L. 772.  >
À André Falconet,
le 29 février 1664

Monsieur, [a][1]

Ce samedi 23e de février. On tient ici la paix faite avec le pape [2] et le roi [3] le dit lui-même hier, que le cardinal Chigi [4] viendra ici en qualité de légat[1] M. Jérôme Colot [5] m’est ce matin venu voir et m’a demandé de vos nouvelles, dont il témoigne être fort en peine. Je lui ai dit que vous étiez à Lyon en bonne santé et que vous m’aviez honoré d’une des vôtres depuis votre retour de Piémont. [6] M. le duc Mazarin [7] est allé en Alsace par exprès commandement du roi et par nécessité. On dit que le roi fait faire de la poudre à canon en divers lieux, et en telle quantité que l’on soupçonne toujours de la guerre quelque part. Le Rabelais [8] est achevé à Amsterdam [9] en deux tomes in‑12 qui se vendent ici 4 livres 10 sols en blanc. L’impression en est fort belle, il y a à la fin une explication de plusieurs mots du dit auteur, laquelle est bonne. [2] Il n’y a que trois jours qu’un des bons amis de M. Morisset [10] me dit que l’on travaillait à obtenir de ses créanciers qu’il pût venir ici et qu’il espérait d’en venir à bout ; il y ferait mieux qu’à Lyon, à ce que je vois. La vanité a été le premier péché du genre humain, il en a eu toute sa vie, et a capite eius folium non defluet[3][11] il sera toujours glorieux et malheureux. Cette vanité est une maladie incurable quæ hominem comitatur usque ad tumulum[4] Il y a en son fait beaucoup d’imprudence, vanité et pauvreté, et comme j’entends, j’ai peur qu’il n’y succombe à son âge de 70 ans. J’en ai pourtant regret et le plains bien fort, car il est bon homme et savant ; mais quoi ! auriculas asini quis non habet ? [5][12] Tout le monde le plaint ici, mais personne ne l’assiste, vous diriez qu’il a la peste : [13]

Nihil habet infelix paupertas durius in se,
Quam quod homines ridiculos facit
[6]

Je viens de voir M. Rousset [14] marchand de Lyon, beau-frère de M. Raffin, [15] qui m’a demandé de vos nouvelles. Je lui en ai dit de bonnes, Dieu merci. Il vous baise les mains, c’est un bon corps d’homme, un bon chrétien qui aurait été bon pour l’Église primitive, mais il aime bien les cérémonies de l’Église qui n’étaient point en usage en ce temps-là. [7] Le Turc [16] a pris tout nouvellement Klausenbourg [17] en Transylvanie. [8][18] Si on le laisse toujours faire ainsi, je crois qu’à la fin il prendra tout ; mais quoi qu’il en arrive, je ne me ferai jamais Turc. C’est une sotte religion, avec leur Alcoran, [19] aussi bien que celle des juifs avec leur Messie prétendu. On dit ici que M. Morisset tient le loup par les oreilles, [9] et qu’il n’ose reculer. Je crois que cet homme habet equum Seianum[10][20] tant il est malheureux, quamvis non habeat aurum Tolosanum[11][21] Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, le 29e de février 1664.


a.

Bulderen, no cccxi (tome ii, pages 399‑401) ; Reveillé-Parise, no dcxxviii (tome iii, pages 460‑462).

1.

Le traité de Pise mettait fin à la crise engagée, en 1662, par l’agression des gardes pontificaux corses contre le duc de Créqui, ambassadeur de France à Rome (v. note [1], lettre 735).

La Gazette, ordinaire no 24 du 23 février 1664 (pages 191‑192) :

« De Paris, le 23 février 1664. […] Le 21, un courrier apporta ici la nouvelle que les conférences ayant été recommandées {a} à Pise, entre les sieurs de Bourlémont et Rasponi, {b} le premier, plénipotentiaire du roi, et l’autre, de Sa Sainteté, elles s’étaient heureusement terminées le 12 de ce mois par la conclusion de l’accommodement ; de quoi Sa Majesté a témoigné une satisfaction particulière. »


  1. Reprises.

  2. Louis d’Anglure de Bourlémont (1618-1697), auditeur de Rote (v. note [33], lettre 342) pour la France à Rome, fut nommé évêque de Fréjus en 1679, puis de Caracassonne en 1680, puis archevêque de Bordeaux la même année. V. note [6], lettre 750, pour Cesare Maria Antonio Rasponi, légat pontifical en France.

Entre maints autres articles, le traité de Pise stipulait (ordinaire no 32 du 15 mars 1664, page 251) :

« que toute la nation corse serait déclarée incapable de jamais servir dans Rome, ni dans tout l’État ecclésiastique […] ; et qu’il serait élevé une pyramide vis-à-vis l’ancien corps des gardes corses, avec une inscription contenant le décret rendu contre eux ; {a} le roi étant demeuré d’accord de remettre Sa Sainteté et le Saint-Siège apostolique en possession de la ville d’Avignon et du Comtat-Venaissin, {b} à la charge que les habitants n’en pourront être inquiétés ni poursuivis pour aucune chose qui y soit arrivée depuis, {c} et qu’ils y jouiront d’une pleine et paisible sûreté […] ; qu’enfin le Souverain Pontife, bien instruit de la grandeur de l’injure faite au fils aîné de l’Église, en la personne de son ambassadeur, n’a pu lui refuser une satisfaction qui lui fût proportionnée ; et que la gloire de ce grand monarque est telle qu’on ne saurait entreprendre de la blesser sans être obligé à lui en faire, tôt ou tard, réparation entière. »


  1. V. note [12], lettre 738.

  2. Annexés en juillet 1663, v. note [11], lettre 759.

  3. Le 20 août 1662.

V. note [4], lettre latine 241, pour quelques details complémentaires sur la laborieuse négociation de cette paix.

2.

V. note [4], lettre 574, pour les nouvelles éditions hollandaises des Œuvres de François Rabelais (1663).

3.

« et le feuillage ne lui séchera pas sur la tête » (Psaumes, v. note [13], lettre 524).

4.

« qui accompagne l’homme jusqu’au tombeau. »

5.

« qui n’a pas des oreilles d’âne ? » (Perse, v. note [14], lettre 584).

6.

« Ce qu’il y a de plus dur dans la lugubre pauvreté, c’est qu’elle rend les gens ridicules » (Juvénal, Satire iii, vers 152‑153).

7.

Sans doute pour dire que le sieur Rouset aimait trop le vin.

8.

Klausenbourg est l’ancien nom allemand de Cluj-Napoca (Kolozsvár en hongrois), ville de l’actuelle Roumanie, principale ville de Transylvanie (v. note [14], lettre 127).

9.

V. note [72], lettre 219, pour cet adage.

10.

« a le cheval de Séjus », v. note [4], lettre 768, pour cet autre adage.

11.

« quoiqu’il n’ait pas volé l’or de Toulouse ».

Aulu-Gelle (Nuits attiques, livre iii, chapitre ix, § vii, juste après l’explication du cheval de Séjus) a donné le sens de cette expression :

[Le consul Quintus Cæpio, ayant pillé Toulouse, dans les Gaules, trouva beaucoup d’or dans les temples de cette cité ; et on remarqua que ceux qui, dans le pillage, avaient pris de cet or périrent tous d’une mort misérable et violente]. {a}


  1. Aurum habet Tolosanum [Il a l’or de Toulouse] est l’adage no 998 d’Érasme : In eum qui magnis ac fatalibus afficitur malis novoque ac miserando exitio perit [Sur celui qui, frappé par de grands coups du sort, périt d’une mort inattendue et misérable].


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 29 février 1664

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(Consulté le 25/04/2024)

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