L. 698.  >
À André Falconet,
le 24 mai 1661

Monsieur, [a][1]

Ce samedi 21e de mai. Je ne vous écrivis hier en hâte qu’une petite lettre, aussi n’avais-je guère de matière. Ce matin je me suis rendu chez M. Mongin, maître en droit, [2] où j’ai vu votre conseiller M. Pécoil, [1][3] qui a été taillé de la pierre. [4] Je l’ai autrefois traité malade en cette ville chez ce même M. Mongin. Il m’a dit que vous lui aviez montré de mes lettres (lesquelles ne valent point la peine). [5] Il veut être purgé [6] la semaine qui vient, je ferai ce que je pourrai pour son secours et cependant, je vous remercie de tout le bien que vous me faites et de tout ce que vous dites de moi. J’ai ici rencontré un nommé Fraguier, [7] apothicaire, qui m’a dit que votre Rousselet [8] de Lyon était marié, que Monsieur son père [9] était mort. Il m’a dit aussi qu’il s’en allait plaider contre lui pour quelque argent qu’il lui doit. Je ne sais ce qu’est devenu ce M. Rousselet, mais lorsqu’il était ici il était bien fou et bien débauché. Notre M. Courtois [10] est beaucoup mieux, il n’a presque plus de fièvre, il a de bonnes nuits et n’est point altéré. Les petits lavements [11] lui font grand bien, mais il a de reste une fréquence de pouls et quelque impureté dans le ventre. Quand je l’aurai purgé encore trois ou quatre fois, j’espère de le mettre au lait d’ânesse [12] et de l’envoyer aux champs. Son corps est encore fort échauffé, il n’a besoin que de rafraîchissements et de temps pour se remettre. Le lait d’ânesse et l’air des champs omne ferent punctum ; aeris et loci mutatio in tali casu valde commendantur a Galeno[2][13] Je lui ai offert aujourd’hui ma maison de Cormeilles, [14] mais il aime mieux s’en aller en son lieu natal qui est un village devers Meaux [15] nommé le Mesnil-Madame-Rance, [16] dont il est parlé dans Paré. [3][17] Ex humili tugurio tenuique casa sæpe magni viri prodierunt[4] Celui-ci en est un bel exemple, et plusieurs autres de différents pays et de divers temps. [18]

… Democriti sapientia monstrat
Summos posse viros et magna exempla daturos,
Vervecum in patria, crassoque sub aere nasci
   . [5]

La Nature ne fait ordinairement qu’une brute, c’est l’éducation qui fait l’homme. M. Courtois a eu un oncle nommé M. Julien, [19] qui était un excellent docteur de Sorbonne, [20] qui l’a élevé et l’a fait bien étudier ; aussi est-il un des plus habiles de la troupe avec MM. Piètre, [21] Blondel, [22] Le Conte, [23] Charpentier, [24] Morisset, [25] Hommetz, [26] Préaux, [27] Germain, [28] Léger, [29] Fontaine, [30] Perrault, [31] Le Breton, [32] Moreau [33] et autres. [6]

Ce dimanche 22e de mai. Je vous demande pardon de la peine que je vous ai donnée par ma dernière pour ce paquet de livres que le syndic de vos libraires de Lyon a saisi sur moi à la douane, sous ombre qu’il vient de Genève ; mais c’est que M. de Tournes [34] l’a reçu à Francfort [35] pour me le faire tenir de la part de M. Scheffer le jeune, [36] médecin de Francfort, qui a autrefois été ici mon auditeur. Ce sont divers livres, la plupart petits et curieux, que l’on me ramasse à la foire [37] et qu’on m’envoie une fois l’an, qui sont presque tous de philosophie et de médecine. J’en écris un mot de prière à M. Spon ut pro me coniunctis viribus agat tecum[7] si vous n’en êtes déjà venu à bout. Ce n’est pas que je ne mette toute mon espérance en votre crédit et à l’amitié que vous avez pour moi, mais c’est ce que je souhaite, pour vous dégager de tant de peines, ut veniat tecum in partem oneris, fiatque laboris particeps atque socius, quod libenter ac æquo animo faciunt amici, quoties aliqua difficultas suboritur[8] Vous savez bien la maxime de philosophie, Quæ sunt eadem uni tertio, sunt eadem inter se[9][38] S’il faut en plaider à Lyon, il vous aidera à solliciter le procès contre ce syndic à qui je ne dois rien et à qui jamais je n’ai fait de mal.

Ce lundi 23e de mai. J’ai vu ce matin M. Pecoil qui a été purgé heureusement. Je lui ai conté l’histoire de ce que le syndic des libraires de Lyon m’a fait sur mon paquet de livres qu’il a fait arrêter. Il dit qu’un petit mot de recommandation de votre part à M. le lieutenant général me fera obtenir main-levée et s’est offert de vous en écrire, mais je n’ai point voulu qu’il en prît la peine. Je m’attends uniquement à votre secours et crois, par provision, que l’affaire est déjà faite. On ne dit ici rien de nouveau de Fontainebleau. [39] On dit que le roi [40] fait espérer merveilles, mais en attendant, qu’il est fort résolu, même avaricieux. J’aime mieux croire qu’il est bon ménager jusqu’à ce que, connaissant ses grandes richesses, il en puisse soulager le peuple. Nous avons ici une grosse querelle dans l’Université, du recteur de la Faculté des arts [41] contre les trois facultés que l’on nomme supérieures, savoir la théologie, le droit canon et la médecine. Cette Faculté des arts prétend avoir quatre voix à cause qu’elle a quatre procureurs qui président à autant de nations, [42] savoir à celle de France, Picardie, Normandie et Allemagne, laquelle contient tous les pays étrangers. [10] L’affaire est prête d’être plaidée, ceux de la Faculté des arts ont fait un beau factum que l’on commence d’imprimer. Je vous en enverrai une copie, dans laquelle vous verrez de belles choses touchant l’antiquité de l’Université de Paris depuis Charlemagne, [43] qui en fut le fondateur, jusqu’à présent, et même de l’état des écoles publiques avant Charlemagne. Le factum sera gros, mais ne doutez pas que les trois facultés supérieures n’y répondent, et principalement les théologiens qui en sont fort animés. Vous aurez de l’un et de l’autre et en jugerez, il y aura là-dedans de fort belles choses.

Nous n’avons rien ici de nouveau, excepté le jubilé. [44] Ce sont des consolations spirituelles de grand bruit, et peut-être de peu de fruit, que l’on offre à des gens qui ne s’en soucient guère tandis que le pauvre peuple de la campagne meurt de faim et que l’on ne lui donne point de pain ni aucun autre soulagement. Le duc Charles [45] est en Lorraine, [46] mais il n’est point à Nancy [47] et n’y entrera point que les fortifications n’en soient abattues, à quoi l’on travaille, il y en a deux bastions à bas. Le triumvirat, [11] qui a jusqu’ici subsisté en bonne intelligence, donne à soupçonner qu’il ne durera plus guère et qu’il commence à y avoir entre eux quelque mésintelligence sur ce qu’ils espèrent d’avoir l’oreille du roi plus les uns que les autres. M. Courtois est tout autrement mieux d’aujourd’hui, il commencera demain à se lever et à mettre le pied hors du lit. Il l’a échappé belle moyennant 18 saignées [48] et 20 purgations. Gallum debet Æsculapio[12][49] comme dit Socrate [50] dans l’Apologétique de Tertullien. [51] J’ai fait aujourd’hui une fort bonne leçon [52] de epilepsia [13][53] avec un grand concours d’auditeurs de toute sorte de conditions. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 24e de mai 1661.


a.

Bulderen, no cclvi (tome ii, pages 262‑266) ; Reveillé-Parise, no dlxxxii (tome iii, pages 366‑369).

1.

Claude Pécoil de Villedieu devint échevin en 1672 puis prévôt des marchands de la ville de Lyon (de 1684 à 1686) et mourut en 1719, âgé de 93 ans (Popoff, no 1941).

V. note [14] de l’Autobiographie de Charles Patin pour « M. Mongin, maître en droit », auprès de qui Carolus avait étudié le droit civil à la fin des années 1640.

2.

« remporteront tous les suffrages ; le changement d’air et de lieu est tout à fait recommandé par Galien en un tel cas. », v. note [10], lettre 697.

3.

L’ancienne paroisse du Mesnil-Madame-Rance (d’après le nom de l’ancienne propriétaire du terroir) ou Mesnil-en-France, est désormais appelée Le Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne).

Je n’ai pas trouvé où Ambroise Paré avait parlé de cette localité dans ses œuvres, mais il s’était marié en secondes noces (1574) à une dénommée Jacqueline Rousselet. François Rousselet, frère de Jacqueline, avait épousé en 1581 Catherine Paré, fille du premier mariage (1541) d’Ambroise avec Jehanne Mazellin.

4.

« Les grands hommes sont souvent sortis d’une humble chaumière et d’une petite cabane » (sans source latine identifiée).

5.

« … la sagesse de Démocrite montre que de grands hommes, capables de donner de beaux exemples, peuvent être nés dans la patrie des moutons et sous un ciel grossier » (Juvénal, v. note [11], lettre 202).

6.

Guy Patin donnait ici (en en omettant plusieurs) les noms de ses plus solides alliés au sein de la Compagnie des docteurs régents de Paris. Tous, on s’en doute, étaient ennemis résolus de l’antimoine.

7.

« pour qu’il agisse à mon avantage en unissant ses forces aux vôtres ».

8.

« qu’il partage la charge avec vous et qu’il fasse, en compagnon et allié de ma peine, ce que les amis font volontiers et d’un cœur égal chaque fois que quelque difficulté survient. »

V. note [10], lettre 696, pour le paquet de livres destinés à Guy Patin, dont le syndic des libraires lyonnais refusait l’expédition à Paris.

9.

« Deux choses qui sont en union avec une troisième le sont aussi entre elles deux » (v. note [51], lettre 216).

10.

V. note [8], lettre 679, pour les quatre nations de la Faculté des arts. Comme Alma Mater de l’Université de Paris, la Faculté des arts se querellait très souvent avec les trois autres (théologie, médecine et droit canonique), à grandes envolées de factums et d’assignations devant le Parlement, sur le nombre de voix dont chacune disposait pour les votes pléniers, notamment dans les élections des hauts responsables académiques (tels le recteur ou le procureur fiscal). La note [37] des Affaires de l’Université, dans les Commentaires du décanat de Guy Patin (1650-1651), en détaille un éloquent exemple.

Je n’ai pas mis la main sur le gros factum dont Patin annonçait la parution prochaine, et qui fondait apparemment ses arguments sur des chartes bien antérieures à la fondation de l’Université (au xiiie s.).

11.

Fouquet, Le Tellier et de Lionne, les trois ministres conservés par Louis xiv après la mort de Mazarin.

12.

« Il doit un coq à Esculape » ; le coq « était la victime du sacrifice offert à Esculape (v. note [5], lettre 551) lorsqu’on guérissait d’une maladie » (Fr. Noël).

Tertullien (Apologétique, xlvi, 5) :

Quidni ? Cum secundum deos philosophi dæmonas deputent. Socratis vox est : “ Si dæmonium permittat. " Idem et cum aliquid de veritate sapiebat deos negans, Æsculapio tamen gallinaceum prosecari iam in fine iubebat, credo, ob honorem patris eius, quia Socratem Apollo sapientissimum omnium cecinit.

[Que dis-je ? les philosophes placent les démons au second rang, immédiatement après les dieux. C’est Socrate qui disait : « Si mon démon le permet. » {a} Bien qu’il eût compris une partie de la vérité en niant les dieux, c’est encore lui qui, sur le point de mourir, ordonna cependant qu’on sacrifiât un coq à Esculape, apparemment pour honorer Apollon, {b} père de ce dieu, parce qu’Apollon avait déclaré Socrate le plus sage de tous les hommes]. {c}


  1. V. note [46] du Patiniana I‑4, pour le démon familier de Socrate.

  2. V. note [8], lettre 997.

  3. Au récit de Platon, « Nous devons un coq à Esculape » furent les dernières paroles de Socrate (v. note [36] de la Leçon de Guy Patin sur le laudanum et l’opium). Tertullien y voyait un aveu de son idolâtrie polythéiste.

13.

« sur l’épilepsie ».


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 24 mai 1661

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(Consulté le 25/04/2024)

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