L. 671.  >
À André Falconet,
le 18 février 1661

Monsieur, [a][1]

J’ai vu des hommes qui tenaient pour certain que le cardinal Mazarin [2] est bien malade, mais que l’on celait cette grandeur de sa maladie tant que l’on pouvait ; qu’il n’en fallait croire ni médecins de cour (qui tous n’en disent rien d’assuré et n’en parlent qu’en biaisant, selon l’ordre qu’ils ont reçu), ni aucun homme de chez de roi. Vous savez bien que les grands font mystère de toutes leurs affaires, mais la mort viendra qui lèvera le voile et découvrira tout ; et même cette mort est un mystère à ce que dit Marc Antonin [3][4] en son livre quatrième De Rebus suis, vel de se ipso, ad se ipsum, voici ces beaux mots : Tale quiddam mors est, quale nativitas, naturæ utrumque mysterium est, φυσεως μυστηριον. [1] Le roi [5] a répété son ballet [6] par deux fois pour le danser devant la reine d’Angleterre [7] quand elle sera arrivée. [2] J’apprends que Astrologia Gallica du sieur Jean Morin [8] natif de Villefranche en Beaujolais, [9] jadis docteur en médecine de Valence, [10] professeur du roi ès mathématiques dans notre Collège royal[11] est enfin achevé à La Haye [12] en Hollande. [3] L’on m’a dit qu’il y a bien là-dedans des injures contre les médecins de Paris, et les autres aussi, qui ne veulent admettre ni l’astrologie [13] judiciaire, ni la chimie ; [14] et je ne m’en étonne pas car cet homme était fou. Ce sont deux volumes in‑fo, pour l’édition desquels la reine de Pologne [15] a donné 2 000 écus à la recommandation d’un sien secrétaire qui aime l’astrologie. Voilà comment les princes sont trompés ; si c’était un bon livre qui pût être utile au public, on ne trouverait point d’imprimeur [16] ni personne qui s’en voulût charger.

La rivière est ici fort basse et il y fait aussi doux que dans la fin du mois d’avril, et grassantur morbi verni, rheumatismi, podagrici, nephriticique dolores, sed paucæ febres assiduæ[4][17][18] Je commencerai, Dieu aidant, mes leçons [19] mardi prochain. L’anatomie [20] du voleur s’en va être achevée, à laquelle Noël Falconet [21] a soigneusement assisté, et il m’en dit tous les jours des nouvelles ; vous savez que c’est l’œil de la médecine. [5]

On dit ici que le cardinal [22] va faire trois différents mariages : de sa première nièce [23] avec le prince Colonna, [6][24][25] de la seconde [26] avec le grand maître de l’Artillerie, [7][27] et de son neveu [28] avec une des filles du Palatin, [29] et que ce neveu sera nommé duc de Nevers ; [8][30] mais peut-être que cela ne sera pas vrai, vous savez que les politiques spéculatifs ne laissent point leur esprit en repos pour faire parler les autres. On dit aussi qu’il a promis à Guénault [31] une abbaye de 4 000 livres de rente pour un des fils de sa fille. Dieu lui fasse la grâce de bien faire à bien du monde avant que de mourir ; il a longtemps vécu en faisant bien souffrir plusieurs.

Je vous écrivis hier un billet à la prière de M. Aubert [32] contre un garçon apothicaire de Bruxelles [33] qui l’a fort mal servi et qui était un grand fripon. Je vous supplie d’avoir créance au dit billet et ne vous point mêler des affaires de ce garçon. Je vous baise très humblement les mains, au P. Théophile Raynaud, à Mlle Falconet et à notre bon ami M. Spon, et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 18e de février 1661.


a.

Bulderen, no ccxxxiv (tome ii, pages 204‑207) ; Reveillé-Parise, no dlxi (tome iii, pages 323‑325).

1.

Début de la pensée v, livre iv, des Pensées de Marc-Aurèle : {a}

« La mort est, comme la naissance, un mystère de la nature », {a} dont la suite dit « combinaison dans l’une des mêmes éléments qui se séparent dans l’autre. En somme, rien dont on puisse être déshonoré, car mourir n’est pas contraire à la disposition d’un animal raisonnable ni à la logique de sa constitution. »


  1. « De ses propres affaires, ou au sujet de soi-même et pour soi-même » est le titre complet des Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle (Marcus Aurelius Antoninus, 121-180), empereur romain en 161, ouvrage de philosophie stoïcienne rédigé en grec et divisé en 12 livres.

  2. phuseôs mustêrion en grec.

2.

Loret (Muse historique, livre xii, lettre viii, du samedi 19 février 1661, pages 322‑323, vers 91‑170) n’a pas été avare de détails sur les répétitions du Ballet de l’Impatience : {a}

« Dans fort peu, le ballet du roi,
Fort divertissant, sur ma foi,
Qu’on intitule (que je pense)
Le Ballet de l’Impatience,
Dans le Louvre se dansera ;
Et, sans doute, admiré sera,
Car c’est chose très véritable
Qu’il est beau, qu’il est admirable.
J’en vis (dont je fus ébaudi)
La répétition, jeudi,
Où, sans vanité, je puis dire
Que j’étais placé comme un sire ;
Et, foi de sincère Normand,
Le tout me parut si charmant
Que, du roi, l’auguste prestance,
Des princes et des seigneurs, la danse,
Et les concerts mélodieux,
Me semblèrent dignes des dieux.

Outre la beauté des spectacles,
L’harmonie y fit des miracles,
Car les divers musiciens,
Tant de la cour qu’italiens,
Si parfaitement réussirent
Qu’ils délectèrent, qu’ils ravirent.

Ô que l’on fut bien diverti
Par l’aimable Bergéroty,
Dont la voix est mignonne et claire,
Et par Mademoiselle Hilaire,
Lui chantant lambertiquement, {b}
Nous comblait de contentement !
Et par l’admirable La Barre,
Sur qui peu de filles ont barre,
Soit pour enchanter en l’oyant,
Ou pour charmer en la voyant !

Rien ne fut plus jovialiste {c}
Que Deauchamp, Dolivet, Baptiste.

L’inimitable sieur Géfroy
Fit bien des fois rire le roi,
Ayant un béguin sur l’oreille, {d}
Et faisant l’aveugle à merveille.

Ô que la mignonne Vertpré
Cabriola bien à mon gré !
Et que Giraut et sa compagne,
Qu’un air gracieux accompagne,
Dans de favorables instants,
Agréèrent aux assistants !

Et que les vers de Benserade,
Sur qui l’on jeta mainte œillade,
Furent prisés, pour leurs douceurs,
Par d’experts et bons connaisseurs !

Le sieur Ballard qui les imprime,
Imprimeur que la cour estime,
Bientôt, dit-on les publiera,
Et chacun en achètera.

Enfin, ce ballet magnifique,
Moitié grave, moitié comique,
Id est {e} pompeux et jovial,
Se peut nommer vraiment royal ;
Et si l’on me fait cette grâce
De m’y donner, encore, place,
Il sera (je pense) à propos
D’en dire encore deux petits mots ;
Mais si l’entrée on me refuse,
Foi de poète, ou foi de Muse,
Et même, foi d’homme de bien,
Je jure de n’en dire rien
Dans mon autre futur ouvrage,
Ô quel malheur ? Ô quel dommage !

Maintenant que j’écris ceci
(J’en ai, de deuil, le cœur transi)
Devant le roi, devant les reines,
Qui sont de retour de Vincennes,
On en fait, en perfection,
L’ultime répétition,
Avec tous les tons harmoniques,
Avec les habits magnifiques,
Les machines, et cetera.
Las ! toute la cour la verra,
Et, pourtant, je n’y saurais être ;
Ô pour moi, quel jour de bissêtre ! » {f}


  1. V. note [4], lettre 650.

  2. Lambertiquement : néologisme dérivé du nom de Michel Lambert (1610-1696), célèbre chanteur et compositeur de l’époque, pour dire apporter tous ses soins à deux points précis, la prononciation et l’ornementation.

  3. Jovialiste : autre néologisme servant les besoins de la rime et du mètre, synonyme de jovial, « qui est gai et joyeux naturellement, qui est de la nature de Jupiter » (Furetière).

  4. Béguin : « coiffe de linge qu’on met aux enfants sous leur bonnet et qu’on leur attache par dessous le menton » (Furetière).

  5. C’est-à-dire.

  6. Bissêtre : malheur.

Et aussi (ibid. lettre ix, du samedi 26 février 1661, pages 325‑326, vers 112‑208) :

« Mardi dernier, je vis danser,
Dans toute sa magnificence,
Le Ballet de l’Impatience,
Qui me parut en bonne foi
Digne d’un illustre et grand roi :
Ses seize admirables entrées
Par moi de près considérées, […]
Que, sans mentir, on trouva telles
Qu’un chacun les jugea très belles.

Ce fut le roi qui commença,
Et si parfaitement dansa
Qu’il ravissait les yeux, sans cesse,
Par ses pas et sa noble adresse ;
Dont Thérèse, qui le voyait,
Et qui ses louanges oyait,
Donnait, par ses yeux, mainte marque
Combien elle aimait ce monarque.

Plusieurs, de haute qualité,
Dansant avec Sa Majesté,
Le plus qu’ils purent, l’imitèrent,
Et qui plus, qui moins, excellèrent,
Avec d’autres danseurs mêlés,
Tous choisis et tous signalés.

La belle Giraut, dont la taille
Agrée en quelque part qu’elle aille,
Et l’aimable de La Faveur,
Pour qui je sens quelque ferveur,
Firent si bien ce qu’elles firent
Que bien des cœurs elles ravirent.

Des danseurs, quoique la plupart
Dans mon cœur aient quelque part,
Par prudence ou philosophie,
Aucun d’eux je ne spécifie,
Les oubliés seraient jaloux,
Et je ne puis les nommer tous,
Car leur nombre (que je ne mente)
Passe quarante, ou du moins trente ;
Cela fait que je m’en tairai,
Et d’eux seulement je dirai
Que tous ces danseurs d’importance
Sont la fleur des danseurs de France ;
Et jusques au petit Dupin,
Pas guère plus grand qu’un lapin,
Il contrefit (foi de poète)
Si naïvement la chouette,
En battant de l’aile et dansant,
Qu’on peut de lui dire en passant
Qu’il fit presque pâmer de rire
Toute la cour de notre Sire.

Si les danseurs firent des mieux
Pour plaire à tout plein de beaux yeux,
Les instruments pour les oreilles
Ne firent pas moins merveilles ;
Les huit récits furent fort beaux,
Animés par des airs nouveaux
Et par les voix incomparables
De divers chantres admirables,
Qui firent d’excellents débuts,
Tant les barbus que non barbus.

Mais, surtout, les trois chanteresses,
Ou plutôt trois enchanteresses,
Charmèrent par leurs doux accords
Tous ceux qui les oyaient alors.
Anna, l’agréable Segnore, [Mlle Begeroti,]
Qu’en secret dans mon cœur j’honore,
Joua dans ce royal ballet
Excellemment bien son rôlet.
La Barre, qui comble de joie,
Soit qu’on l’écoute, ou qu’on le voie,
Avait un air noble et touchant
Dans son visage et dans son chant.
Et cette inimitable Hilaire,
Qu’autre part on nomme lisaire,
Fit bien voir là que son talent
En cet art est très excellent.

Bouty, dont l’âme est si polie,
Originaire d’Italie,
Dudit ballet est l’inventeur,
Hesselin en est conducteur,
Hesselin, homme de remarque,
Et qui des plaisirs du monarque,
Qu’il sert avec un cœur ardent,
Est l’unique surintendant ;
Et le renommé sieur Baptiste,
Qu’on dit n’être plus grand juriste,
A, sur tout plein de tons divers,
Composé presque tous les airs.
Toutefois, je me persuade,
Sans que, d’honneur, je me dégrade,
Que Beauchamp, danseur sans égal,
Et Dolivet, le jovial,
En leur méthode inimitables,
Estimés tels des plus capables,
Bref, gens qui ne sont pas communs,
En ont, aussi, fait quelques-uns. »

3.

V. note [9], lettre 568, pour l’« Astrologie française » de Jean Morin (La Haye, 1661).

4.

« et rôdent les maladies printanières, les rhumatismes, les douleurs podagreuses et néphrétiques, mais peu de fièvres continues. »

5.

Dans son Autobiographie (v. sa note [21]), Charles Patin a rangé Anatomiam medicinæ oculum esse non inficior [Je ne nie pas que l’anatomie soit l’œil de la médecine] parmi les privata præcepta [préceptes particuliers] que son père lui enseignait. Divers auteurs ont cité cet adage dont je n’ai pas identifié la source, probablement antique.

6.

Marie Mancini épousa Lorenzo Onofrio Colonna, duc de Taglicoli, prince de Palliano et de Castiglione, grand connétable du royaume de Naples, dit le Connétable. La cérémonie eut lieu le 15 avril 1661 : « Dans la chapelle royale du Louvre, en présence de leurs majestés très-chrétiennes, le marquis Angelelli […] épousa par procuration du connétable Colonna Mme Marie Mancini », écrivait le nonce, Mgr Piccolomini, cité par Doscot, qui ajoute (Mancini, pages 117‑118) :

« On commença à faire les cérémonies de mon mariage en la chapelle du roi où la messe fut célébrée par l’archevêque d’Amasia, aujourd’hui patriarche de Jérusalem, qui me fit un présent de très grande valeur de la part du connétable, son neveu, au nom duquel le marquis Angelelli me donna la main. Cette cérémonie étant achevée, on me traita en princesse étrangère et comme telle, on me donna le tabouret dans la chambre de la reine. C’était le commencement de cette affaire et le départ de la fin. Je le sollicitai avec beaucoup d’empressement, ne pouvant avoir de repos que je ne me fusse mise en chemin, parce qu’une fois qu’on a pris une résolution favorable ou contraire, il faut l’exécuter le plus tôt que l’on peut. Je partis donc et en prenant congé de Leurs Majestés, le roi eut la bonté de m’assurer que j’aurais toujours part dans son souvenir et qu’il m’honorerait toujours de son affection, quelque part du monde que je fusse. Ensuite de cela, je partis, accompagnée du patriarche de Jérusalem, du marquis Angelelli et de notre gouvernante, {a} suivie de 50 gardes à qui Son Éminence avait donné ordre, avant que de mourir, de m’escorter jusqu’à Milan où le connétable me devait prendre. »


  1. Madeleine de Gaillard Longjumeau de Ventraben avait épousé en 1636, âgée de 16 ans, Gaspard de Venelle, conseiller au parlement d’Aix, puis maître des requêtes de la Maison de la reine.

7.

Après que le roi d’Angleterre, Charles ii, eut renoncé à la prendre pour femme, Hortense Mancini (v. note [8], lettre 637) épousa, à la fin du mois de février, Armand-Charles de La Meilleraye (v. note [33], lettre 291), grand maître de l’Artillerie, qui devenait ainsi duc Mazarin (avant de sombrer dans la folie).

8.

Philippe-Julien Mancini (v. note [10], lettre 372), frère de Marie et d’Hortense, devint bien duc de Nevers, mais il épousa Gabrielle de Damas-Thianges, nièce de Mme de Montespan. Le seul Palatin qui eût des filles en âge d’être mariées était alors Édouard, comte palatin de Simmern, frère cadet de Karl Luwig (v. note [30], lettre 236) et époux de la princesse palatine, Anne de Gonzague de Clèves (v. note [10], lettre 533) : Louise-Marie (1647-1679) se maria en 1671 à Charles-Théodore, prince de Salm ; Anne-Henriette-Julie (1643-1723) devint l’épouse du duc d’Enghien, Henri-Jules, futur prince de Condé.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 février 1661

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(Consulté le 19/04/2024)

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