L. 645.  >
À André Falconet,
le 19 octobre 1660

Monsieur, [a][1]

Le cardinal Mazarin [2] a été purgé [3] fort heureusement et il se porte mieux. On cherche de nouveaux moyens d’amasser de l’argent : on casse dix compagnies du régiment des gardes et on va ôter les gages des officiers, ne leur en laissant qu’un quartier, excepté aux officiers des cours souveraines ; [1][4] on met aussi un impôt nouveau sur le vin [5] et sur tous les bateaux qui arrivent au port chargés de diverses marchandises ; et de tout cela grandes plaintes. On dit que ce sont les fruits de la paix [6] et du mariage, [7] et qu’il n’en faut rien espérer davantage tandis que nos affaires sont entre les mains du Mazarin. La Sainte Écriture nous menace de trois choses si nous mettons Dieu en colère, savoir de nous faire tomber entre les mains d’un enfant, d’une femme ou d’un étranger ; [2][8] Dieu soit loué, nous n’en sommes pas loin, sans ce qui peut arriver. Tacite [9] a dit quelque part : Non esse diis securitatem nostram, esse ultionem ; [3] mais enfin le mauvais temps finira, ou par notre mort ou par celle de ceux qui en sont la cause. [10]

Mais voilà que je reçois la vôtre par laquelle j’apprends que vous êtes aux champs en meilleure santé, utinam in dies adaugeatur[4] Noël Falconet [11] prend plaisir à l’étude. Il a aujourd’hui assisté à la dernière leçon d’ostéologie [12] chez M. Emmerez, [5][13][14] qui lui montrera aussi les bandages et l’anatomie [15] sur le premier corps qu’il pourra avoir. J’ai ici traité un épicier de Lyon nommé M. Claret, [16] oncle du jeune Tisseur ; j’en ai donné la pratique à M. Emmerez, qui l’a saigné et dont il se loue fort. Ledit Claret n’a guère été malade, il m’a dit que M. Garnier [17] est son médecin et son allié à cause de feu M. de Lamonière, [18] duquel il est gendre. [6] Il n’y a point de lieu plus propre pour passer docteur Noël Falconet qu’Angers [19] où j’ai tout crédit. Delà il passera en Berry, à Nevers, [20] à Roanne, [21] à Lyon où vous le ferez encore un peu étudier auprès de vous et le ferez agréger. Et je pense qu’il nous convient faire ainsi puisqu’il n’importe d’où l’on soit docteur pour être agrégé en votre Collège ; [22] mais il faudra avoir l’œil sur le jeune homme, de peur qu’il ne s’échappe, ut solent adolescentuli[7] Vous savez que l’occasion fait le larron et qu’elle guérit plus de malades que toute la science du monde. Imberbis iuvenis custode remoto gaudet equis, etc.[8][23] pour n’en pas soupçonner d’autres.

M. Barbier [24] ne manquera pas d’obtenir le privilège qu’il demande contre les jansénistes [25] pour le livre nouveau du P. Théophile Raynaud [26] car les carabins qui sont sortis de la braguette du P. Ignace, [27] ces maîtres passefins, gouvernent tout à fait M. le chancelier [28] et font de lui tout ce qu’ils veulent, tant il a peur d’être dégradé et descellé avant que de mourir. [9] Si jamais vous [le] voyez[, veuillez l’assurer] de mes services et lui demander quand ce sera que nous verrons sa réponse à un livre imprimé contre lui à Amsterdam [29] in‑8o, intitulé Antidotus duplex contra duplex venenum, etc. Hispali, 1657[10][30] L’imprimeur [31] a caché ou déguisé le nom de sa ville car il a été imprimé en Hollande et non pas à Séville. Je lui en ai envoyé un et il m’a depuis mandé, en me remerciant, qu’il lui répondrait bientôt. J’ai plusieurs lettres céans de ce bon père et suis de ses amis ; même j’en suis un peu glorieux, car il est fort savant homme in genere multiplici[11] Je voudrais bien qu’il eût fait imprimer beaucoup de pièces manuscrites qu’il a devers soi, il y a bien de la doctrine en tous ses livres. Nous avons aujourd’hui célébré la fête de M. saint Luc [32] et assisté à la messe. [31][33] La plupart de nos anciens n’y étaient point car j’ai été le quatrième à l’Offrande. [12] Guénault [34] est allé à cinq lieues d’ici, à Noisiel [35] près de Lagny, [13][36] y voir M. Groüin des Bordes [37] qui est demeuré malade de sa chute et de sa tête. Ne serait-ce point grand dommage s’il mourait, mais en cas que cela arrivât et que le diable l’emportât, faudrait-il crier au larron ? [14]

Ce 19e d’octobre. Il se porte mieux, Guénault en est revenu, on dit qu’il n’en mourra pas. N’est-ce pas que Dieu l’attend à pénitence, mais serait-elle bonne sans restitution ? Nenni da, [15] si Dieu attend que ces gens-là rendent tout ce qu’ils ont dérobé, il a beau attendre. M. Le comte de Soissons [38] est parti aujourd’hui pour l’Angleterre et la reine d’Angleterre [39] partira jeudi prochain avec sa fille [40] pour Londres. Le cardinal Mazarin n’est pas bien, on a encore consulté pour lui et il devait être saigné ce matin, [41][42] c’est signe qu’il y a encore quelque chose. On fit avant-hier relever pour lui deux asclépiades, savoir, Vallot [43] et Yvelin : [44] voilà les Piètre [45][46] et les Duret [47][48] de ce temps auquel Dieu nous a réservés ! On dit qu’il a toujours froid et qu’il lui faut < se > réchauffer les pieds et les cuisses à toute heure, c’est là un mauvais signe. De plus on dit qu’il amaigrit fort, his gradibus itur ad requiem sempiternam[16] M. Colbert, [49] intendant de sa Maison, avait la charge de secrétaire de la reine, il l’a vendue à M. Housset, [50] trésorier des Parties casuelles, 500 000 livres. Je vous baise les mains, à Mlle Falconet et à notre bon ami M. Spon, et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 19e d’octobre 1660.


a.

Bulderen, no ccx (tome ii, pages 142‑146) ; Reveillé-Parise, no dxxxix (tome iii, pages 280‑282).

1.

Un quartier (quadrimestre) de gages supprimé réduisait de moitié le revenu d’un office semestriel, et du quart celui d’un office annuel.

2.

Allusion à L’Ecclésiaste, v. note [21], lettre 177.

3.

« Ce n’est pas notre tranquillité qui est le souci des dieux, mais bien notre punition » (Tacite, Histoires, livre i, chapitre iii).

4.

« Dieu fasse qu’elle s’affermisse encore de jour en jour. »

5.

Paul Emmerez, natif de Saint-Quentin, avait été nommé maître chirurgien barbier en 1655 avant la fusion de son Corps avec celui de Saint-Côme (v. note [14], lettre 411). L’Index funereus chirurgicorum Parisiensium (pages 69‑70) dit de lui que :

fuit miræ in Arte sua sagacitatis et industriæ. Studiis minus quam nativa eloquii facilitate, in demonstrationibus Anatomicis et Chirurgicis, tam in Medicorum scholiis, quam in Chirurgicorum ædibus, cum universo studiorum plausu successive peractis, ingentem nominis sui famam ubique sparserat. facta inde cum Celeberrimo Pecqueto transfusionesanguinis felici primum eventu, grande nomen in tota Europa decusque gesserat. Demum operibus Artis suæ magis arduis continuo addictus, inter Chirurgiæ Gallicæ Proceres omnium assensu collocatus, obiit 7. Sept. anni 1690.

[il fut remarquablement subtil et habile en son art. Il avait établi l’immense réputation de son nom, non tant par sa facilité innée à discourir que par son zèle à pratiquer les démonstrations anatomiques et chirurgicales dans les Écoles de médecine comme de chirurgie, sous les applaudissements unanimes des étudiants. De là, ayant accompli pour la première fois avec succès une transfusion de sang {a} avec le très illustre Pecquet, sa gloire et la grandeur de son prestige se répandirent par toute l’Europe. Enfin, s’étant continuellement consacré aux opérations les plus ardues de son art, reconnu sans conteste parmi les plus éminents représentants de la chirurgie française, il mourut le 7 septembre 1680. »


  1. V. note [5], lettre latine 452.

Dans son Autobiographie (v. sa note [26]), Charles Patin a rendu hommage à Paul Emmerez, peritissimus chirurgicus [chirurgien extrêmement habile], qui l’avait assisté dans son enseignement de pathologie à la Faculté de médecine de Paris (v. note [13], lettre 587).

6.

Observatio fluxus dysenterici, Lugduni Gallo. populariter grassantis anno Domini 1625. et remediorum illi utilium : Authore Ioanne de Lamoniere Lugdunensi, Universitatis Monspeliensis Doctore Medico, inter Medicos Lugdunenses cooptato, et utrisuqe Nosocomii Medico ordinario. In qua præcipue circa Dysenteriæ naturam, et Curationem, difficultates ab Authoribus vel omissæ, vel brevius propositæ, dissolvuntur.

[Observation sur l’épidémie de flux dysentérique qui a sévi à Lyon en 1626 et des remèdes qui y ont été utiles : par Ioannes de Lamoniere, {a} natif de Lyon, docteur en médecine de l’Université de Montpellier, agrégé au Collège des médecins de Lyon et médecin ordinaire de ses deux hôpitaux ; {b} où sont résolues des difficultés que les auteurs ont soit omises soit trop brièvement considérées, regardant la nature et le traitement de la dysenterie]. {c}


  1. Jean de Lamonière a dû son renom à ce livre. Guy Patin le disait ici beau-père de Pierre Garnier.

  2. L’hôpital de la Charité et l’Hôtel-Dieu, dont la réunion en 1796 a donné naissance aux Hospices civils de Lyon.

  3. Lyon, Bartholomæus Vincentius, 1626, in‑12 de 227 pages : soigneuse description (symptômes et autopsie) d’une dysenterie épidémique grave, avec vomissements et aphtes muqueux, qui correspond plutôt à ce qu’on appelle aujourd’hui un choléra infectieux qu’à une typhoïde.

7.

« comme les tout jeunes gens en sont coutumiers. »

8.

« Enfin libéré de son précepteur, l’adolescent imberbe aime les chevaux, etc. » (Horace, Art poétique, v. note [4], lettre 177). V. note [5], lettre 598, pour l’occasion qui fait le larron, avec ici une sagace extension de Guy Patin au hasard, ou à la bonne Nature, qui arrange souvent bien des choses en médecine.

9.

Pierre iv Séguier cumulait la charge de chancelier, qui était irrévocable, et celle de garde des sceaux, qu’il avait récupérée en 1656 et qui, elle, était révocable ; d’où l’emploi facétieux du verbe desceller, ôter les sceaux (d’un acte ou d’un titre… mais non d’un garde).

V. notes [16], lettre 605, pour le « Saint Georges de Cappadoce » du P. Théophile Raynaud, en préparation chez le libraire Guillaume Barbier à Lyon, et [10], lettre 667, pour la raison de la vaine opposition des jansénistes à sa publication. Elle explique sans doute la grande impatience de Guy Patin à se procurer ce livre, car il avait dû avoir vent de la querelle qui se tramait.

10.

La phrase est mal construite, ou plus probablement mal transcrite par Bulderen (Reveillé-Parise a préféré sauter la fin de ce paragraphe) ; les mots entre crochets proposent une restauration plausible, où « le » et « lui » désignent le P. Théophile Raynaud. Guy Patin attendait sa réponse au :

Duplex antidotus contra duplex Venenum, quod ex fonte Theophilino ebibit Leodegarius Quintinus Hæduus, propugnatore D. Didaco Sanchez del Aquila, Magistro Theologo.

[Double antidote contre un double poison que Leodegarius Quintinus Hæduus {a} a entièrement avalé de la source théophilienne, par le combattant don Didaco Sanchez del Aquila, {b} maître en théologie]. {c}


  1. Leodegarius Quintinus Hæduus est l’un des pseudonymes qu’a employés le R.P. Raynaud (v. note [8], lettre 71) dans son abondante production théologique hétérodoxe.

  2. Ce nom est le pseudonyme de Tomás Hurtado (mort à Séville en 1659), clerc mineur régulier (Ordre séculier dit des caracciolins) qui avait enseigné la théologie à Alcala de Henares (Madrid), à Salamanque, et à Rome. Une controverse l’avait opposé au P. Théophile, qui l’avait attaqué anonymement dans un libelle intitulé :

    Thomas Hurtado, Clericus Regularis Minor, vulgo Peloso, in resolutione controversiæ de Communione pro Mortuis, vulsus ac depilatus. A Leodegario Quintino Heduo, Sacræ Theologiæ Doctore.

    [Thomas Hurtado, clerc mineur régulier, vulgairement dit Pelosus, renversé et tondu par Leodegarius Quintinus Heduus, docteur en théologie sacrée, pour en finir avec la controverse sur la communion pour les morts]. {i}

    1. Lyon, Michael Liberal, 1653, in‑4o de 52 pages.
  3. Séville [Hispal], Johannes de Ribera, 1657, in‑8o de 489 pages.

11.

« en bien des genres. »

12.

Par rang d’ancienneté, où Guy Patin tenait alors la 22e place (v. la fin de la lettre suivante à André Falconet).

13.

Noisiel (Seine-et-Marne) se situe à 8 kilomètres à l’ouest de Lagny-sur-Marne. V. note [11], lettre 641, pour le partisan Charles Groüin des Bordes et la chute qui l’avait blessé.

14.

« On dit qu’on a eu un larron de marché lorsqu’on a acheté quelque chose de hasard, qu’on a eue à vil prix. On dit au contraire, quand on achète quelque chose trop cher ou sa juste valeur, qu’il ne faut point crier au larron [au voleur] » (Furetière).

15.

Da est un renforcement de nenni, pour dire « vraiment non ».

16.

« ainsi va-t-on pas après pas vers le repos éternel. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 19 octobre 1660

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(Consulté le 16/04/2024)

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