L. 770.  >
À Charles Spon,
le 20 février 1664

Monsieur, [a][1]

Je vous écris la présente pour vous dire que les molinistes [2] ont eu le crédit, par un arrêt d’en haut, [3] de faire brûler en Grève [4][5] le Manuale Catholicum et le Journal de M. de Saint-Amour, [1][6][7] mais on ne brûle pas la vérité. Voici un autre monstre que notre Afrique [8] nous présente : [2] c’est un apothicaire nommé Tartarin, [9] âgé de 64 ans, logé dans la rue Saint-Antoine, [10] qui par ci-devant avait été échevin [11] et n’avait que deux enfants, dont le fils a été si sot qu’il s’est fait moine de l’Ordre qu’ils appellent séraphique ; c’est une espèce de cordeliers dits du tiers ordre, [12] récollets [13] ou Picpus ; [3][14] pour la fille, il l’a mariée à M. le marquis de Barradas [15][16] avec 200 000 livres[4] mais ce noble gendre devait tant que présentement il n’a plus rien vaillant, et le beau-père, estimé fort riche, a fait une vilaine banqueroute. [17] Voilà des fruits du temps et des fleurs de notre siècle.

Vous savez bien que M. de La Meilleraye, [18] maréchal de France, père du duc Mazarin, [19] est mort ici depuis trois jours. Il était lieutenant du roi en Bretagne et avait été surintendant des finances, et cousin du cardinal de Richelieu ; [20] on l’appelait à Nantes [21] le tyran de Bretagne. [5] Le roi [22] envoie dans ce pays-là une compagnie de cavalerie pour y prendre mort ou vif un baron de Polié, [23] pour la fausse monnaie. [24] Je suis, etc.

De Paris, ce 12e de février 1664.


a.

Bulderen, no cccx (tome ii, pages 398‑399) à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no dcxxvii (tome iii, pages 459‑460) à André Falconet. Toutes deux sont datées du 12 février, mais le début de la lettre suivante a fait préférer le 20.

1.

La Gazette, ordinaire no 15 du 2 février 1664 (pages 119‑120) :

« De Paris, le 2 février 1664. […] Ces jours passés un libelle intitulé Journal du sieur de S. Amour {a} et un autre qui a pour titre Manuale Catholicorum {b} furent brûlés par l’exécuteur de haute justice, en vertu d’un arrêt du Conseil d’en haut, comme soutenant l’hérésie de Jansenius et traitant les papes, les cardinaux, les évêques, les docteurs et les religieux avec un mépris et une impudence insupportables ; et par les soins du sieur de Rians, procureur du roi au Châtelet, des monitoires {c} ont été publiés dans toutes les paroisses de cette ville, pour en découvrir les auteurs, les imprimeurs et ceux qui les débitent. »


  1. V. note [22], lettre 752.

  2. Manuale Catholicum ou Encheiridium Catholicorum, v. note [1], lettre 759.

  3. V. note [17], lettre 398.

2.

« Notre Afrique » (v. note [33], lettre 246) était, pour Guy Patin à l’égard d’André Falconet, le cirque parisien de la santé : médecins, chirurgiens, pharmaciens.

3.

Séraphique est « une épithète que les cordeliers ont donnée à leur fondateur pour l’honorer : notre séraphique Père saint François » (Furetière). Picpus est le « nom que l’on donnait aux pénitents du tiers ordre de Saint-François, établis à Paris, dans le village de Picpus, en 1601 » (Littré DLF).

4.

Par contrat daté du 2 septembre 1662, Marc de Barradas (ou Baradat), chevalier, seigneur et marquis de Damery, avait épousé Marie-Madeleine Tartarin, fille de l’apothicaire Jacques Tartarin : « né en 1600, reçu maître apothicaire en 1625, fut garde en 1650, 1651 et 1652, échevin en 1637 et 1638. Son portrait, armorié, le représente à l’âge de cinquante-sept ans » (Centenaire de l’École supérieure de pharmacie de l’Université de Paris, 1803-1903. Volume commémoratif publié par le directeur et les professeurs de l’École de pharmacie, orné de gravures, de planches et de portraits, Paris, A. Joanin, 1904, in‑4o, page 381).

L’époux de Marie-Madeleine était l’un des quatre fils du chevalier François de Barradas, éphémère favori de Louis xiii (v. note [15], lettre 587) ; enfant d’honneur auprès de Louis xiv, Marc avait été nommé mestre de camp et mourut d’une blessure reçue à la bataille de Saint-Gotthard en Hongrie, le 1er août 1664 (v. note [3], lettre 791).

5.

La Gazette, ordinaire no 18 du 9 février 1664 (pages 143‑144) :

« De Paris, le 9 février 1664. […] Hier matin, Messire Charles de La Porte, seigneur de La Meilleraye, chevalier des Ordres du roi, duc et pair, et maréchal de France, grand maître de l’Artillerie, et lieutenant général de Haute et Basse Bretagne, décéda dans l’Arsenal, en sa 62e année, après avoir reçu les sacrements avec des témoignages d’une piété et résignation singulières, étant fort regretté en cette cour pour les grands services qu’il a rendus à l’État dans tous ses emplois, où il a également montré son zèle, sa valeur et sa prudence. »

Ordinaire no 21 du 16 février (page 168) :

« Le 14e, le corps du duc de La Meilleraye, qui était exposé à l’Arsenal dans une grande salle tendue de deuil et sous un magnifique dais, fut conduit le matin à Saint-Paul, précédé du clergé de cette église et de tous les gentilshommes et officiers de sa Maison, avec plus de 80 valets de pied portant des flambeaux, et suivi du duc Mazarin, de l’abbé d’Effiat, des ducs de Brissac et d’Estrées, et de quantité d’autres personnes de marque, plusieurs évêques s’étant trouvés en la même église, aussi toute tendue de noir. Le corps y fut posé sur une estrade éclairée d’une infinité de cierges, ainsi que le grand autel ; et le service ayant été fait avec les cérémonies accoutumées, on le transporta en l’église des jésuites de la rue Saint-Antoine, {a} où il fut pareillement posé sur une estrade pendant les prières, puis mis en dépôt dans une chapelle, au-dessous d’un dais, jusqu’à ce que le Collège des Quatre-Nations qui se construit ici soit en état de le recevoir. »


  1. V. note [7], lettre 55.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 20 février 1664

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(Consulté le 25/04/2024)

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