L. 687.  >
À Charles Spon,
le 5 avril 1661

Monsieur mon bon ami, [a][1]

Ce samedi 12e de mars. Je vous envoyai hier par la voie de M. Falconet une lettre pour vous et une pour M. Simonet, [2] le joaillier, votre voisin. Dans celle d’hier, il y avait que M. de Rodez, [3] précepteur du roi, avait été disgracié. Cela n’est pas vrai, c’est un faux bruit qui a couru, je viens de rencontrer M. de La Mothe Le Vayer [4] qui m’en a assuré.

Ce 20e de mars. Le Mazarin [5] est mort, les gens de bien attendent du changement en mieux, pour l’espérance que nous en donne le roi, [6] qui veut lui-même faire, à ce qu’il dit, ses affaires. Il reçoit force requêtes et promet d’y répondre. Il fait espérer tout le monde, quod utinam feliciter succedat[1]

Ce 30e de mars. On tient que la reine [7] est grosse. On parle ici d’un grand voyage à Fontainebleau [8] où le roi a dessein de demeurer tout l’été. On nous menace aussi d’un grand jubilé [9] après Pâques afin que Dieu nous aide contre les menaces du Turc [10] qui en veut à la Hongrie et à la Transylvanie ; [11] puis après à Vienne, [12] et ensuite à toute l’Allemagne et à l’Italie.

Ce 4e d’avril. Je viens de recevoir la vôtre, très bonne et très agréable, avec celle de M. Dinckel. Je vous remercie de l’une et de l’autre. Je n’ai rien ouï dire de la traduction de Van Helmont, [13] c’est un sot livre et l’auteur, un méchant fripon. Ce livre français n’aura jamais grand débit. [2] Si le Mazarin eût été traité dès le commencement de sa maladie par gens à ce connaissant, longe diutius potuisset esse superstes[3] et eût encore bien dérobé ; mais afin qu’il cessât de tourmenter le monde, Dieu a permis qu’il soit tombé entre les mains des médicastres de la cour, [14] qui ne parlent que de secrets, de vin émétique, [15] de petits grains narcotiques, [16] de tartre vitriolé, [17] de poudre diaphorétique. [18] Trois ans avant sa mort, on ne l’a purgé [19] qu’avec de la manne, [20] qui est un remède sophistiqué de miel, [21] de sucre, [22] de suc de tithymales, [23] de scammonée, [24] etc. Vallot, [25] sans raisonner davantage, lui promettait par ce moyen de le garantir de la goutte, [26] ce qu’il a fait ; mais aussi lui est-il arrivé bien pis : cette matière qui ne doit jamais être arrêtée, mais détournée seulement, s’est transportée dans la poitrine où elle a fait un asthme [27] orthopnéique, [28] unde sequenta est diaphthora, et hydrops pulmonis[4][29] On lui a trouvé [30] dans la cavité de la poitrine de l’eau sanieuse en grande quantité, il y en avait près de trois livres, le poumon pourri in propria substantia [5] et du sang figé usque ad insignem duritiem [6] dans l’aorte ; c’est de là que venaient la palpitation de cœur [31] et l’intermission du pouls qu’il avait quelquefois, etc., mais c’est assez parlé de ce filou. Je rencontre quelquefois M. Gras [32] qui se met en peine de savoir des épitaphes du Mazarin. Quelques-uns en ont déjà beaucoup, on dit qu’on en imprimera un recueil. On ne dit encore rien de M. de Hervart, [33] mais on croit qu’au voyage de Fontainebleau, où le roi s’en va après Pâques, il y aura du changement : le maître est mort, mais on dit que ce sont les garçons qui tiennent la boutique ; de ces trois, quelqu’un d’iceux attrapera la bonne place et ruinera les autres. [7] On dit que le petit Mancini, [34] la nièce Marie, [35][36] l’évêque de Fréjus Ondedei [37] et autres Italiens s’en retournent bientôt en Italie, craignant ici quelque revers de fortune. On dit que les deux reines [38] sont et frondent rudement contre eux. [8]

Pour M. de Sorbière, [39] on dit que les pensions seront continuées, mais que sait-on combien durera cela ? [9] Je suis bien aise que le petit M. Wepfer [40] vous ait vu en passant à Lyon, il a un frère fort savant. [41] Pour le petit paquet de thèses [42] que j’ai reçu de Bâle, [43] je pense que c’est vous qui l’avez reçu, qui en avez payé 20 sols de port depuis Bâle jusqu’à Lyon et qui le baillâtes à M. Falconet qui me l’a fait tenir par un marchand de Paris, qui lors était à Lyon, nommé M. Bastonneau. [10][44] Le petit Fourmy [45] n’est qu’un menteur, non plus que la plupart des autres libraires : dès qu’il était ici l’an passé, il disait qu’il n’y avait plus que trois feuilles à l’Antiphona du P. Théophile ; [46] mais ce n’est pas celui que j’ai plus envie de voir, je pense que celui-là est bien maigre ; c’est Saint Georges que j’ai bien envie d’avoir afin de le faire relier avec Saint Antoine et Marie Égyptienne [47][48] que j’ai céans du même auteur, en blanc, imprimés à Gand [49] il y a deux ans entiers. J’attends de MM. de Tournes [50] Theses Sedanenses, j’espère bien d’y apprendre quelque chose de bon. [11] L’auteur du traité de vomitu stibiique veneno [12] sera M. Blondel, [51] il me dit hier qu’il a encore quelque petite chose à faire. Le traité de Cardan [52] Examen 22 ægrorum Hipp. est fort rare, je ne l’ai jamais vu, mais je l’ai toujours ouï priser. M. Huguetan [53] ne doit pas manquer de l’y mettre, ou l’acheter à quelque prix que ce soit. Si je l’avais, je le leur enverrais très volontiers. Quoi qu’il en soit et quoi qu’il coûte, ils doivent l’y mettre ; encore est-ce beaucoup qu’ils en trouvent un à acheter. [13]

Je vous prie de me mander s’il y a dans Lyon Gregorii Horstii Opera in‑fo [54] à vendre et combien vous a coûté le vôtre. [14] On commence à faire ici recueil de quelques épitaphes que l’on a même envie d’imprimer. Demandez-en à M. Falconet, il pourra vous en prêter quelques-uns à transcrire, que son fils lui envoie par cet ordinaire. Tâchez de vous souvenir du billet des livres imprimés chez M. Arnaud. [55] Te et tuam saluto. Vale et me ama.

Tuus ex animo, Guido Patin[15]

De Paris, ce vendredi 5e d’avril 1661.


a.

Ms BnF no 9358, fos 196‑197, « À Monsieur,/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine/ À Lyon ». Au revers, de la main de Charles Spon : « 1661./ Paris, adi 5 avril./ Lyon, adi 10 dudit. »

1.

« pourvu qu’il y réussisse heureusement. »

2.

Annonce très anticipée des Œuvres de Jean-Baptiste Van Helmont (Lyon, 1671, v. notule {d}, note [11], lettre 121).

3.

« il aurait pu survivre beaucoup plus longtemps ».

4.

« d’où s’en est suivie la putréfaction, puis l’hydropisie du poumon. »

5.

« en sa substance même ».

6.

« jusqu’à un point de dureté remarquable ».

En date du 10 mars, sur l’autopsie de Mazarin, Mme de Motteville note (Mémoires, page 507) :

« On lui trouva, quand il fut ouvert, une petite pierre dans le cœur ; ce que quelques gens dirent convenir fort à la dureté qui lui était naturelle. »

Sans disposer du compte rendu médical, que j’ai vainement recherché, il est bien ardu de hasarder un diagnostic rétrospectif. La goutte (v. note [30], lettre 99), si souvent signalée par Guy Patin, pourrait expliquer la lithiase urinaire (coliques néphrétiques) et l’insuffisance rénale terminale (anasarque avec œdème des membres inférieurs et présence en abondance de liquide dans les plèvres) ; la « petite pierre dans le cœur » aurait alors pu être une concrétion minérale (tophus, v. note [9], lettre 515) accrochée à une valvule cardiaque. Le « sang figé dans l’aorte » n’y trouve pourtant pas son compte : il fait penser à une athérosclérose tapissée de thrombus (concrétions sanguines) anciens et calcifiés (v. note [7], lettre 610), voire à un anévrisme aortique (syphilitique ? v. note [4], lettre 423).

7.

Guy Patin voulait sans doute ici parler des trois hauts financiers du royaume, Jean-Baptiste Colbert (intendant), Nicolas Fouquet (surintendant) et Barthélemy Hervart (contrôleur général), entre lesquels la mort de Mazarin avait déclenché une guerre sans merci pour le pouvoir.

8.

Les Mémoires d’Hortense Mancini évoquent sèchement la mort de l’oncle Mazarin (pages 41‑42) :

« À la première nouvelle que nous en eûmes, mon frère et ma sœur, {a} pour tout regret, se dirent l’un à l’autre Dieu merci, il est crevé. À dire vrai, je n’en fus guère plus affligée ; et c’est une chose remarquable qu’un homme de ce mérite, après avoir travaillé toute sa vie pour élever et enrichir sa famille, n’en ait reçu que des marques d’aversion, même après sa mort. Si vous saviez avec quelle rigueur il nous traitait en toutes choses, vous en seriez moins surpris. Jamais personne n’eut les manières si douces en public et si rudes dans le domestique. »


  1. Philippe-Julien et Marie Mancini.

Mme de Motteville (Mémoires, page 507) :

« Ses nièces, à qui il laissait de grands trésors, ne le regrettèrent guère. Un certain Italien, leur domestique, {a} leur reprochant leur ingratitude, leur dit : “ Mesdemoiselles, vous vengez tous les Français de la dureté que M. le cardinal, votre oncle, a eue pour eux, par celle que vous avez pour lui. ” Il disait vrai, car le cardinal Mazarin, généralement parlant, avait un grand mépris pour la Nation. »


  1. Familier.

À ma connaissance, aucun Italien ne se trouva contraint à quitter la France, par crainte de représailles. V. note [34], lettre 390, pour le verbe « fronder » dans le vocabulaire de Guy Patin.

9.

Depuis sa conversion au catholicisme, en 1653, Samuel Sorbière jouissait de pensions considérables que Mazarin lui avait allouées.

10.

V. note [18] de la Bibliothèque de Guy Patin, pour François Bastonneau.

11.

« Saint Antoine et Marie Égyptienne » sont deux ouvrages hagiologiques du R.P. Theophilus Raynaudus Societatis Iesu Theologus : {a}

V. notes :

12.

« du vomissement et du poison d’antimoine » : ouvrage inédit de François Blondel dont le manuscrit est conservé par la BIU Santé (v. note [4], lettre 868).

13.

Publié à Rome pour la première fois (1575, in‑8o) l’« Examen de 22 malades d’Hippocrate » se trouve dans le tome ix (pages 36‑47) des Opera omnia de Jérôme Cardan, dont Charles Spon préparait alors l’édition chez Jean-Antoine ii Huguetan et Marc-Antoine Ravaud à Lyon (v. note [8], lettre 749).

14.

V. note [28], lettre 662, pour les Opera medica de Gregor ii Horst (Nuremberg, 1660).

15.

« Je vous salue, ainsi que votre femme. Vale et aimez-moi. Vôtre de tout cœur, Guy Patin. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 5 avril 1661

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(Consulté le 19/04/2024)

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