L. 801.  >
À André Falconet,
le 2 décembre 1664

Monsieur, [a][1]

Monsieur votre frère [2] m’a promis de vous envoyer une copie de la consultation [3][4] que nous avons faite ici par ordre de Monsieur le nonce[5] Le mémoire de Rome est plaisant, obscur, mal fait, menteur, et peut-être fabuleux, [1] n’est-ce point pour voir ce que nous en dirons, car il y a des railleurs partout, et plus à Rome qu’ailleurs, à ce que j’apprends ? Ce qui me réjouit, après tant de peine que nous avons prise, est l’espérance de quelque bénédiction de notre Saint-Père. Nous nous sommes assemblés deux grandes fois pour lui donner satisfaction, et nous avons été traités, comme dit Meursius [6] de saint Côme [7] et saint Damien, [8] αναργυροι. [2] J’ai bien envie de savoir ce que le Saint-Père et les médecins de Rome diront de notre réponse, qui ne plaira pas à tout le monde. Je voudrais bien savoir aussi ce qui arrivera à cette femme. Rebuffi, [9] qui était un jurisconsulte natif de Montpellier, a écrit que Doctores de Sorbona vocantur Magistri nostri, quia nihil capiunt de suis responsionibus ; [3][10] on nous appellera aussi Magistri nostri, si tout le monde nous traite comme le pape. [11]

La reine [12] n’a point eu l’extrême-onction, [13] et n’a point eu d’autre mal que la fièvre tierce [14] et sa couche ; [4] mais c’est qu’en ce pays-là les médecins font toutes les maladies grandes, quo pretiosius et famosius curent[5] comme dit Tertullien ; [15] je vous prie de remarquer ces deux bons mots qui conviennent fort aux empiriques [16] d’aujourd’hui. Guénault [17] a déjà proposé le vin émétique, [18] mais M. Seguin [19] s’y est opposé et l’a empêché. Mitescit negotium D. Fouquet[6][20] et j’en ai beaucoup meilleure espérance que ci-devant. Je voudrais que M. Anisson [21] fût hors d’affaire et de procès, afin qu’il pensât à mes beaux manuscrits de Gaspard Hofmann [22] comme il m’a promis ; mais quel est ce livre qu’il va imprimer de ce Laurentius ? [7][23] L’hiver ne doit point empêcher le lait d’ânesse [24] à mademoiselle votre femme, [25] sed sæpe debet purgari[8][26] Je la salue de tout mon cœur, aussi bien que Messieurs vos deux fils, et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 2d de décembre 1664.


a.

Bulderen, no cccxxxvii (tome iii, pages 19‑20) ; Reveillé-Parise, no dcl (tome iii, pages 494‑495).

1.

Fabuleux : « qui est faux, inventé à plaisir » (Furetière) : fantaisiste ; « plaisant » est ici à comprendre comme risible.

Par l’entremise du frère d’André Falconet, prêtre au service de Mgr Roberti, Guy Patin était médecin consultant de la nonciature de France. Ce « mémoire de Rome » était l’observation, faite en Italie, d’une femme malade (v. la fin de la lettre 798 et la note [15] de la lettre 804).

2.

« Anargyres », v. note [10], lettre 126, pour ce surnom des saints Côme et Damien, qui veut ici dire qu’aucun honoraire ne fut versé aux consultants.

Johannes Meursius (Jan van Meurs, v. note [9], lettre 443) a parlé d’eux {a} dans son :

Glossarium Græcobarbarum. In quo præter Vocabula amplius ter mille sexcenta, Officia atque Dignitates Imperii Constantinop. tam in Palatio, quam Ecclesia aut Militia explicantur, et illustrantur.

[Glossaire grécobarbare, où sont expliqués et illustrés, outre plus de trois mille six cent mots, les Offices et Dignités de l’Empire de Constantinople, appartenant tant au palais qu’à l’Église ou à l’armée]. {b}


  1. Définition du mot Αναργυροι (pages 35‑36) :

    Ita dicti sanctorum nonnulli. Suidas. χριστοδωρος θηβαιος ιλλουστριος. εγραψεν ιξευτικα δι’ επων, και θαυματα των αγιων αναργυρων κοσμα και δαμιανου.

    [Quelques saints sont ainsi nommés. Suidas : {i} « L’illustre Christodore de Thèbes {ii} a écrit sur la chasse aux oiseaux, en vers, et sur les miracles des saints anargyres Côme et Damien. »] {iii}

    1. V. note [47] du Grotiana 2.

    2. Poète épique byzantin du vie s.

    3. La suite de l’article de Meursius ajoute que la Constitution de l’empereur byzantin Manuel Comnène a institué la célébration séparée de Côme et Damien le 1er novembre dans le calendrier oriental, alors que le calendrier occidental la fixe au 1er juillet, en même temps que celle de tous les autres saints anargyres.
  2. Leyde, Thomas Basson, 1610, in‑4o de 808 pages.

3.

« on appelle les docteurs de Sorbonne “ nos maîtres ”, parce qu’ils ne font rien payer pour leurs consultations. »

Pierre Rebuffi (Baillargues, près de Montpellier 1487-Paris 1557) enseigna successivement le droit civil et le droit canonique à Toulouse, Montpellier, Cahors, Poitiers et Paris. Telle était sa réputation que le pape Paul iii (v. note [45] du Naudæana 3) voulut le faire auditeur de rote. Rebuffi était un médiocre orateur, mais un praticien très versé dans les matières bénéficiales, science encore peu connue de son temps. Il reçut la prêtrise à l’âge de 60 ans. Ses Œuvres ont été recueillies en 5 volumes in‑fo (Lyon, 1586).

Guy Patin abbrégeait et adaptait à la Sorbonne le spirituel commentaire de Rebuffi sur la définition du mot Magister, dans son Tractatus Concordatorum [Traité des Concordats], {a} page 919, section De Collationibus [Sur les Contributions], paragraphe intitulé Quare doctores theologiæ vocentur magistri nostri [Pourquoi on appellerait « nos maitres » les docteurs de théologie] :

Ex consuetudine doctores theologos vocamus magistros nostros, et puto eo consuetudinem introductum esse, quod sunt communes omnium, tam in prædicationibus, quam in lectionibus gratis serviendo : ideo quilibet eos nostros appellat, sicut fatuus maritus uxorem nostram, et non suam vocat ; […] sic Papa vocat cardinales scribendo in genere fratres nostros, secus si exprimat nomen proprium ; […] et sic ecclesia dicitur nostra, quia nemini claudit gremium ; sic isti doctores magistri nostri dicuntur ; […] ergo doctores aliarum facultatum non debent vocari magistri nostri, quum non sint communes omnium sine mercede, sicut theologi.

[Nous avons coutume d’appeler « nos maîtres » les docteurs en théologie, et je pense que cette habitude a été introduite parce qu’ils appartiennent à tous quand ils se dévouent tant à leurs discours qu’à leurs leçons : c’est pourquoi tout le monde dit « nos maîtres », à la manière du sot mari qui ne parle pas de « son », mais de « notre épouse ». {b} (…) C’est ainsi que le pape appelle les cardinaux « nos frères » quand il leur écrit collectivement, mais autrement, il s’adresse à eux par leur nom propre. (…) De même, nous parlons de « notre Église » par ce qu’elle ne ferme son giron à personne. {c} Voilà pourquoi nous appelons ces docteurs « nos maîtres. (…) Les docteurs des autres facultés ne doivent donc pas être appelés « nos maitres », puisqu’ils ne sont pas à la disposition gratuite de tous, comme sont les théologiens].


  1. Publié avec sa Praxis Beneficiorum [Pratique des Bénéfices] (Cologne, Lazarus Zetzneri, 1610, in‑4o de 1 281 pages).

  2. Sous-entendu : comme si elle appartenait à tout le monde.

  3. Sous-entendu : contrairement à « notre épouse » susdite.

4.

C’est-à-dire « son accouchement ». Durant sa maladie, la reine Marie-Thérèse n’eut pas l’extrême-onction (v. note [15], lettre 251), mais reçut le viatique (v. notule {f}, note [1], lettre 799).

Mme de Motteville (Mémoires, page 542) :

« La reine mère fut sensiblement touchée du péril où elle vit la reine. Elle la fit résoudre, malgré sa tendresse et la peine qu’une jeune personne sent d’ordinaire à la mort, à recevoir le saint viatique. Elle lui apprit qu’elle était en danger, et dit ensuite à ceux qui s’étonnaient de la force qu’elle avait eue à lui annoncer cette triste nouvelle “ qu’elle aimait la reine ; mais qu’elle souhaitait plus ardemment de la voir vivre dans le ciel que sur la terre. ” Le roi, accompagné de toute la cour, alla au-devant du Saint-Sacrement, et la reine mère demeura dans la chambre de la reine qui, après avoir communié, dit qu’elle était bien consolée d’avoir reçu Notre-Seigneur, et qu’elle ne regrettait la vie qu’à cause du roi, y desta muger, {a} montrant du doigt la reine mère. »


  1. « et de cette femme ».

5.

« afin d’y gagner plus d’argent et de renom » ; Tertullien (Contre Marcion, i, 22) :

Quid de tali medico iudicabis qui nutriat morbum mora præsidii et periculum extendat dilatione remedii, quo pretiosius aut famosius curet ?

[Quelle idée auriez-vous d’un médecin qui, entretenant avec complaisance une maladie qu’il pourrait guérir, irriterait le mal en différant le remède, afin d’accroître sa renommée ou de mettre ses soins à l’enchère ?]

6.

« L’affaire de M. Fouquet s’adoucit ».

7.

V. notes [17], lettre 192, pour les manuscrits des Chrestomathies de Caspar Hofmann que Guy Patin ne désespérait toujours pas de faire publier, et [8], lettre 791, pour l’Amalthea onomastica… de Laurentius (Lyon, Laurent Anisson, 1664).

8.

« mais il faut la purger souvent. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 2 décembre 1664

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(Consulté le 28/03/2024)

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