L. 721.  >
À Mgr Pierre de Marca,
le 23 janvier 1662

Je demande pardon à Monseigneur l’archevêque de Toulouse [1][2] si je ne vais moi-même en personne lui faire la réponse au billet qu’il m’a fait l’honneur de m’envoyer, [a] præteriti morbi et nondum prorsus extincti reliquiæ adhuc me exercent[1][3]

La maladie de la lèpre [4] est fort commune dans la Sainte Écriture. J’ai connu des gens très doctes qui prétendaient que par cette ladrerie il fallait entendre la grosse vérole. [5] Les vieux interprètes de la Sainte Écriture n’en ont rien dit, non plus que de cette bestialité. [2][6] Galien [7] a dit Ægyptios obnoxios esse factos elephantiasi, quod carnibus asininis vescerentur[3][8] Les Arabes, [9] qui ont été de grands coquins en médecine et fort ignorants dans les bonnes lettres, scriptum relinquerunt elephantiasim fieri et elephanticos nasci ex coïtu cum muliere menstruata. Bestialitatis nullus meminit quod sciam, saltem nullus medicorum, neque ex veteribus, neque ex recentioribus. De bestialitate et aliis contra naturam concubituum speciebus multa leguntur apud Virginalem doctorem Thomam Sanchez, Iesuitam Hispanum[4][10][11] que j’ai céans au service de Monseigneur ; il est de la première édition qui n’a point été châtrée. La ladrerie est aujourd’hui commune, comme en Afrique [12] et en Arabie, dans les pays chauds aussi bien que dans les pays froids. Il y en a en Allemagne et en Danemark, aussi bien qu’en Égypte et aux Indes Orientales. [13] Je fais la révérence à Monseigneur avec tout le respect que je lui dois, et suis son très humble et très obéissant serviteur.

Guy Patin.

Ce 23e de janvier 1662.


a.

Ms BnF Baluze no 148, fo 105 (et dernier) ; Larrieu (pages 110‑111). L’écriture n’est pas celle de Guy Patin (encore mal remis de sa maladie), mais la signature et la date sont de sa plume.

1.

« les restes d’une maladie passée et qui n’est toujours pas tout à fait éteinte ne me laissent pas encore en repos » ; v. note [1], lettre 717, pour cette vraisemblable typhoïde de Guy Patin.

Le cardinal de Retz ayant été contraint de donner sa démission le 14 février (v. note [3], lettre 718), Pierre de Marca, archevêque de Toulouse, allait être nommé archevêque de Paris le 26 février 1662 (confirmé par le pape le 5 juin).

2.

Bestialité : « péché contre nature qui se commet avec des bêtes, et qu’on punit du feu » (Furetière).

3.

« les Égyptiens sont rendus sujets à l’éléphantiasis parce qu’ils se nourrissent de viande d’âne. »

Guy Patin faisait allusion à un passage du traité de La Méthode thérapeutique, à Glaucon (livre ii, chapitre xii, Causes et traitement du cancer et de l’éléphantiasis ; Daremberg, volume ii, pages 782‑783) :

« À Alexandrie beaucoup de gens sont atteints d’éléphantiasis {a} à cause du régime et de la chaleur du pays. Au contraire, dans la Germanie et dans la Mysie {b} cette affection se voit très rarement. Elle n’apparaît presque jamais chez les Scythes qui boivent du lait ; mais à Alexandrie, elle se produit très fréquemment à cause du régime. On y mange en effet beaucoup de bouillie de gruau de lentilles, beaucoup d’escargots et de poissons salés. Il en est même qui se nourrissent de chairs d’âne et autres semblables, lesquelles engendrent une humeur épaisse et mélancolique. L’air ambiant étant chaud, cette humeur tend à se porter à la peau. »


  1. V. note [28], lettre 402, pour l’éléphantiasis des Grecs, autre nom de la lèpre.

  2. Province d’Asie turque.

4.

« [Les Arabes] ont laissé un écrit disant que l’éléphantiasis provient et que les éléphantiasiques naissent du coït avec une femme ayant ses règles. Personne que je sache n’a fait mention de bestialité, à tout le moins aucun médecin, ni ancien ni moderne. Sur la bestialité et les autres sortes d’accouplements contre nature, il y a beaucoup à lire dans Tomas Sanchez, jésuite espagnol et Docteur virginal ».

Tomas Sanchez (Cordoue 1551-Grenade 1610), casuiste jésuite, est l’auteur de Disputationum de matrimonii sacramento tomi tres [Trois tomes de Discussions sur le sacrement du mariage] (Gênes, Joseph Pavo, 1602, in‑4o, pour la première de très nombreuses éditions), ouvrage spécialement destiné aux directeurs de conscience, mais jugé obscène (Bayle) :

« L’austérité de < la > vie < de Sanchez >, sa sobriété, ses macérations, son application à l’étude, sa chasteté sont des prodiges […]. Il serait à souhaiter que l’ouvrage imprimé à Gênes, et puis en bien d’autres villes, donnât autant de preuves de son jugement que de son esprit et de son savoir, car la témérité qu’il a eue d’y expliquer une multitude incroyable de questions sales et horribles peut produire de grands désordres. On s’en est plaint amèrement et tout ce qui a été dit pour sa justification est faible ; et néanmoins, il y a des casuistes qui continuent tous les jours à publier de pareilles saletés. »

Cet ouvrage ne fut condamné ni par Rome ni par la Sorbonne, en dépit de bien des attaques, telle celle de l’abbé de Saint-Cyran en 1632 (ibid. note B) :

« Ce prodigieux volume De Matrimonio contient un examen très subtil de toutes les impuretés imaginables ; c’est un cloaque qui renferme des choses horribles et qu’on n’oserait dire. On l’appelle avec justice un ouvrage honteux, composé avec une curiosité énorme, horrible, et odieux par la diligence et l’exactitude qui y règne à pénétrer dans les choses monstrueuses, sales infâmes et diaboliques. Il est impossible de comprendre comment un auteur peut avoir renoncé à la pudeur jusqu’à pouvoir écrire un tel livre, puisqu’aujourd’hui un homme qui n’a pas dépouillé toute honte pâtit effroyablement en le lisant. »

Le passage du sulfureux livre de Sanchez, en effet fort pimenté, auquel Guy Patin semblait renvoyer ingénument l’archevêque de Toulouse, se trouve dans le Liber x De Divortio [Livre x, « Du Divorce »], à la fin de la Disputatio iv, An fornicandi voluntas. Quævis fornicatio contra naturam sive cum propria uxore, sive cum alia fœmina, aut masculo, aut bestia, aut fœminæ cum fœmina admissa, aut mollicies : penetratio vasis absque seminatione : vel seminatio intra vas absque penetratione, oscula, amplexus, iustam præbeant divortio causam ? [Discussion iv, « Fornication volontaire. Toute fornication contre nature, soit avec sa propre épouse, soit avec une autre femme, un homme ou un animal, soit d’une femme avec une autre femme, est elle admise ou luxurieuse ? La pénétration sans émission de semence ou son émission sans pénétration, baiser ni étreinte constituent-elles une cause légitime de divorce ? »] (page 340, § 14, tome troisième de l’édition de Venise, Junte, 1612) :

Tandem infertur quid dicendum sit de bestialitate. Et eam non præbere iustam divortio causam, asseruit Abulensis capit 5. Matth. quæstione 253. Sed melius ipsemet capitulo 19. Matth. quæst. 64. in solutione ad 3. et quæst. 66. et quæst. 70. in fine : et Veracruz 3. par. Speculi, art. i. in probatione primæ conclusionis, dicunt esse iustam divortii causam. Cum vere caro coniugis in aliam dividatur, nempe, in carnem bestiæ, cui copulatur. Sicut quando viro vir sodomice miscetur. Nil enim refert misceri cum carne eiusdem, aut diversæ naturæ. Cum ad divortium impertinens sit an possit ex copula sequi generatio : alias sodomitica non esset divortii causa. At non credo esse iustam divortii causam, concubitum intra vas cum fœmina, aut bestia mortuis. Quia non est proprie fornicatio, sed ac concubitus cum statua mulieris, quare non est vere divisio carnis in aliam. Similiter non credo esse causam divortii, si vir in balneo existens semen voluntarie expellat, et matrix alicuius fœminæ illuc ingredientis illud attrahet. Quia fuit præter intentionem viri, atque ita ex intentione non fuit perfectus concubitus.

[Enfin voici ce qu’il faut dire de la bestialité. Abulensis (question 253 sur le chapitre 5 de Matthieu) {a} a soutenu qu’il ne fallait pas en faire un juste motif de divorce ; mais mieux, lui-même, ailleurs (quest. 65 sur le chapitre 19, sans sa réponse sur le verset 3, et enfin quest. 66 et 70), et Veracruz (3e partie du Speculum, article i, dans l’argumentaire de la première conclusion) {b} disent que c’est un juste motif de divorce. C’est qu’en vérité la chair du conjoint s’introduit dans une autre, savoir celle d’une bête avec laquelle il y a copulation ; tout comme quand un homme en sodomise un autre. Il n’importe en rien, en effet, qu’on s’accouple avec une chair de nature semblable ou différente. Le fait que la copulation ne soit pas capable d’engendrer n’a pas de rapport avec le divorce, car alors la sodomie ne serait pas une cause de divorce. Cependant, je ne crois pas que le coït avec une femme ou une bête mortes soit une juste cause de divorce, parce qu’alors il n’y a pas fornication à proprement parler, tout comme dans l’accouplement avec une statue de femme, car il n’y a pas vraiment pénétration dans une autre personne. Semblablement, je ne crois pas qu’il y ait cause de divorce si un homme, se trouvant en érection dans un bain, éjacule volontairement et que la matrice de quelque femme s’y plongeant ensuite attire à elle cette semence : {c} la raison en est que cela s’est fait sans intention de l’homme et que, sans intention, il n’y a pas de coït accompli]. {d}


  1. Alonso Tostado, Tostatus Abulensis [Tostado d’Avila], dont le vrai nom était Alonso Fernandez de Madrigal, est un prolifique exégète espagnol du xve s., évêque d’Avila. Il est notamment auteur de commentaires sur l’Évangile de saint Matthieu.

  2. Alonso Gutiérrez (1507-1584) est un moine augustin espagnol qui prit le nom d’Alonso de Veracruz après son installation au Mexique (Nouvelle-Espagne, v. note [5] de l’Observation vii de Guy Patin et Charles Guillemeau), colonie qu’il contribua à évangéliser et où il enseigna la philosophie ; il est auteur entre autres du Speculum conjugiorum [Miroir des mariages] (1572).

  3. V. notule {c}, note [13], lettre 433, pour un commentaire fort sensé de Jean i Riolan sur cette aberration.

  4. Dans ses Provinciales (v. note [1], lettre 433), Blaise Pascal n’a pas cité ce passage fort scabreux de Sanchez, mais ne s’est bien sûr pas privé de brocarder sa casuistique jésuitique (sur la simonie, dans la 12e lettre).

    Je n’ai pourtant pas compris le titre (peut-être ironique) de « docteur virginal » que Guy Patin donnait ici à Sanchez, comme il a fait une autre fois dans son Mémoire contre Jean Chartier (v. note [53] du Procès opposant Chartier à Patin en juilllet 1653).



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Mgr Pierre de Marca, le 23 janvier 1662

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(Consulté le 19/04/2024)

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