L. 711.  >
À André Falconet,
le 2 septembre 1661

Monsieur, [a][1]

Il semble que les gens de bien n’ont que faire d’attendre du soulagement pour le pauvre peuple, on minute de nouveaux impôts. [2] Omnia fatis in peius ruere et retro sublapsa referri[1][3] On parle que le roi [4] veut augmenter le prix du sel et les entrées du vin, [5][6][7] non seulement à Paris, mais par toute la France. On dit que c’est M. Fouquet, [8] le surintendant, qui est l’auteur de tous ces malheureux avis, d’autant qu’il ne peut autrement subsister dans sa charge, vu que du temps du Mazarin, il n’avait qu’à donner au Mazarin, [9] lequel tirait tant qu’il pouvait ; mais aujourd’hui il faut qu’il donne au roi, à la reine, [10] et encore bien plus à la reine mère, [11] sa bonne patronne, qui le maintient et le conserve contre ses ennemis et envieux. On dit même qu’il est obligé de faire de grands présents à ceux qui sont auprès d’elle, et surtout à Mme de Beauvais [12] qui est une harpie, [2][13] et à plusieurs autres. Pour moi, je crois qu’on ne fait courir ces bruits que pour rendre M. Fouquet odieux à tout le peuple et je crains pour lui. [3] Enfin, les pauvres gens n’ont que faire d’attendre du soulagement ; aussi meurent-ils par toute la France, de maladie, de misère, d’oppressions, de pauvreté et de désespoir ; eheu nos miseros ! o miseram Galliam ! [4] Je pense que les Topinambous [14] sont plus heureux en leur barbarie que ne sont les paysans de France aujourd’hui. [5] La moisson n’a pas été bonne, le blé sera encore fort cher toute l’année. On dit que le roi a un grand caveau dans lequel il serre volontiers ses pistoles et d’où il n’aime point de rien tirer. Il dit que quand ce caveau sera plein, qu’il en fera faire un autre, et que monsieur le surintendant lui donne tous les mois 100 000 écus. On dit qu’il veut aller en Bretagne [15] pour supprimer les états de cette province et les tailler [16] comme les autres, et y faire de nouveaux officiers au parlement de Bretagne [17] et ailleurs : voilà des effets de l’instruction mazarinesque et des échantillons de l’avarice italienne.

Ce mardi 30e d’août. Le roi partit hier de Fontainebleau [18] et est allé à Blois ; [19] delà il ira où il plaira à Dieu. [6] J’ai fait encore aujourd’hui ma leçon [20] à Cambrai[21] où j’avais encore plus de 70 auditeurs. Nous avons ici quatre de nos médecins bien malades, dont il y en a deux de la première estime, savoir MM. Rainssant [22] et Piètre. [23] Ceux qui vont trop vite sont sujets à se casser le nez, le bon Martial [24] n’a-t-il pas eu raison de dire Immodicis brevis est ætas, et rara senectus ? [7]

Ce 31e d’août. Noël Falconet [25] a vu la tragédie des jésuites dont il est fort content, il a vu force beaux acteurs, force jésuites, force dames et de beaux sauteurs. [8][26] Il y est entré par le moyen d’un billet que le P. Labbe, [27] mon bon ami, lui avait donné à ma prière pour y être admis. [9] Je lui ai promis des cahiers d’extraits de quelques livres de médecine que j’ai faits autrefois, ce sera un moyen de le retenir tandis qu’il s’occupera à les transcrire. M. Jean Piètre a reçu le bon Dieu, de peur de rêverie [28] dans sa fièvre continue, [29] laquelle est grande et forte. Eiusmodi delirii iam aliqua rudimenta apparuerunt[10] Ces esprits bilieux [30] et ces têtes échauffées y sont plus sujets que d’autres sedati ingenii. Magnum est bene nasci corpore et animo ; gaudeant bene nati quos æquus amavit Iupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus[11][31][32] Celui dont il est question a de grandes vertus naturelles, il est savant et fort rusé ; mais si vous tournez le talon, il a de grands vices, ou au moins de grands défauts, Vitiis nemo sine nascitur, optimus ille est qui minimis urgetur[12][33]

On dit qu’il y a bien du bruit à La Rochelle, [34] qu’ils y ont pris un partisan qu’ils ont écorché tout en vie. M. Amelot, [35] premier président de la Cour des aides[36] a reçu ordre d’aller à Fontainebleau. On croit que c’est pour recevoir réprimande, par ordre du roi, de la bouche de M. le chancelier[37] pour avoir parlé trop hardiment contre l’injustice du temps et la tyrannie des partisans lorsque M. le duc d’Orléans [38] fut, la semaine passée, à la Cour des aides y porter l’édit de suppression de tant d’officiers. [13] À la cour on ne veut pas de remontrances, tout s’y tourne à la despotique. Si Dieu n’y met la main, on nous assujettira comme des Turcs, nous qui sommes bons chrétiens, et francs et libres dès que nous avons été Français. Aujourd’hui les choses sont changées :

Au temps jadis, au Siècle d’or, [39]
Crosse de bois, évêque d’or
Maintenant ont changé les lois,
Crosse d’or, évêque de bois.
 [14]

Je vous baise très humblement les mains, à Mlle Falconet et à M. Spon notre bon ami, et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 2d de septembre 1661.


a.

Bulderen, no cclxvii (tome ii, pages 293‑296) ; Reveillé-Parise, no dxci (tome iii, pages 385‑387).

1.

« C’est une loi du destin que tout périclite et aille à rebours » (Virgile, v. note [34], lettre 203).

2.

« On dit proverbialement d’une femme criarde et avare que c’est une vraie harpie » (Furetière). V. notule {b‑ii}, triade 82 du Borboniana manuscrit (note [41]) pour les harpies, et note [12], lettre 208, pour Mme de Beauvais.

3.

On doutait alors en effet bien fort du sort qui attendait le superbe surintendant (Gourville, pages 132‑136) :

« M. Fouquet était persuadé que sa faveur auprès du roi augmentait de jour en jour ; il négligea bien des gens avec lesquels il gardait beaucoup de mesures auparavant. Mme de Chevreuse entra fort pour lors avec la reine mère pour perdre M. Fouquet {a} et mettre le maréchal de Villeroy en sa place. M. de Laigues, {b} qui était tout à fait des amis de Mme de Chevreuse, me dit un jour que l’on publiait dans le monde que je n’étais point bien du tout avec M. Fouquet et qu’il serait bien aise de savoir si, en cas qu’on en mît un autre en sa place, je voudrais bien entrer avec lui. {c} Je lui répondis que je n’étais pas tout à fait assuré dans quels sentiments M. Fouquet était pour moi, mais que, s’il lui arrivait une disgrâce avant qu’il m’eût donné sujet de le quitter et de déclarer que je n’étais plus dans ses intérêts, je courrais sa fortune. Le bruit du voyage de Nantes s’étant répandu, un autre de mes amis me dit que l’on comparait déjà M. Fouquet au favori d’un empereur qui avait fait naître une occasion de mener son maître dans un pays bien éloigné de sa résidence ordinaire, dans la seule pensée de pouvoir manger des figues qu’il avait dans son jardin ; que M. Fouquet n’avait pensé, en proposant au roi de faire un voyage à Nantes, qu’à aller voir Belle-Île. Je repassai tout cela dans mon esprit pour délibérer comment je pourrais en faire un bon usage envers M. Fouquet sans commettre mes amis. Le temps du départ s’approchant, M. Fouquet me demanda ce que l’on disait à son sujet et comment on croyait qu’il était avec le roi. Je lui répondis que les uns disaient qu’il allait être déclaré premier ministre et les autres, qu’il y avait une grande cabale contre lui pour le perdre […].

Me coupant court, il me dit qu’il croyait être par-delà tous mes raisonnements. En me retirant, je ne pus pas m’empêcher de faire beaucoup de réflexions sur tout ce que je venais d’entendre. Je conclus en moi-même que la trop grande confiance que je voyais en M. Fouquet pouvait bien venir de trop de présomption […].

M. Le Tellier et encore plus M. Colbert blâmaient fort, en général, la conduite de M. Fouquet et surtout, en particulier, de ce qu’il avait fait le mariage de sa fille {d} avec M. le comte de Charost, celui de son frère {e} avec Mlle d’Aumont, et encore d’avoir acheté la maison de M. d’Émeri, qui à la vérité était fort belle. {f} Ils disaient que, sur tout cela, il fallait qu’il se fût bien oublié. »


  1. V. note [10], lettre 706, pour le faux pas que Fouquet avait commis à propos de Fieubet.

  2. Le marquis Geoffroy de Laigues (v. notule {a}, note [4], lettre 215).

  3. Dans ses intérêts.

  4. Marie Fouquet.

  5. Gilles Fouquet.

  6. Actuel hôtel de la Banque de France, rue La Vrillière, dans le iie arrondissement de Paris.

4.

« hélas, malheureux que nous sommes ! Ô misérable France ! »

5.

Topinambous (Trévoux) :

« Ce sont des peuples du Brésil, en l’Amérique méridionale. On les met vers la capitanie de Rio Janeiro. Il y en a aussi dans celles de Para et de Maragnan. Jean de Léri, dans son Histoire du Brésil, dit de ceux-ci qu’ils allaient tout nus, les plus considérables seulement portant une ceinture de plumes autour des reins ; qu’ils enchassaient de petites pierres ou de petites pièces de bois de couleur à chacune de leurs joues, et au bas de leurs oreilles ; qu’une seule espèce de racines, dont une femme plantait assez en un jour pour nourrir une famille toute une année, leur fournissait du pain et du breuvage, et que les hommes ne s’appliquaient qu’à la pêche et à la chasse, ou à la guerre. Cet historien nous parle d’une de leurs coutumes qui est fort singulière : c’est que quand ils avaient fait un prisonnier de guerre, ils le mariaient et l’engraissaient ; et tout cela aboutissait à le manger, après qu’il avait vécu plusieurs mois et même plusieurs années avec sa femme. Le jour de sa mort étant arrivé, on le menait au lieu où il devait être tué, on lui donnait le temps de parler, ce qu’il faisait ordinairement avec une générosité féroce, en disant aux assistants qu’il avait mangé leurs pères, leurs frères, et qu’il avait des parents qui les mangeraient eux-mêmes. Après ce beau discours, le plus proche parent de sa femme l’assommait avec une massue, et ayant été mis en pièces et rôti sur un gril de bois, haut de trois ou quatre pieds, qu’ils appelaient un boucan, sa femme était la première à manger de sa chair. »

V. note [42] du Traité de la Conservation de santé, chapitre ii, pour le lien étymologique erroné entre les Topinambous et le légume qu’on appelle toujours topinambour.

6.

Les 17 et 18 août, le roi et toute la cour avaient assisté, médusés, à la fête somptueuse donnée par Nicolas Fouquet à Vaux (v. note [11], lettre 712), dont Loret a fait le sujet de toute sa Muse historique du 20 août (livre xii, lettre xxxiii, pages 391‑394).

Louis xiv avait quitté Fontainebleau le 29 août pour atteindre Blois le 30 et arriver à Nantes le 1er septembre.

7.

« Les êtres extraordinaires ont la vie brève et vieillissent rarement » (v. note [1], lettre 448).

8.

« On dit proverbialement en se moquant d’un hableur qui se vante de faire plus qu’il ne peut, Vous êtes un habile sauteur » (Furetière).

9.

On jouait alors aux Jésuites de Paris {a} La Mort des enfants de Saül (Loret, Muse historique, livre xii, lettre xxxv, du samedi 3 septembre 1661, pages 397‑398, vers 23‑96) :

« De l’autre mois, le dernier jour,
Je fus aux Jésuites pour
Y voir une pièce tragique,
Composée en style énergique
Avec des entr’actes plaisants,
Comme on en fait là tous les ans.

On a pris ce sujet plausible
Au Livre des rois, dans la Bible
(Le grand livre des gens de bien),
Chapitre je ne sais combien,
Ayant ce titre, au frontispice,
Le Théâtre de la Justice.

Père Darroüy, profond docteur,
En est le noble et digne auteur.
Cette histoire, des mieux traitée,
Fut assez bien représentée,
Et les ballets entrelacés
Fort agréablement dansés,
Se trouvant, illec, {b} d’assurance,
Un des adroits danseurs de France.

Le théâtre, un des mieux ornés
Que mon œil ait jamais lorgnés,
Était superbe et magnifique ;
Et, soit qu’il fût d’ordre dorique,
Ou d’une autre construction,
Il comblait d’admiration
Tous ceux qui voyaient, je vous jure,
Sa surprenante architecture.

Des gens de haute extraction
Furent présents à l’action,
J’y vis des princes, des princesses,
Des présidents, des comtesses,
Quantité d’esprits de bon sens,
Et des moines plus de deux cents.
Maint père, bon et charitable,
M’y fit un accueil favorable,
Le Père Bourre, en premier lieu,

Qu’on tient grand serviteur de Dieu,
Celui que Biguet on appelle,
Dont l’âme est excellente et belle ;
Et l’obligeant Père Gelé,
À bien faire toujours zélé,
Qui par sa bonté singulière
Me plaça de telle manière,
Qu’à parler, ici, sérieux,
Je ne pouvais pas l’être mieux.

Cette action étant finie,
Sans beaucoup de cérémonie,
En disant seulement adieu,
Je quittai ce célèbre lieu.
Je gagnai tout soudain la porte,
Et ne vis, en aucune sorte,
La distribution du prix ;
Mais j’ai d’un savant homme appris
Qu’un enfant de haute naissance,
Fils d’un grand écuyer de France,
Et, déjà, plein d’entendement,
En eut un glorieusement ;
Et que le premier esprit rare
Pour qui l’on fit grande fanfare,
Étant tout d’abord couronné,
Fut l’admirable fils aîné
De ce vrai miroir de prudence,
De savoir, de jurisprudence,
Et juste comme un Salomon,
Savoir, le grand Lamoignon.
Ce fils aîné, donc, et son frère,
Tous deux dignes d’un tel père,
Furent tous deux, chacun deux fois,
Tympanisés à haute voix.
Ils eurent chacun deux couronnes,
Et devant six mille personnes,
Qui pour lors étaient spectateurs,
Furent deux fois triomphateurs. »


  1. Au Collège de Clermont, à Paris (v. note [2], lettre 381.

  2. Illec : là.

10.

« Quelques prémices d’un délire de cette sorte ont déjà paru. »

11.

« d’une nature calme. Il est important d’être bien né de corps et d’esprit ; se réjouissent les bien-nés que Jupiter le juste a aimés, ou qu’une ardente vertu a emportés vers l’éther » ; Virgile (Énéide, chant vi, vers 129‑131) :

Hoc opus, hic labor est. Pauci quos æquus amavit
Iupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus,
dis geniti potuere
.

[Voilà l’épreuve, voilà la difficulté. Peu nombreux sont ceux qui, chers à Jupiter le juste, ou emportés vers l’éther par l’ardeur de leur vertu, vrais fils des dieux, y parvinrent].

12.

« Nul n’est né sans défauts, et le meilleur n’est que celui qui en a de moindres » (Horace, Satires, livre i, poème iii, vers 68‑69).

13.

Philippe d’Orléans était allé le samedi 27 août devant la Cour des aides ; Loret (Muse historique, livre xii, lettre xxxiv, du même jour, page 396, vers 231‑252) :

« Le frère de Sa Majesté
A, ce jourd’hui matin, été
Prendre, comme un cher fils de France,
en la Cour des aides, séance,
Pour y dire, de bonne foi
Que c’est l’intention du roi
De faire à l’État sacrifice
De maint surnuméraire office.
Icelle Cour, à son aspect,
Montrant un visible respect,
A fait à cet aimable prince
Un accueil qui n’était pas mince,
Et prouvé ses affections
Par de grandes soumissions ;
Mais n’ayant rien su d’avantage
De ce politique voyage,
Pour être en ma chambre, en travail,
Je n’en puis faire de détail :
Encore ignorais-je la c chose,
Qu’ici brièvement j’expose,
Sans le sieur Du Pin, de la Cour,
Qui me l’a dit ce même jour. »

14.

Vieux quatrain populaire, dont Victor Hugo avait fait graver les 2e et 4e vers sur sa cheminée de Hauteville House à Guernesey. Littré (DLF) en a donné une version un peu différente :

« Le proverbe a dit autrefois :
Évêque d’or, crosse de bois ;
Mais tout au rebours il dit or : {a}
Évêque de bois, crosse d’or. » {b}


  1. Présentement.

  2. V. note [27] du Faux Patiniana II‑6 pour le Siècle d’or.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 2 septembre 1661

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0711

(Consulté le 19/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.