L. 788.  >
À André Falconet,
le 18 juillet 1664

Monsieur, [a][1]

Je vous écrirais plus souvent si j’avais de bonnes nouvelles à vous mander. Et en attendant que le bon temps vienne, que la taille [2] et les entrées [3] soient diminuées, que le Turc [4] se convertisse et que les huguenots [5] aillent à la messe, je vous dirai que le roi [6] a fait mettre dans la Bastille [7] deux hommes qui parlaient fort pour les rentes de l’Hôtel de ville. [8] Ce sont deux avocats dont l’un se nomme Dumas, [9] qui a été jésuite, et l’autre Chandellier, [10] gendre de feu M. Hantin, [11] conseiller au Châtelet. [1]

Je vous prie de dire à notre ami M. Spon [2] que je lui baise les mains et que le roi a exilé à Nantes, [12] en Bretagne, M. de Sorbière [13] pour avoir écrit dans sa Relation d’Angleterre quelque chose de Danemark dont le roi a reçu plainte. Je crois que c’est pour ce grand seigneur danois Corfitz Ulfeldt [14] qui est mort près de Bâle [15] et qui avait épousé la fille naturelle [16] du feu roi de Danemark. [3][17][18] Le fils aîné [19] de M. de Longueville, [20] qui s’était rendu jésuite et qui faisait espérer aux bons pères, en faisant sa profession, 40 000 livres de rente, en est sorti et ne veut plus être du nombre des disciples du bienheureux P. Ignace. [4][21] Nos affaires vont mal en Hongrie et j’ai peur que le Turc ne se moque enfin du pape, [22] de la Maison d’Autriche et de toute la chrétienté. Il n’y a encore rien d’assuré pour le jour de l’entrée du légat[23] Le roi a fait mettre à la Bastille [24] le frère [25] de M. Akakia, [26] notre collègue, pour avoir écrit quelque chose qui a déplu à M. le Prince. [27] Il avait été employé il n’y a pas longtemps pour le mariage du duc d’Enghien [28] et avait été secrétaire de l’ambassade de Pologne. Vale, et me ama[5]

De Paris, ce 8e de juillet 1664.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxix (pages 357‑359), à André Falconet le 18 juillet ; Bulderen, no cccxxiv (tome ii, pages 426‑427), au même, mais datée par erreur du 8 juillet.

1.

Claude Dumas (1639-1693), fils de Gabriel, gros partisan taxé par la Chambre de justice, était lui-même très lié au milieu des finances ; il était avocat au Parlement de Paris et devint secrétaire du roi en 1673, puis greffier du Conseil privé en 1693 (Dessert a, no 172, sans indication que Dumas eût été jésuite).

Pierre Chandelier, reçu avocat au même Parlement en 1622, avait épousé Marie Hantin, fille de Jean-Baptiste, conseiller au Châtelet (Adam).

Tallemant des Réaux (Historiettes, tome ii, page 138) :

« Cet avocat, un jour en sa jeunesse, s’étant vanté de faire un sermon, on lui donna pour texte ce passage de l’Évangile : Inter natos mulierum non surrexit maior Ioanne Baptista. {a} Il commença ainsi : “ Entre les nez des femmes, etc. ” »


  1. « Entre les enfants des femmes, il n’en a pas surgi de plus grand que Jean-Baptiste » (Matthieu, 11:11).

2.

S*** dans l’édition princeps (1683) et dans Bulderen.

3.

Corfitz Ulfeldt (v. note [11], lettre 263) était mort le 20 février 1664 près de Bâle au cours d’un voyage en bateau sur le Rhin. Le livre de Samuel Sorbière, historiographe du roi, dédicacé à Louis xiv, est intitulé :

Relation d’un voyage en Angleterre, où sont touchées plusieurs choses qui regardent l’état des Sciences et de la Religion, et autres matières curieuses. {a}


  1. Paris, Louis Billaine, 1664, in‑8o de 232 pages, dédié au roi et présenté sous la forme d’une lettre adressée « à M. le marquis de Vaubrun Nogent, gouverneur de Philippeville, mestre de camp du régiment colonel de la cavalerie légère », datée de Reims, le 25e d’octobre (sans année) ; achevé d’imprimer le 16 mai 1664.

Un long passage (pages 176‑187) y est consacré à Ulfeldt et à son épouse, la comtesse Eleonor (Leonora Christina Ulfeldt, 1621-1698, fille naturelle du roi Christian iv de Danemark), que Sorbière était allé visiter dans la prison de Douvres où le roi Charles ii l’avait mise, « d’où elle a été depuis ce temps-là transférée en Danemark où elle a souffert avec un courage héroïque des choses indignes de son sexe et de sa naissance ».

La suite narre les mésaventures politiques des Ulfeldt, qui tourne au panégyrique du couple et à la critique acerbe du roi de Danemark, Frédéric iii, et de sa cour : en 1649, après la mort de Christian iv, pour renflouer les finances du royaume ruiné par la guerre de Trente Ans, Ulfeldt avait été chargé de négocier un traité avec les Hollandais, qui leur concédait le passage du Sund ; la négociation ayant échoué, le favori était tombé en disgrâce et avait dû s’exiler en Suède :

« Après la mort du roi de Suède, {a} qui avait ramené la paix, il {b} fut compris dans l’amnistie et rétabli dans ses biens, mais non pas dans ses charges. Comme il faisait alors une mauvaise figure dans son pays, il s’y déplut et ne crut pas même qu’il y fût en sûreté, parce que le roi avait fait déclarer le royaume héréditaire et qu’il y avait une infinité de mécontents, à la tête desquels on le pourrait toujours accuser d’avoir intention de se mettre, quand on lui voudrait ôter la liberté. Il y a deux ans {c} qu’il prit prétexte d’aller aux eaux de Spa, afin de s’éloigner de la cour, et il passa en France incognito à Paris et se retira à Bruges pour y passer l’hiver. Et c’est là que Madame sa femme, qui l’a suivi en tous ses voyages, était passée en Angleterre pour retirer quelque argent qui lui est dû ; comme c’est de Bruges que l’on a supposé que son mari faisait des conspirations en Danemark.
[…] Et tout cela ne demande-t-il pas l’admirable force d’esprit que ces deux âmes intrépides ne conservent pas moins dans l’une que dans l’autre fortune. En vérité, Monsieur, je ne sais si je changerais leur agitation pour la tranquillité de ceux qui de Flandres, où étaient ces illustres malheureux, les craignent en Danemark ; et je ne fais point de doute qu’un jour l’on n’y reconnaisse leur grand mérite et qu’on ne rende à leur mémoire tout l’honneur qui est dû à la fidélité qu’ils ont eue pour leur roi, aussi bien qu’au zèle qu’ils ont conservé pour les lois fondamentales de leur patrie. »


  1. Charles x Gustave, en 1660.

  2. Ulfeldt.

  3. 1661.

À la mi-mai 1664, la police secrète danoise avait arrêté à Hambourg Otto Sperling, complice politique de Corfitz Ulfeldt ; Gazette (ordinaire no 67 du 7 juin 1664, pages 547‑548) :

« De Copenhague, le 15 mai 1664. Nous avons ici le Docteur Otho Sperling médecin, confident de Corfitz, ci-devant comte d’Ulfeldt, au dessein duquel on l’accuse d’avoir eu beaucoup de part, ainsi qu’à plusieurs libelles contre le roi de Danemark et son gouvernement, et à diverses intrigues, qui se trouvent justifiées mêmes par ses lettres interceptées. Il fut enlevé de la ville de Hambourg par un officier de Sa Majesté danoise, lequel feignant que sa femme était indisposée, le fit entrer dans son carrosse, pour l’aller voir ; et comme il s’en retournait dans le même carrosse, accompagné dudit officier, celui-ci convia un autre à qui il avait donné le mot, d’y entrer aussi ; et tous deux l’ayant insensiblement conduit jusqu’auprès de la porte par où l’on va dans le Holstein, {a} ils se jetèrent sur lui, et le serrèrent de si près qu’il n’eut pas la liberté de crier au secours. De cette façon, il fut contraint de se laisser emmener hors de la ville, d’où trente cavaliers qui l’attendaient le conduisirent à Glukstat, {b} duquel lieu il a été amené ici, et enfermé dans la tour du château. » {c}


  1. Le Holstein et le Schleswig étaient deux duchés unis situés entre les frontières du Saint-Empire au sud (Basse-Saxe, région de Hambourg) et du Danemark continental (Jutland) au nord.

  2. Glückstadt (Lykstad en danois) port fluvial du Holstein, sur l’Elbe, un peu en aval de Hambourg.

  3. Sperling demeura emprisonné jusqu’à sa mort, en 1681.

4.

V. note [16], lettre 750, pour l’abbé d’Orléans, Jean-Louis-Charles d’Orléans, fils aîné du duc de Longueville.

5.

« Vale et aimez-moi. »

Roger Akakia, sieur de Fresne, était le fils de Jean et le frère de Martin iv (v. note [12], lettre 128). Diplomate, agent de Mazarin, secrétaire de l’ambassade de Pologne, Roger se trouva mêlé à de nombreuses intrigues. Accusé d’avoir rédigé un écrit déplaisant pour M. le Prince et pour Louis xiv, il fut enfermé à la Bastille pour quelque temps en juillet 1664. Il reprit rapidement ses activités de diplomate européen et mourut à Riga en Pologne dans les années 1680 (Dictionnaire de Port-Royal, page 59).

Bayle (page 121, note D) a commenté ce passage des lettres de Guy Patin :

« Tout le monde a su les plaintes qu’un ami de la Maison d’Autriche, déguisé sous le nom de Stanislaus Lysimachus, Eques Polonus, publia en 1683 {a} contre les intelligences que la France entretenait avec le comte de Tekeli, par le moyen d’Akakia et de Du Vernay-Boucauld. Je viens de lire dans un imprimé qui a pour titre Journal d’Amsterdam, {b} que ce même M. Akakia eut beaucoup de part aux intrigues qui tendaient à faire tomber la couronne de Pologne sur la tête du duc de Longueville, {c} par la déposition du roi Michel. {d} On assure dans ce journal que l’empereur en avait fait faire des plaintes au roi de France et qu’il avait nommé entre autres M. Akakia, comme un des principaux conducteurs de cette affaire ; que M. Akakia fut mis à la Bastille, mais qu’il n’en eut que plus d’attention à l’intrigue qu’il avait commencée, et plus de loisir pour entretenir les correspondances qu’il avait liées ; que ses lettres et sa négociation allèrent toujours leur train, nonobstant cet emprisonnement ; et que l’affaire fut si avancée qu’il n’y eut que la mort de M. de Longueville {e} qui en empêcha l’exécution. Les médailles étaient déjà toutes préparées. Ce second emprisonnement de M. Akakia ne dura que cinq ou six mois, s’il en faut croire une personne que j’ai consultée depuis la lecture de ce journal. Cette personne m’a dit de plus que M. Akakia eut tant de joie de se voir choisi pour aller fomenter les troubles de la Hongrie qu’encore qu’il fût bien malade, il se trouva bientôt assez de santé pour partir. N’osant prendre la route d’Allemagne, il s’en alla en Angleterre, où il s’embarqua pour la Suède d’où il se rendit par mer à Riga, et de là en Pologne, où il est mort. C’était un homme d’intrigue et qui agit vivement pour la conclusion de la paix d’Olive. » {f}


  1. Stanislai Lysimachi Equitis Poloni Epistola ad Claudium Lentulum Nobilem Marchiacum. In quo tectæ Gallorum, Pacis Bellive, artes ; ac cum Turcis Conspirationes, reteguntur.

    [Lettre de Stanislaus Lysimachus, chevalier polonais, à Claudius Lentulus, gentilhomme de la Marche, où sont dévoilées les secrètes manœuvres françaises de paix ou de guerre, et leurs conspirations avec les Turcs et les Hongrois séditieux].

    1. Sans nom, Christianopolis, 1683, in‑12 de 78 pages.

  2. Paru en septembre 1693.

  3. Charles Paris d’Orléans, comte de Saint-Pol, v. note [68], lettre 166.

  4. Michel ier Korybut Wisniowiecki (v. note [1], lettre 960), élu roi de Pologne en 1669 après l’abdication de Jean ii Casimir.

  5. Tué au passage du Rhin, le 12 juin 1672.

  6. Traité d’Oliva, le 23 avril 1660, entre Suède, Pologne et Prusse.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 juillet 1664

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0788

(Consulté le 19/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.