L. 608.  >
À André Falconet,
le 14 mai 1660

Monsieur, [a][1]

Ce 11e de mai. > Avant-hier après-midi mourut ici M. Pucelle, [2] avocat fameux et éloquent, digne de réputation. Il se chargeait volontiers de mauvaises causes pour gagner davantage, c’est un vice assez fréquent au Palais d’aujourd’hui. C’est celui qui plaida pour les chirurgiens contre nous il y a environ trois mois. [3][4] Il a souvent dit que les chirurgiens étaient des ingrats qui l’avaient réduit au piteux état auquel il était pendant sa maladie. Il avait eu depuis trois mois plusieurs médecins, mais voyant que son mal augmentait, il se mit entre les mains d’un moine augustin[5] garçon apothicaire, nommé Fr. Valérien. [6] Comme on lui disait qu’il avait tort de quitter ses médecins avec lesquels il se rendait fâcheux et insupportable, et qu’il ne devait point commettre sa santé à un moine, qui tout au plus n’est qu’un frère lai qui n’a jamais étudié en médecine, il répondit fortement et en homme qui n’avait guère de sens commun : Les médecins n’ont que leur grand chemin, leur routine et leur méthode ; ce moine ici promet de me guérir par des secrets qu’il a et que les médecins ignorent. Sur quoi, je me souviens d’avoir ouï dire à M. Duret, [1][7] en parlant de certains conseillers qui s’amusaient aux charlatans : [8] Il faut avouer, disait ce bon homme, que Messieurs du Parlement n’ont pas l’usage de la raison dans les choses de notre profession ; et tout cela est aussi vrai aujourd’hui qu’il fut jamais. N’est-ce pas quelque secret du paradis que posséderaient ces moines, [9] ces têtes encapuchonnées qui ne voient le monde qu’à travers une fenêtre de drap ? Saint Jérôme a dit dans ses Épîtres que les arts seraient bien mieux traités s’il n’y avait que ceux du métier qui en jugeassent. Sidonius Apollinaris a dit aussi que ceux qui n’entendent pas un métier n’en admirent pas les ouvriers. [2][10][11][12]

Il < y > a quelque temps que je vous parlais de certaines personnes accusées de sorcellerie, [13] qui apparemment seront renvoyées hors de Cour et de procès. Il y a lontemps que beaucoup de juges pèchent grièvement sur le fait de ces pauvres malheureux prétendus sorciers, principalement les subalternes ; le Parlement de Paris n’en reconnaît plus, aussi n’y en a-t-il point. [3] Feu M. Naudé, qui était un homme d’esprit et un terrible puritain du péripatétisme, [4][14] n’en pouvait entendre parler et appelait les Disquisitions magiques de Delrio des fables loyolitiques. Le diable est une vilaine bête noire qui n’a point de blanc en l’œil, de la laideur duquel se servent les moines à faire peur au monde. On disait autrefois aux petits enfants, quand on voulait les intimider, qu’il revenait une bête qui criait Rendez-moi ma jambe ; mais les moines ont inventé un autre jargon avec lequel ils disent aux sots Rendez-moi ma bourse ; la nôtre en pourra dire trop de nouvelles. Lisez quelque jour à votre loisir le Franciscanus de Buchanan et voyez l’Apologie de M. Naudé pour les grands personnages accusés de magie. [5][15][16][17][18][19][20][21] Sénèque avait finement dit que pour brider l’esprit des ignorants, les sages avaient cru qu’il n’y avait rien de tel que la crainte, et qu’il était utile que, dans un si grand penchant au crime, chacun se formât quelqu’un au-dessus de soi, auquel on ne pouvait pas résister et dont la main vengeresse menaçait leur tête. [6][22] Ces gens-là, qu’il appelle sages, sont à mon avis les législateurs du paganisme qui ont bien fourbé le monde. Le christianisme est venu après, qui a bien abattu beaucoup de ces abus, mais les mauvais chrétiens y en ont mis d’autres car le monde est plein de charlatans, aussi bien en matière de religion que de médecine. [23]

Ce 14e de mai. > J’ai appris que M. Gras est bien parti d’ici et qu’il s’en est retourné à Lyon, mais que son procès est encore au même état, non jugé, pour lequel il prétend revenir à la Saint-Jean. Sa partie, qui est son propre frère, est ici en sollicitation. [7][24][25] Il a dit qu’il ne serait qu’un mois dehors et qu’il allait à Lyon quérir quelques papiers dont il avait besoin. Il n’en fera que ce qu’il voudra car, comme tout son fait est mystérieux, il n’en faut attendre que ce qu’il voudra qu’on en sache. Quelques-uns disent qu’il y a encore quelque chose à régler touchant les limites de la Catalogne, [26] mais que la cour et les officiers sont fort incommodés multarum rerum penuria quæ requiruntur[8] La reine d’Angleterre [27] est fort réjouie de ce que le roi son fils [28] a mandé que le colonel Monck [29] a fait manifestement sa déclaration pour leur parti. Lambert [30] s’était sauvé de prison, mais il a été repris et y a été remis. Le dernier ambassadeur que le roi d’Angleterre a reçu de Londres s’appelle Barclay, c’est une grande famille qui est étendue par toute l’Angleterre et l’Écosse, de laquelle était issu Jean Barclay qui a fait l’Euphormion et l’Argenis, qui dictus est a Germanis vir excitatissimi ingenii[9][31] On dit que le prince de Conti [32] est malade à Dax, [33] que le roi a envoyé son médecin. Sa femme [34] n’y est point, elle est aux eaux. Le Parlement d’Angleterre [35] tient ses séances tous les jours, on y traite du retour du roi sous certaines conditions, mais la tête de Lambert y est aussi en grand danger. Unum pro multis dabitur caput[10][36] à ce que m’a dit aujourd’hui un Anglais qui semble en avoir grande appréhension. Noël Falconet étudie fortement : il se lève matin, il dispute, il ne perd point de temps avec son répétiteur ; il dit qu’il répondra le mois de juillet prochain, soit que M. l’archevêque de Lyon soit ici ou non. [37][38] Il est fort aise d’un habit neuf qu’il aura, il en a déjà les galons qu’il montre à tout le monde, c’est étrange chose que jeunesse. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 14e de mai 1660.


a.

Réunion de deux lettres à André Falconet :

1.

V. note [3], lettre 149, pour Jean Duret (mort en 1629), fils de Louis.

2.

Saint Jérôme, {a} § 9 de l’épître lxv, écrite de Bethléem en 398 au sénateur Pammaque pour la mort de son épouse Pauline :

“ Felices ”, inquit Fabius, “ essent artes, si de illis soli artifices judicarent. ” Poetam non potest nosse, nisi qui versum potest scribere. Philosophos non intelligit, nisi qui scit dogmatum varietates. Manufacta et oculis patentia magis probant artifices

[« Que les arts seraient heureux », disait Fabius, {b} « si les artistes seuls en jugeaient ! » Qui ne sait écrire un vers ne peut priser un poète. Qui ne connaît la diversité des systèmes ne peut comprendre les philosophes. Ce qu’ils produisent de leurs mains et ce qui s’en voit montre le talent des artistes].


  1. V. note [16], lettre 81.

  2. Quintilien, v. notes [4], lettre 244, et [41] du Procès opposant Chartier à Patin.

La note [42] de la même annexe donne la citation de Sidonius Apollinaris.

3.

L’Esprit de Guy Patin (1709) lui a effrontément attribué un commentaire sur les sorciers qui appartient au Traité des Superstitions de Jean-Baptiste Thiers (Paris, 1697) : v. note [39] du Faux Patiniana II‑2.

4.

Seul emploi du mot puritain dans la Correspondance : il ne servait alors qu’à désigner l’adhérent à une secte de rigides calvinistes fondée en Angleterre vers 1565, croyant détenir seuls la pure et véritable doctrine, et ennemis de tous ceux qui ne suivaient pas leurs opinions ; son association « terrible » à la stricte doctrine d’Aristote (péripatétisme) fournit un saisissant raccourci pour dépeindre le tempérament et la philosophie de Gabriel Naudé (v. note [9], lettre 3).

5.

Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie. Par G. Naudé Paris[ien]. {a}


  1. La Haye, Adrian Vlacq, 1653, in‑8o de 615 pages pour l’édition qui était alors la plus récente ; première édition à Paris, François Targa, 1625, in‑8o de 615 pages.

    En exergue du titre figure cette citation de Sénèque le Jeune : Multos absolvemus, si cœperimus ante iudicare quàm irasci [Nous absoudrons souvent si nous jugeons avant de nous mettre en colère] (De Ira [De la Colère], livre iii, chapitre 29).


Les pièces liminaires de l’Apologie contiennent de tétrastiche de Guido Patin Bellovac. Baccal. Medicus Parisiensis [Guy Patin, natif du Beauvaisis (alors âgé de 24 ans), bachelier de médecine de Paris], In operis commendatione [En recommandation de l’ouvrage] :

Livor Apollineis iamdudum infensus alumnis
Sparserat ex Orco nigra venena suo :
At qui conficiat Pythonem hunc, misit Apollo
Naudæum ; gaude vindice Musa tuo
.

[Une funeste haine envers les disciples d’Apollon avait depuis longtemps déjà répandu de noirs poisons sortis de son Enfer ; mais Apollon a envoyé Naudé, qui fait périr ce Python. {a} Réjouis-toi, Muse, et revendique-le pour tien !]


  1. Fr. Noël :

    « Serpent ou dragon monstrueux produit par la terre après le déluge de Deucalion. {i} Junon se servit de ce monstrueux dragon pour empêcher l’accouchement de Latone, {ii} aimée de Jupiter ; ce qui l’obligea de se sauver dans l’île d’Astérie, nommée depuis Délos, où elle mit au monde Apollon {ii} et Diane. {iv} Python ayant attaqué ces deux enfants dans le berceau, Apollon le tua à coups de flèches, d’où lui vint le nom de Pythien, et en mémoire de quoi on institua les jeux Pythiques. »

    1. V. note [7] des Décrets et assemblées de la Faculté de médecine (1650-1651).

    2. V. note [34] de Guy Patin éditeur des Opera omnia d’André Du Laurens en 1628.

    3. V. note [8], lettre 997.

    4. V. notule {a}, note [16] du Borboniana 5 manuscrit.

V. notes [54], lettre 97, pour les Disquisitiones magicæ [Recherches sur la magie] de Martin Anton Delrio (Mayence, 1603), et [11], lettre 65, pour le Franciscanus [Le Cordelier] de George Buchanan.

« Rendez-moi ma jambe » est une allusion à la fable de La Jambe d’or, qu’on racontait aux enfants de Guyenne pour les effrayer :

une belle dame s’étant brisé la jambe, la gangrène s’y mit et on dut l’amputer ; son mari, riche et aimant, lui fit confectionner une fausse jambe en or, qui permit à son épouse de marcher comme si de rien n’était ; morte quelques années plus tard, la dame fut inhumée dans le cimetière voisin, mais le valet de la maison vint nuitamment dérober la jambe d’or dans le cercueil ; dès lors, sortant du tombeau, on entendit une voix plaintive, « D’or, d’or, Rendez-moi ma jambe d’or » ; le mari puis la servante allèrent parler à la tombe pour rassurer la défunte, mais sans résultat ; alors, sans connaître son larcin, le veuf envoya le valet demander à la morte pourquoi elle se plaignait ainsi ; il dit « Que voulez-vous, Madame ? », elle répondit « C’est toi que je veux ! » ; la dame sortit alors de sa fosse, y emporta le valet et le dévora.

6.

Sénèque le Jeune (Questions naturelles, livre ii, chapitre 42, § 3) à propos des anciens qui avaient fait de Jupiter un dieu à craindre :

Quid ergo secuti sunt, cum hæc dicerent ? Ad coercendos imperitorum animos sapientissimi viri iudicaverunt inevitabilem metum, ut aliquid supra nos timeremus. Utile erat in tanta audacia scelerum esse adversus quod nemo sibi satis potens videretur ; ad conterrendos itaque eos quibus innocentia nisi metu non placet posuerunt supra caput vindicem, et quidem armatum.

[Que cherchaient-ils en enseignant cela ? Ils jugeaient dans leur très grande sagesse que pour contenir les esprits des ignorants, il fallait leur inspirer la crainte imparable de redouter quelque chose de supérieur à nous. Contre l’immense hardiesse du crime, il était utile de présenter une force que personne ne s’estimait capable de contrer. C’est donc pour effrayer ceux que la crainte seule empêche d’être criminels, qu’ils ont fait planer sur leur tête un dieu vengeur, et puissamment armé].

7.

Henri Gras (1593-1665), agrégé au Collège des médecins de Lyon, était fils de Jean Gras, marchand bourgeois de Lyon. Il avait trois frères prénommés Jacques (marchand, né en 1599), César (marchand, né en 1601) et Étienne (né en 1609), et une sœur, Clermonde (née en 1611) qui avait épousé Mathieu Spon, frère de Charles, en 1631.

8.

« par manque d’une multitude de choses dont on a besoin. »

La Grande Mademoiselle a résumé en une phrase l’inconfort et la chaleur étouffante du Pays Basque : « On partit de Saint-Jean-de-Luz avec bien du plaisir de songer que l’on retournait à Paris » (Mlle de Montpensier, Mémoires, 2e partie, chapitre iv).

Statuant sur la frontière entre les deux royaumes, le fameux article 42 du traité des Pyrénées n’en donnait que les principes sans en régler les détails :

« Et pour ce qui concerne les pays et places que les armes de France ont occupés en cette guerre du côté d’Espagne, comme l’on aurait convenu en la négociation commencée à Madrid l’année 1656, sur laquelle est fondée le présent traité, que les monts Pyrénées, qui avaient anciennement divisé les Gaules des Espagnes, seront aussi dorénavant la division des deux mêmes royaumes, il a été convenu et accordé, que ledit seigneur roi très-chrétien {a} demeurera en possession, et jouira effectivement de tout le comté et viguerie de Roussillon, du comté et viguerie de Conflans […] ; et demeureront au seigneur roi catholique, {b} le comté et viguerie de Cerdagne, et tout le principat de Catalogne […].

Bien entendu que, s’il se trouve quelques lieux dudit comté et viguerie de Conflans seulement, et non de Roussillon, qui soient dans lesdits monts Pyrénées du côté d’Espagne, ils demeureront aussi à Sa Majesté catholique ; comme pareillement, s’il se trouve quelques lieux dudit comté et viguerie de Cerdagne seulement, et non de Catalogne, qui soient dans lesdits monts Pyrénées, du côté de France, ils demeureront à Sa Majesté très-chrétienne. Et pour convenir de ladite division, seront présentement députés des commissaires de part et d’autre, lesquels ensemble de bonne foi déclareront quels sont les monts Pyrénées qui, suivant le contenu en cet article, doivent diviser à l’avenir les deux royaumes, et signaleront les limites qu’ils doivent avoir ; et s’assembleront lesdits commissaires sur les lieux au plus tard dans un mois après la signature du présent traité, et dans le terme d’un autre mois suivant auront convenu ensemble et déclaré de commun concert ce que dessus. Bien entendu que si alors ils n’en ont pu demeurer d’accord entre eux, ils enverront aussitôt les motifs de leurs avis aux deux plénipotentiaires des deux seigneurs rois ; lesquels, ayant eu connaissance des difficultés et différends qui s’y seront rencontrés, conviendront entre eux sur ce point, sans que pour cela on puisse retourner à la prise des armes. »


  1. Le roi de France.

  2. Le roi d’Espagne.

9.

« que les Allemands disent être un homme d’immense talent. » V. note [20], lettre 80, pour les œuvres de Jean Barclay ; je n’ai pas précisément identifié le Barclay que le Parlement de Londres envoyait en Europe à Charles ii pour organiser son retour en Angleterre.

10.

« Une seule tête sera sacrifiée pour la multitude » (Virgile, Énéide chant v, vers 815). V. note [5], lettre 607, pour le fâcheux destin de John Lambert.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 14 mai 1660

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(Consulté le 28/03/2024)

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