ou plus exactement contre Mazarin, comme le répétait à l’envi M. le Prince), en s’alliant avec les Espagnols ; de l’autre côté, Philippe iv et don Luis de Haro, son principal ministre, se montraient inflexibles, voulant prouver que l’Espagne n’abandonnait pas ceux qui lui faisaient confiance. Après de longues tractations, Condé se désista de ses prétentions et s’en remit à l’indulgence de Louis xiv : il avait quitté Bruxelles le 29 décembre 1659 (v. note [11], lettre 588) et se jeta aux pieds de son roi à Aix le 27 janvier suivant, avant de recevoir des lettres d’abolition en sa faveur et celle de ses compagnons. Les morts successives de Gaston d’Orléans (2 février 1660) puis de Mazarin (8 mars 1661) aidèrent à mettre un terme définitif à la grande brouille de Condé avec la Couronne de France (R. et S. Pillorget ; J.‑F. Solnon, Dictionnaire du Grand Siècle).

Les articles 79 à 88 du traité des Pyrénées fixaient les conditions exactes du pardon que Louis xiv accordait à M. le Prince : charges et places que lui et sa famille devaient rendre, et pouvaient conserver. Le deuxième des trois articles secrets du traité concerne le prince de Condé et le duc de Lorraine :

« au cas que M. le duc Charles de Lorraine ou M. le prince de Condé ou les deux joints ensemble, n’acceptent pas, en ce qui les regarde, ce qui a été ajusté par le présent traité pour leurs intérêts et demeurent les armes à la main contre la France, ou après les avoir posées, les reprennent à l’avenir sous quelque prétexte que ce puisse être, Sa Majesté catholique {a} promet et s’oblige en foi et parole de roi de ne donner ni audit seigneur duc Charles, ni audit seigneur prince de Condé en particulier, ou à tous les deux joints ensemble, aucune aide ni assistance directement ni indirectement, d’hommes d’armes, ni de vivres, ni d’argent, ni levée de gens de guerre dans ses États ni aucune retraite ou passage dans sesdits États à leurs troupes, ni en aucune autre manière que ce soit qui puisse préjudicier à Sadite Majesté très-chrétienne. » {b}


  1. Philippe iv.

  2. Louis xiv. Le retour de Condé au Parlement n’est nulle part mentionné dans le traité.

14.

Le roi et la cour étaient à Aix-en-Provence depuis le 17 janvier. Ils y séjournèrent jusqu’au 4 février pour se rendre à Toulon (le 7) puis revenir à Aix le 23 février. Le voyage de Marseille n’eut lieu qu’en mars.

15.

En 1659, Jean Merlet n’a publié que ses Opuscula medica duo… (v. note [14], lettre 557). Son commentaire sur les Épidémies d’Hippocrate est sans doute resté à l’état de manuscrit (v. note [19], lettre 348).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 23 janvier 1660

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(Consulté le 16/04/2024)

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