L. 674.  >
À André Falconet,
le 1er mars 1661

Monsieur, [a][1]

Ce samedi 26e de février. Je vous écrivis hier des nouvelles de ce pays, mais desquelles je ne suis point garant : Quisnam unquam ab historico fidem exigit ? [1] ce dit Sénèque. [2][3] On dit que le Mazarin [4] dépêche d’achever ses affaires et que les six évêchés qui vaquent depuis un an sont donnés. [2] S’il les a donnés, il fait contre sa coutume car il a celle de les vendre et il en tenait banque en sa maison. Il a fait de beaux présents aux deux reines [5][6] en leur donnant à chacune une grosse poignée de diamants ; et il a fait présent au roi [7] de la somme de 14 millions, dont il lui fait la remise, prétendant qu’elle lui est due ; ne serait-ce point qu’il les aurait apportés d’Italie pour les prêter au roi ? Ad populum phaleras ! [3][8] le monde est bien fou. L’abbé de Richelieu, [9] qui a 100 000 livres de rente, a répondu en Sorbonne [10] de sa tentative, où j’ai vu beaucoup d’évêques dont la plupart sont ici à l’Assemblée du Clergé. [11] J’y ai été d’autant que ledit abbé m’aime un peu et m’avait envoyé sa thèse dédiée au cardinal Mazarin, duquel il serait bien aise de recevoir la teinture de son bonnet, comme son oncle fit donner au Mazarin l’an 1642. [4]

Ce dimanche 27e de février. Je me suis caché dans mon étude aujourd’hui de bonne heure et me suis retiré des rues pour les profanations qui s’y font, ou plutôt pour vous dire avec Barclay, [12] de peur que je ne semblasse autoriser par ma présence les folies de tant de gens qui courent les rues. Les Anciens ont appelé autrefois ces jours gras festum fatuorum[5][13] on pourrait encore dire pire aujourd’hui. Dès que j’ai été en train, j’ai écrit une grande lettre latine à M. Bauhinus, [14] médecin de Bâle. [15] Comme je l’achevais, j’ai reçu votre lettre du 22e de février, par laquelle j’apprends votre affliction, laquelle me touche sensiblement. J’espère néanmoins que monsieur votre fils [16] en échappera, [6] tant parce qu’il est en bonnes mains et en bon lieu que parce que vous avez bien commencé. Je ne crois pas que Son Éminence ait pris du vin émétique, [17] tant parce qu’ils ne s’en sont point vantés que parce que M. le premier président [18] m’a dit que non ; et c’est un mauvais signe pour lui, non ausi sunt facere periculum in tam splendida persona, ne quid humanitus illi contingat, aut sibi fiat contumeliosum[7] Voulez-vous me permettre que j’emploie ici fort à propos, sed ironice et sceptice[8] deux beaux vers de Martial, [19] dum laudaret Regulum, tanquam virum bonum, quem tamen Plinius in Epistolis vocabit bipedum nequissimum ? [20][21]

Nimirum timuit nostras Fortuna querelas,
Quæ par tam magnæ non erat invidiæ, etc.
[9]

ainsi que pourraient répondre à nos reproches MM. Vallot, [22] Guénault [23] et autres archiatres auliques s’ils avaient tué avec leur poison chimique ce grand ministre d’État qui est si nécessaire au genre humain. O sic humana, sic sapis prudentia ! [10]

Nous laisserons passer cette semaine les jours gras et je commencerai, Dieu aidant, mes leçons [24] le mardi 8e de mars. Ce sera là où Noël Falconet [25] emplira bientôt son cahier, s’il veut ; sinon, ce ne sera jamais ailleurs avec plus de commodité. M. l’avocat général Talon [26] a désiré que je l’allasse voir, ce que j’ai fait très volontiers. Il m’a fait très grand accueil et après avoir un peu parlé de la réformation des statuts de la Faculté de médecine de Reims, [27] il me fit entendre qu’il s’en allait < y > avoir une déclaration du roi pour faire réformer toutes les universités de France et en ôter tant d’abus qui s’y passent tous les jours. Soutenez-vous bien en votre Collège, [28] observant exactement vos statuts, afin qu’en éloignant les plaintes et les procès, le soin de ce censeur public n’aille point jusqu’à Lyon.

Le cardinal Mazarin a été fort mal ces deux dernières nuits. On ouvre les fenêtres de sa chambre en plein minuit pour lui aider à respirer et de peur qu’il n’étouffe. Vitæ summa brevis spem nos vetat inchoare longam[11][29] le vin émétique et les eaux minérales [30] ne peuvent rien là, Contra vim mortis non est medicamen in hortis[12][31] On dit qu’il est enflé, atténué et raccourci. [13] Hélas ! ce bon seigneur a bien raccourci les joies de la France, mais je ne sais si celui qui lui succédera vaudra mieux. Nous sommes si sujets à mal avoir que j’en ai déjà peur. Il étouffe la nuit de la poitrine et le jour du ventre, ideoque duplici hydrope laborat, et est schirrus in hepate[14][32][33]

Le roi d’Angleterre [34] fait fortifier Dunkerque [35] et l’on croit qu’il épousera la princesse de Portugal. [36] Si cela arrive, le roi d’Espagne [37] ne pourra pas sitôt rentrer dans Lisbonne ni se rendre maître de ce petit royaume. La nièce Hortense [38][39] a été aujourd’hui mariée à M. le grand maître. [40] On avait eu dessein de remettre à dimanche prochain, mais la grandeur de la maladie a fait presser la conclusion du marché et a fait craindre ne quid humanitus contingeret purpurato[15] Il ne dort les nuits que quand il prend de l’opium ; [41] s’il en prend souvent, je crois qu’il n’ira pas loin. Je viens d’achever mes visites de divers endroits, je suis honteux de voir tant de sortes de fous par les rues. Certes, il est bien vrai ce qu’a dit Lucien, πολλαι μορφαι των ατυχουντων. [16][42] Ce que je vous ai mandé ci-devant de M. de La Haye, [43] notre ambassadeur à Constantinople, [44] est faux : il n’est pas mort, il est en bonne santé ; il est vrai qu’il a été prisonnier et maltraité par les Turcs, mais il est présentement en liberté. [17] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 1er de mars 1661.


a.

Bulderen, no ccxxxvii (tome ii, pages 211‑215) ; Reveillé-Parise, no dlxiv (tome iii, pages 329‑332).

1.

« Qui jamais a exigé la fidélité de l’historien ? » (v. note [8], lettre 669).

2.

Il s’agissait des évêchés de Bayeux (attribué à François de Nesmond), Dol (à Mathieu Thoreau, v. note [16], lettre 678), Évreux (à Giuseppe Zongo Ondedei, v. note [22], lettre 338), Lombez (à Nicolas Le Maître, v. note [2], lettre 683), Luçon (à Nicolas Colbert, frère cadet de Jean-Baptiste, le ministre), et Mende (à Hyacinthe Serroni, v. note [9], lettre 678).

3.

« Du clinquant bon pour le peuple ! [À d’autres, mais pas à moi !] » (Perse, v. note [16], lettre 7).

4.

Allusion au bonnet de cardinal que Richelieu fit attribuer à Mazarin. Le pape Urbain viii avait nommé Mazarin au consistoire du 16 décembre 1641, mais il ne se rendit jamais à Rome pour recevoir le bonnet.

Guy Patin a fort médit en ses lettres du cardinal de Richelieu, de sa nièce, Mme d’Aiguillon, et de ses trois petits-neveux qu’il supposait être leurs enfants illégitimes. On est ici surpris de le lire se dire un peu aimé de l’un d’eux, Emmanuel-Joseph, abbé de Richelieu, {a} au point d’assister à sa Tentative ‘Trévoux) :

« thèse, premier acte, ou essai qu’on fait dans l’École de théologie pour éprouver la capacité d’un répondant, et qui sert de premier examen pour obtenir le degré de bachelier. Si le répondant répond avec la capacité requise, on lui confère le baccalauréat. La tentative est précédée d’un rigoureux examen sur la philosophie et sur la théologie. » {b}


  1. V. note [14], lettre 214.

  2. La Bibliothèque numérique interuniversitaire de la Sorbonne (Nubis) met en ligne un grand nombre de ces theses ou conclusiones imprimées au xviie et xviiie s.

5.

« la fête des fous », v. note [1], lettre 340. Je n’ai pas situé la référence à Jean Barclay qui précède.

6.

Première mention d’un fils aîné d’André Falconet, de prénom inconnu. Durant le mois de mars 1661, deux lettres de Guy Patin et une lettre de Falconet parlent de sa guérison. Le jeune homme dut cependant mourir car à partir de 1666 (v. note [7], lettre 882), le titre d’aîné a désigné son frère puîné, Noël, le futur médecin, qui étudiait alors à Paris auprès de Patin.

7.

« ils n’ont pas osé faire l’essai chez un personnage de si haut rang, {a} de peur qu’il ne meure {b} ou qu’il n’en soit outragé. » {c}


  1. V. note [7], lettre 667.

  2. V. note [2], lettre 227.

  3. V. note [2], lettre 670, pour le témoignage de Mme de Motteville sur l’émétique administré à Mazarin les 11 et 13 février 1661.

8.

« mais avec ironie et scepticisme ».

9.

« tandis qu’il louait Regulus comme homme de bien, que pourtant Pline, dans ses Lettres, {a} a appelé “ le plus nul des bipèdes ”. “ La Fortune sans doute a craint nos lamentations, auxquelles nulle grande haine ne se pouvait comparer, etc. ” ». {b}


  1. Pline le Jeune, livre i, lettre v, § 14.

  2. Martial, Épigrammes, livre i, xii, vers 9‑10 ; v. note [2], lettre 617, pour le contexte de ces deux vers.

10.

« Connaissant les hommes, vous prisez la sagesse » : en dépit de ses allures antiques, je n’ai pas trouvé d’autre source à cet adage que la plume de Guy Patin (qui l’a repris dans sa lettre 900, v. sa note [5]).

11.

« L’extrême brièveté de la vie nous interdit les longues espérances » (Horace, v. note [12], lettre 98).

12.

« Contre la puissance de la mort, il n’y a pas de médicament dans les jardins » : Schola Salernitana [L’École de Salerne], v. note [15], lettre 75.

13.

Affaibli et diminué.

14.

« parce qu’il souffre d’une double hydropisie et qu’il y a un squirre [une tumeur ou une cirrhose, v. note [19], lettre 436] dans le foie. »

15.

« que cet empourpré ne meure ». {a} Loret n’a pas manqué d’ironiser sur ce mariage (Muse historique, livre xii, lettre x, 5 mars 1661, page 328, vers 101‑162) :

« Celui qui ces trois beaux noms porte
D’Armand-Antoine de La Porte,
Jeune, riche et puissant seigneur,
Irréprochable homme d’honneur,
grand maître de l’Artillerie, {b}
Et réputé (sans flatterie)
Un des plus sages de la cour,
Étant épris d’un chaste amour,
Nourri d’espoir et de constance,
Épousa l’admirable Hortense,
De beautés un original,
Nièce dudit grand cardinal,
Pucelle infiniment aimable,
Fille de prix inestimable,
Miroir de toute honnêteté,
D’honneur, de douceur, de bonté,
Contenant mille attraits en elle,
Et dont Madame de Venelle, {c}
Dame de réputation
Et prudente en perfection,
A cultivé, par sa sagesse,
La belle et charmante jeunesse,
Et celle de ses chères sœurs,
Tous objets à ravir les cœurs.

Ce noble amant dont la fortune
Est splendide, et non pas commune,
Fit à cette jeune beauté
Un présent dont la rareté,
Magnificence et politesse,
Éclat, abondance et richesse,
Passaient, tant il fut bel et bon,
Six-vingt mille écus, ce dit-on,
En témoignant par cette voie
Combien était grande sa joie
De voir condescendre à ses feux
Un objet si digne de vœux.
Ha ! vraiment, M. le grand maître,
Vous pouvez bien vous vanter d’être,
Du ciel, très heureux favori,
Puisque vous êtes le mari
D’une si parfaite personne ;
Et, de plus, que Jules vous donne
Outre ce trésor précieux,
Digne d’être estimé des dieux,
Outre sa chère bienveillance,
Outre des places d’importance,
Et la valeur de maint florin,
Le beau titre de Mazarin,
Qui sera toujours dans l’Histoire,
De très glorieuse mémoire,
Du moins, si les auteurs du temps
Ont l’honneur d’être honnêtes gens.

Je m’étendrais bien davantage
Sur cet excellent mariage,
Mais, las ! je sens à tout moment
Obscurcir mon entendement
Par la continuelle crainte,
Dont à présent j’ai l’âme atteinte,
Pour les maux de mon bienfaiteur,
De France le grand conducteur,
Et dont les soins, toujours sincères,
Seraient encore très nécessaires. »


  1. Littéralement : « que quelque chose d’humain n’advienne à cet empourpré [Mazarin] » : v. note [2], lettre 227, pour cette manière de qualifier la mort.

  2. V. note [33], lettre 291, pour cette manière de qualifier la mort.

  3. V. notule {a}, note [6], lettre 671, pour Madeleine de Venelle, gouvernante des sœurs Manicini.

16.

« Les façons d’être malheureux sont nombreuses » : nouvelle plainte contre les folies du carnaval (v. supra note [5]), avec un des derniers vers (pages 131‑132) du Τραγοποδαγρα, Podagra tragice [La Podagre à la manière tragique], dialogue de Lucien de Samosate que Daniel Sennert a entièrement transcrit et mis en latin à la fin de son De Arthritide Tractatus [Traité sur la Goutte] (Wittemberg, 1631, v. note [7], lettre 120), en le traduisant par Multi sunt modi miserorum.

Guy Patin avait utilisé ce même vers grec au début de l’article iii de sa thèse de 1643, L’homme n’est que maladie (v. sa note [20]). Dans sa propre édition des Opera de Sennert (Paris, 1641, v. note [12], lettre 44), seule figure néanmoins la traduction latine du Τραγοποδαγρα (tome iii, page 474).

17.

Guy Patin corrigeait ses propos erronés sur la fin heureuse de la piteuse affaire des lettres diplomatiques interceptées par le grand vizir Mehmed Pashha Köprülü (v. note [4], lettre 539). Jean de La Haye allait revenir en France, et mourir peu après.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 1er mars 1661

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(Consulté le 25/04/2024)

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