L. 612.  >
À André Falconet,
le 28 mai 1660

Monsieur, [a][1]

Ce 26e de mai. Les chirurgiens [2] de Saint-Côme ont obtenu des lettres de rescision pour empêcher que les chirurgiens barbiers [3] n’entrent dans Saint-Côme [4] et qu’ils ne prennent possession de leur maison. [1] Bref, ils veulent casser l’union qui a été faite entre eux. Ce procès va à les voir plaider les uns contre les autres, nous serons les spectateurs. L’arrêt que nous avons obtenu [5] ne laissera point de demeurer en son entier : robes coupées et abattues, bonnets écornés et renversés ; ils se mangeront les uns contre les autres et il n’y aura jamais grande perte. Néanmoins, je crois que l’union subsistera et que ceux de Saint-Côme prendront encore une fois ; [2] il ne m’importe point du tout qui perdra ou gagnera, car les uns et les autres ne valent rien et nous haïssent également, comme des laquais bottés [6] fort ignorants qui ne savent ce qu’ils doivent aimer et qui ne savent ce que c’est que philosophie. Ingenui nil habet officina[3][7] l’intérêt les gouverne sans aucun égard à la vertu et à l’honneur, qu’ils ne connaissent que de nom.

Ce jeudi 27e. nous avons été ce matin en divers endroits pour plusieurs malades. J’avais Noël Falconet [8] avec moi, qui a vu plusieurs processions [9] très belles, comme de Saint-Médéric, [10] Saint-Jacques, Saint-Germain, Saint-Jean, où il y avait une troupe de capucins[11] de Saint-Paul [12] et Saint-Louis-en-l’Île. Le luxe de Paris n’a point manqué de paraître, tant en l’enrichissement des reposoirs qu’aux belles tapisseries dont toutes les rues étaient tendues, principalement celles par où passent les processions. [4]

Le P. Labbe, [13] jésuite natif de Bourges, a fait en petit volume la vie de notre Galien, [14] toute extraite de ses œuvres. Il me l’a donnée et dédiée toute manuscrite, je m’en vais la faire imprimer in‑8o et puis nous en enverrons à tous nos amis. [5] On parle ici du mariage du roi [15] avec toute sorte d’incertitude, on dit que ce sera pour le 3e de juin. Voilà un conseiller du Châtelet qui vient de sortir de céans avec sa femme et qui venaient se réjouir avec moi du mariage de mon fils aîné. [16] Il m’a dit que demain sera exécuté en Grève [17] un grand voleur nommé le Solitaire, [6][18] âgé de 22 ans, qui sera rompu et aura quatre coups vifs ; qu’il fut jugé hier prévotalement ; demain matin, qu’il sera mis à la question [19] et l’après-dînée mené en Grève. [20] Il m’a aussi parlé du mariage du roi comme de chose fort incertaine, mais que néanmoins on s’apprête à l’Hôtel de Ville pour lui faire une belle entrée. M. Talon, [21] avocat général, voudrait bien accommoder l’affaire de M. Des Gorris [22] à cause de Guénault [23] qui s’en mêle ; mais M. Blondel [24] a dit à M. le premier président [25] qu’il ne veut point d’autre accord qu’un arrêt définitif ; en ce cas-là, le huguenot [26] perdra. [7] Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 28e de mai 1660.

M. Blondel me vient de dire qu’il a reçu le plaidoyer de M. Talon, à quoi il n’y a qu’un mot à corriger et les conclusions à mettre de sa propre main ; ensuite il mettra au greffe et tôt après, le fera imprimer. Il m’a dit aussi que l’Université de Paris a fait opposition et intervention contre M. Des Gorris. Leur avocat se prépare pour plaider après le nôtre de demain en huit jours. Voilà plusieurs moyens et arcs-boutants pour gagner ce procès contre les huguenots. Je vous prie de faire mes recommandations à Mme Falconet et à notre bon ami M. Spon.


a.

Bulderen, no clxxxi (tome ii, pages 49‑51) ; Reveillé-Parise, no dxv (tome iii, pages 213‑215).

1.

Rescision : « action qu’on intente pour faire casser un contrat ou autre acte en justice » (Furetière). V. note [14], lettre 411, pour le contrat d’union signé entre les chirurgiens de Saint-Côme et les chirurgiens barbiers.

2.

« Prendre un juge à partie, c’est l’intimer en son propre nom » (Furetière) ; Reveillé-Parise a jugé bon de corriger le prendront de Bulderen en perdront. V. note [2], lettre 591, pour l’arrêt obtenu par la Faculté de médecine contre les chirurgiens, obligeant ceux de Saint-Côme à s’unir aux barbiers et leur interdisant de porter bonnet carré et robe longue.

3.

« Leur boutique n’a rien de noble », Cicéron (Des Devoirs, livre i, chapitre xlii) :

Opificesque omnes in sordida arte versantur ; nec enim quicquam ingenuum habere potest officina.

[Tous les artisans exercent aussi un métier sans dignité ; et en effet, il ne peut rien y avoir de noble dans une boutique].

4.

Processions de la Fête-Dieu (v. note [1], lettre 567).

5.

À la suite immédiate du Claudii Galeni Chronologicum Elogium…, {a} dédié à Jacques Mentel, {b} le P. Philippe Labbe publiait une :

Vita Claudii Galeni, Pergameni, medicorum principis, ex propriis operibus collecta, per R.P. Phil. Labbeum, Soc. Iesu Presbyterum ; ad V.C. Guidonem Patinum, Doctorem Medicum Parisiensem, et Professorem Regium.

[Vie de Claude Galien, le prince des médecins, natif de Pergame, colligée à partir de ses propres œuvres, par le R.P. Phil. Labbe, prêtre de la Compagnie de Jésus ; dédiée à M. Guy Patin, très illustre docteur en médecine de Paris et professeur royal]. {c}


  1. « Éloge chronologique de Claude Galien… », v. note [9], lettre 593.

  2. V. note [4], lettre 598.

  3. Paris, Guillaume Benard, 1660, in‑8o de 219 pages.

La dédicace est datée de Paris, le 15 mai 1660. Ce sont douze vers latins (Dodecastichon), où le P. Labbe exprime sa fierté d’avoir pour la première fois reconstitué la vie du maître de Pergame et attribue à Patin le mérite d’avoir illuminé et divulgué sa doctrine :

Indiderat variis Vitæ monumenta Galenus,
Quos de Pæonia scripserat arte, libris :
Verum sparsa olim, ac Medicis vix agnita vestris,
Iam coeunt nostra juncta labore simul ;
Et vitam, lucemque optant : Tibi, Docte
Patine,
Hæc se Pergamei sistit imago Senis.
Memnonis at statua est : ut sit vocalis, amico
Lumine eget. Mundo Sol novus exorere.
Quamque
Galeno ortis vitam lucemque dedisti ;
Sentiat hanc quoque nunc ipse
Galenus opem.
Ut Pater ac Princeps Medicorum jure vocatus,
Filius, et dici possit, et esse tuus
.

[Galien a parsemé les divers livres qu’il a écrits sur l’art de Péon des souvenirs de sa vie ; {a} jadis épars et à peine connus de tes médecins, les voici à présent réunis par notre travail, et ils choisissent la vie et la lumière : tu as sous les yeux, docte Patin, le portrait du vieillard de Pergame ; mais c’est une statue de Memnon ; {b} pour qu’elle parle, elle a besoin d’un éclairage amical. Un nouveau soleil se lève sur le monde. Et tu as procuré lumière et vie à ce que Galien a engendré ; Galien lui-même approuverait aussi maintenant cette aide que tu lui as procurée. Comme on l’appelle justement le père et le prince des médecins, on pourrait aussi dire de lui qu’il est ton fils].


  1. Dieu grec de la médecine, assimilé à Apollon (v. note [8], lettre 997).

  2. Les colosses de Memnon sont deux statues monumentales qui ouvrent le chemin menant à la nécropole de Thèbes en Égypte (Louxor, v. notule {a}, note [6], lettre de Charles Spon datée du 11 septembre 1657).

Ce livre de profonde érudition galénique est très différent du chronologicum Elogium : la Vita fournit les matériaux à partir desquels l’Elogium a été rédigé. Elle est composée de quatre parties qui correspondent chacune à une période de la vie de Galien : 1. de sa naissance à l’âge de 21 ans ; 2. des âges de 21 à 29 ans ; 3. des âges de 29 à 40 ans ; 4. de l’âge de 40 ans à sa mort. Plus longue (78 contre 53 pages) et plus austère que l’Elogium de Galien, sa Vita est enrichie d’un Epimetron [Supplément] de 4 pages (visant à prouver que le livre à Pison sur la thériaque est faussement attribué à Galien) et de deux index (l’un de 25 pages pour les mots et matières du contenu, l’autre pour les livres de Galien qui sont cités dans l’ouvrage).

L’exemplaire conservé à la BIU Santé porte sur sa page de titre trois lignes de la plume de Guy Patin :

Cl. viro D. Carolo du Castel, sanctiori Medicinæ Doctore, offert hancce Galeni vitam Guido Patin, Bellovacus, Doctor Medicus Paris. et Professor regius. Felix qui potuit.

[Me Guy Patin, natif de Beauvaisis, docteur en médecine de Paris et professeur royal offre cette vie de Galien à l’illustre Me Charles du Castel, {a} très vénérable docteur de médecine. Felix qui potuit]. {b}


  1. V. note [24], lettre 226.

  2. « Heureux celui qui a pu », devise virgilienne de Patin (v. note [6], lettre 438).

Véronique Boudon-Millot, directrice du laboratoire « Médecine grecque » (Université de la Sorbonne Paris‑iv et Centre national de la recherche scientifique), coordonne la première édition complète bilingue (grec-français) des œuvres de Galien (v. note [6], lettre 6). Elle a aussi publié sa Vie la plus récente, sous le titre de Galien de Pergame : un médecin grec à Rome (Paris, Les Belles Lettres, 2012). Son Avant-propos expose lucidement les écueils auxquels se heurte encore aujourd’hui une telle entreprise :

« Le premier est commun à tout récit autobiographique antique quand l’absence de témoignages ou de documents contemporains prive le lecteur de toute possibilité de vérification et de validation offerte par la confrontation avec une source extérieure. Tel est le cas de notre médecin, à propos de qui les sources contemporaines, littéraires ou épigraphiques, sont pratiquement muettes, et qui reste de très loin notre principale source sur lui-même et tout ce qui concerne les détails de son existence. »

6.

V. note [14], lettre 604, pour les méfaits de ce bandit.

7.

V. note [5], lettre 606, pour la vive querelle qui opposait le « huguenot » Jean iii Des Gorris au doyen François Blondel et qui divisait gravement la Faculté.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 28 mai 1660

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0612

(Consulté le 25/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.