L. 610.  >
À Claude II Belin,
le 24 mai 1660

De Paris, ce lundi 24e de mai 1660.

Monsieur, [a][1]

J’ai reçu la vôtre dont je vous remercie, avec le catalogue des livres que j’enverrai cette même semaine à M. Vander Linden [2] afin qu’il en fasse son profit. Quoi qu’il en arrive, je crois qu’il ne manquera pas de vous en remercier, il est trop honnête homme et plein de gratitude. Le livre de M. de La Chambre [3] sur les Aphorismes [4] a été imprimé il y a déjà quatre ou cinq ans, mais il n’y en a qu’une partie. [1] Je n’ai point encore vu chez aucun libraire à vendre un livre nouveau du jésuite Pallavicino [5] contre l’Histoire du concile de Trente de Fra Paolo, [6] mais il y a des particuliers qui l’ont fait venir d’Italie. Ce sont deux volumes in‑fo en italien, ils nous viendront en latin car il y a un jésuite à Rome qui travaille à cette version ; et un autre qui travaille à une nouvelle édition du Ciaconius, de Vitis pontific. Rom. et cardinalium[7] laquelle aura quatre tomes in‑fo[2] Ne vous étonnez point de ce que disent les jésuites [8] contre Érasme, [9] ils voudraient avoir tout renversé et avoir tout changé, leur théologie morale et leur Escobar [10] en font foi. Ils n’ont jamais bien connu feu M. Grotius [11] qui a été fort mon ami et qui les connaissait bien ; peut-être qu’il avait envie de se servir d’eux en ce qu’il avait dessein de faire, s’il fût ici arrivé sain et sauf de son voyage de Suède. [3] Il n’y a rien à espérer de feu M. Moreau, [12] son fils [13] pense à autre chose. Il dit qu’il veut achever la vie de feu M. Naudé, [14] mais je crois qu’il n’en fera rien ; il est professeur du roi et travaille tant qu’il peut. Il y en a qui disent que notre roi [15] devait être marié le 20e de mai et que tôt après, tout le monde reviendra de deçà. Le roi d’Angleterre [16] s’en va être rétabli. M. Thomas Bartholin [17] m’a écrit de Copenhague, [18] capitale de Danemark, d’où il me mande qu’il y fait imprimer quatre livres nouveaux que je recevrai de sa part en leur temps. [4] M. Bochart, [19] ministre de Caen [20] très savant, s’en va faire imprimer son grand livre qui est entièrement achevé, de Animantibus sacræ Scripturæ ; et puis après, il fera réimprimer son Phaleg augmenté, duquel on ne trouve plus d’exemplaires. Le Cardan [21] en dix tomes sera fait et achevé dans un an à Lyon. J’attends des nouvelles tous les jours du Speculum medico-practicum Sebizii[5][22] M. Bartholin ne savait pas que feu M. Riolan [23] fût mort. Je lui avais mandé, mais il n’avait pas reçu ma lettre. Caspar Barthius [24] est mort depuis peu à Leipzig. [6][25] Un médecin suisse m’a envoyé pour présent un livre in‑8o qu’il a fait de Apoplexia[7][26][27][28] Son frère, [29] qui est mon auditeur, me l’a rendu. On achève en Angleterre une belle Bible [30] toute latine, en sept tomes in‑fo, cum commentariis variorum. Vale et me ama.

Totus tuus G.P. [8]


a.

Ms BnF no 9358, fo 183, « À Monsieur/ Monsieur Belin, le père,/ Docteur en médecine,/ À Troyes » ; Reveillé-Parise, no cxlviii (tome i, pages 250‑251).

1.

Novæ methodi pro explanandis Hippocrate et Aristotele Specimen, clarissimis Scholæ Parisiensis medicis, D.D. Marinus Curæus de La Chambre Regi a Sancrotibus et Medicus Ordinarius.

[Modèle d’une nouvelle Méthode pour expliquer Hippocrate et Aristote, que Marin Cureau de La Chambre, {a} conseiller médecin ordinaire du roi, dédie à MM. les très illustres médecins de la Faculté de Paris]. {b}


  1. En 1650, Marin Cureau de La Chambre avait acheté 22 000 livres sa charge de conseiller médecin ordinaire du roi (v. note [23], lettre 226).

  2. Paris, P. Rocolet, 1655, in‑4o : commentaire en latin 54 aphorismes du livre ii d’Hippocrate (69 pages), suivi d’une traduction française du premier livre de la Physique d’Aristote (43 pages). Le projet de la « nouvelle méthode » était d’éclairer l’interprétation des préceptes hippocratiques à l’aide de la physique (histoire naturelle) aristotélicienne. Je n’y ai pas vu de jugement sur les innovations concernant le chyle ou la circulation du sang.

    Les pièces liminaires contiennent une épître d’Antoine ii Charpentier, influent docteur régent de la Faculté de médecine de Paris, qui loue et approuve le travail de Cureau de La Chambre.


2.

V. notes :

3.

Guy Patin faisait allusion à la mort de Hugo Grotius, à Rostock le 28 août 1645, après le naufrage du navire qui le ramenait d’une mission diplomatique en Suède. Son dessein religieux le plus cher était la réconciliation des Églises catholique et réformées.

Quant aux condamnations des écrits d’Érasme par les jésuites, v. notes [5], lettre 308, pour celle du R.P. Théophile Raynaud (en 1653), et [13], lettre 584, pour celle du R.P. Antonio Possevino (1593).

4.

V. notes [2] et [3] de la lettre de Thomas Bartholin datée d’avril 1660.

5.

V. notes :

6.

Caspar von Barth ou Barthius, savant philologue et critique allemand, né en 1587 à Custrin (Brandebourg), était mort le 17 septembre 1658 à Leipzig. À 12 ans il avait traduit en vers latins les psaumes de David. Il refusa toutes les charges universitaires qu’on lui proposa. On a de lui des poésies latines, des commentaires estimés sur Claudien, Stace, etc. V. note [45] du Grotiana 2 pour un complément d’informations sur la vie, l’érudition chrétienne et les œuvres de Barthius.

Il a dû sa célébrité aux :

Casp. Barthi Adversariorum commentariorum libri lx. Quibus ex universa Antiquitatis serie, omnis generis, ad vicies octies centum, auctorum, plus centum quinquaginta millibus, loci ; tam Gentilium, quam Christianorum, Theologorum, Jurisconsultorum, Medicorum, Philosophorum, Philologorum, Oratorum, Rhetorum etc. obscuri, dubij, maculati, illustrantur, constituuntur, emendantur, Cum Rituum, Morum, Legum, Sanctionum, Sacrorum, Ceremoniarum, Pacis Belliq ; Artium, Formularum Locutionum denique, Observatione et Elucidatione tam Locuplete et Varia, ut simile ab uno homine nihil unquam in litteras missum videri possit. Eduntur præterea ex vetustatis monumentis præclara hoc opere non pauca, nec visa hactenus, nec videri sperata. Cum undecim indicibus ; vii Auctorum, iv Rerum et Verborum.

[Soixante livres de Commentaires critiques de Caspar von Barth. Où sont éclaircis, établis, corrigés plus de cent cinquante mille passages obscurs, douteux ou fautifs de cent vingt-huit auteurs de tout genre, issus de la série complète de l’Antiquité, tant païens que chrétiens, théologiens, jurisconsultes, médecins, philosophes, philologues, orateurs, rhéteurs, etc. Avec une description et une explication si riches et variées de leurs rites, mœurs, lois, sanctions, cultes, cérémonies, arts de paix et de guerre, formules et langages, que rien de tel ne peut avoir jamais été produit par un homme seul. Ce travail remarquable, qu’on n’a pas vu jusqu’ici et qu’on ne peut espérer revoir, les a principalement tirés des monuments de l’ancien temps. Avec onze index, sept des auteurs, et quatre des choses et des mots].


  1. Francfort, Iohannes Pressius, 1648, in‑fo de 2 549 colonnes ; première édition ibid. 1624, avec un opulent frontispice et un portrait de l’auteur.

.
7.

Johann Jakob Wepfer (Schaffhouse 1620-1695) {a} avait étudié pendant huit ans à Bâle et à Strasbourg, visité les universités d’Italie, puis pris le bonnet de docteur en 1647 à Bâle. Plusieurs princes d’Allemagne l’attachèrent à leur service (Jourdan in Panckoucke). Deux de ses ouvrages sont remarquables :

Les rééditions largement augmentées des Observationes au xviiie s. {a} s’ouvrent sur une biographie de J.J. Wepfer écrite par son gendre, Johann Konrad von Brunn (ou Brunner, 1653-1727), archiatre de l’électeur palatin. Intitulée Memoria Wepferiana, elle donne sa mort {b} pour le résultat d’une insuffisance cardiaque très avancée. {c} Fait exceptionellement rapporté en détail à l’époque, {d} l’autopsie a ouvert et exposé la totalité de l’aorte et des origines de ses branches (page XX vo) :

Tandem aortam exemptam integumentis liberavimus. àc dextre mundavimus, ad comtemplandam illam penitius, quin ad interiora quoque lustranda incidimus, non citra vim, forfice. Intus nativus ille candor atque lævitas periit, et quamvis non intercepta penitus, scabra tamen horrida et salebrosa hæc sanguinis via fuit, variisque inæqualittaibus ac protuberantiis osseis difficilis, circa exortum cœliacæ et infra renales tunica interior disrupta, lacera ac fracida fuit, non citra ruptionis metum, colorisque obscuri hinc inde. Utrum vi et evulsione, an erosione factum fuerit, ambegimus, hæc omnia, ut eo melius elicerent, iconismo illustrare operæ pretium duximus.

[Enfin, nous avons libéré l’aorte en la détachant de ses enveloppes et l’avons adroitement nettoyée, pour l’examiner plus complètement, puis, pour en inspecter l’intérieur, nous l’avons ouverte avec des ciseaux, et non sans effort. Le dedans de ce vaisseau sanguin avait perdu son aspect blanc et lisse, et bien qu’il n’eût pas parout disparu, il était raboteux, hérissé et rocailleux, défiguré par de nombreuses et diverses inégalités et protubérances osseuses ; autour de l’ostium de l’artère cœliaque et sous les rénales, la tunique interne était creusée, lacérée et gâtée, non sans faire craindre une rupture, là où sa couleur était sombre. Nous nous demandions si tout cela s’était fait par force et arrachement ou par érosion, et pour mieux en rendre compte, nous sommes donné la peine de l’illustrer d’un dessin.].


  1. J’ai ici recouru aux :

    Joh. Jacobi Wepferi, Diversor. S.R.I. Elector. et Principum, dum viveret, Archiatri, Reipubl. Scaphusianæ Physici Ordinarii, Academiæ naturæ Curiosorum Adjuncti d. Machaonis iii. Observationes Mecio-Practicæ, de Affectibus capitis internis et externis. Nunc demum publici Juris redditæ Studio et Opera Nepotum, Bernhardini Wepferi, Sereniss ? Princip. Aur. Archiatri, et Georgii Mich. Wepferi, M.D.

    [Observations médico-pratiques {i} sur les affections de la tête, recueillies par Joh. Jakob Wepfer qui, de son vivant, a été archiatre de divers électeurs et princes du saint Empire romain, médecin ordinaire de la République de Schaffhouse, mémbre de l’Académie des Curieux de la Nature, sous le nom de Machaon iii. {ii} Mises aujourd’hui pour la première fois à la disposition du public par le travail et les soins de ses neveux, {iii} Bernhardinus Wepfer, archiatre du sérénissime prince d’Orange, et Georgius Mich. Wepfer, docteur en médecine]. {iv}

    1. Au nombre de 222, touchant à l’ensemble de la pathologie céphalique.

    2. V. notes [1] de la Biographie de Philipp Jakob von Lewenhaimb pour cette académie allemande (Academia Leopoldina), et [4], lettre 663, pour le pseudonyme de Machaon que, suivant sa coutume, elle avait donné à J.J. Wepfer.

    3. Qui pouvaient être les fils de Johann Wepfer.

    4. Schaffhouse, Joh. Adamus Zieglerus, 1727, in‑4o de 984 pages ; avec un portrait de J.J. Wepfer, accompagné de ce distique signé G. Thomasius (sans doute le médecin érudit Gottfried Thomasius von Troschenreuth, Leipzig 1660-Nuremberg 1746) :

      Wepferum signasse sat est, abscedite vates,
      Non capiunt maius nomina tanta decus
      .

      [Il est suffisant de dire que Wepfer a laissé une marque indélébile : taisez-vous, poètes, car si grands soient-ils, vos mots ne peuvent embrasser l’immensité de sa gloire].

  2. Le 28 janvier 1695 en sa 75e année d’âge.

  3. S’y ajoutait, dit la Memoria, la profonde inquiétude que lui avait causée la mort de Charles Patin, survenue le 10 octobre 1693, et la relation de son autopsie, parue immédiatement après (v. la fin des Déboires de Carolus). Leurs symptômes et les lésions anatomiques consignées à l’ouverture de leurs cadavres autorisent à conclure que tous deux étaient morts d’une maladie coronaire avec infarctus du myocarde.

  4. Contrairement aux veines, les artères sont vides de sang chez le cadavre : l’intérêt qu’y ont porté les médecins (dont J.J. Wepfer a été l’un des pionniers) ne s’est réellement éveillé que vers le milieu du xviie s., après que leur fonction primordiale dans la circulation du sang a été admise par la grande majorité d’entre eux.

  5. Ce qui correspond indiscutablement à la calcification très prononcée de la paroi, allant jusqu’à la métamorphose osseuse.

  6. La paroi des artères est composée de trois couches ou tuniques : intima interne, média moyenne et adventice externe.

  7. Par la présence de thrombus (agrégations de substance sanguine solidifiée).

Quiconque s’intéresse à l’histoire des maladies artérielles reste pantois devant ce dessin de l’aorte et de ses branches : du haut en bas, la surface interne du vaisseau y est partout pavée de zones claires qui ont la forme et la répartition de ce qu’on appelle aujourd’hui des plaques d’athérosclérose, dont certaines se situent même sur les premiers segments des artères coronaires (v. note [8], lettre 725) ; et ce sans confusion possible avec l’aortite syphilitique (v. note [9‑3], lettre 122), dont les lésions sont d’aspect différent et limitées au premier segment (ascendant) de l’aorte.

L’athérosclérose est réputée avoir été bien caractérisée au xviiie s., par les Anglais William Heberden et Edward Jenner, et surtout au xixe, par l’Autrichien Carl von Rokitansky et l’Allemand Rudolf Virchow. Ce dessin prouve néanmoins avec éclat qu’elle existait bel et bien en 1695, mais avait probablement échappé à l’attention des médecins, faute d’intérêt pour la pathologie des artères. Par ironie du sort, son expression à présent la plus commune et la plus meurtrière, a été figurée pour la première fois (à ma connaissance) lors de l’autopsie du pionnier qui en a entrepris l’investigation raisonnée.

8.

« avec les commentaires de divers auteurs. Vale et aimez-moi. Je suis tout à vous ». V. note [10], lettre 555, pour la Bible protestante d’Angleterre.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 24 mai 1660

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(Consulté le 28/03/2024)

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