L. 804.  >
À André Falconet,
les 21, 23 et 25 décembre 1664

Monsieur, [a][1]

Ce 21e de décembre 1664. > Il y en a qui prétendent que la tumeur de la reine [2] à la mamelle gauche n’est pas dangereuse. Je voudrais qu’ils en fussent assurés, mais je ne le crois pas. On a fait venir un prêtre de près d’Orléans [3] qui, avec ses secrets et ses emplâtres, promettait miracles ; [1][4] mais Dieu fait ses grands miracles tout seul, encore n’arrivent-ils que rarement ; [5] tout le monde est sujet aux lois de la nature, grands et petits. On ne fait plus d’état des rabbins de la cour, [6][7] leurs secrets sont éventés, leur fait n’est que cabale et imposture. On dit que M. Fouquet [8] est sauvé et que, de 22 juges, il n’y en a eu que neuf à la mort, les 13 autres au bannissement et à la confiscation de ses biens. [2] On en donne le premier honneur à celui qui a parlé le premier, qui était le premier rapporteur, M. d’Ormesson, [9] qui est un homme d’une intégrité parfaite, et le second à M. de Roquesante, [3][10] conseiller de Provence. [11] Ils ont dit que M. Fouquet n’avait qu’obéi au cardinal Mazarin, qui avait reçu du roi l’ordre et la puissance de commander ; que pour tout le mal qui avait été fait, il s’en fallait prendre au Mazarin, qui avait été un grand larron, qui méritait qu’on lui fît son procès, d’être déterré et ses biens confisqués au roi ; et je suis fort de cet avis. Dieu bénisse de si honnêtes gens, je voudrais que le roi [12] fît l’un ou l’autre chancelier de France pour leur noble et courageuse opinion ; aussi bien, M. Séguier [13] n’en peut plus. On travaille au procès de M. Lempereur, [14] receveur des tailles de Gisors, [15] 700 témoins ont déposé contre lui. Il a plus de 80 000 livres de bien ; le roi en avait donné la confiscation à M. le comte de Saint-Aignan, [16] mais il l’a révoqué en disant que, etc. [4] Quand je saurai le reste, je vous le manderai volontiers.

Ce 23e de décembre 1664. > On s’attendait à la cour que, par le crédit de M. Colbert, [17] sa partie, M. Fouquet, [18] serait condamnée à mort ; ce qui aurait été infailliblement exécuté sans espérance d’aucune grâce ; verum fati lege quæ regit orbem terrarum, vel potius, ut christiane dicam, tacendo fatum ne putes mihi esse cor fatuum[5] Dieu lui a fait grâce et ainsi, il n’a été qu’exilé. Sic placuit Superis[6] On dit que quatre jours avant son jugement, Mme Fouquet, [19] la mère, fut visiter la reine mère qui lui répondit : Priez Dieu et vos juges tant que vous pourrez en faveur de M. Fouquet car du côté du roi, il n’y a rien à espérer. Les deux dames Fouquet, mère et bru, [20] ont reçu commandement du roi de sortir de Paris et de se retirer à Montluçon en Bourbonnais. [7][21] On dit que les mousquetaires [22] sont commandés pour partir demain et mener M. Fouquet à Pignerol. [23] Musa, locum agnoscis, etc. Quamdiu vere sit hæsurus illic, apud nos arcanum est, soli Deo et regi cognitum est tantum negotium[8][24][25] Nous aurons bientôt un bon livre fait par un janséniste touchant les prétendues opinions des jésuites, tant sur leur morale que sur les droits du roi. On imprime ici en grand in‑4o un bel Abrégé de l’histoire de France fait par M. Mézeray. [9][26] Le marquis de Charost [27] et sa femme, [28] fille du premier lit de M. Fouquet, ont ordre de se retirer à Ancenis, [10][29] M. Bailly, [30] avocat général au Grand Conseil, à Saint-Thierry son abbaye, [31] les deux frères de M. Fouquet en d’autres lieux. [11][32][33] On voit ici, sur les quatre heures du matin, une comète [34] entre le levant et le midi, beaucoup de gens se lèvent la nuit pour la voir. Ce n’est qu’une bagatelle en l’air qui fera parler les astrologues [35] et leur fera dire des sottises à leur ordinaire. Je crois qu’elle ne produira aucun bien si elle ne fait diminuer la taille [36] et tant d’autres impôts [37] que le Mazarin a faits à son profit et à notre perte. [12] On dit que le roi est fâché contre ceux qui n’ont point condamné à mort M. Fouquet ; mais il n’y < en > a pas d’apparence car, outre qu’il a l’esprit doux et qu’il n’est point du tout sanguinaire, c’est qu’il l’eût fait condamner s’il eût voulu ; il avait même dit qu’il ne se voulait pas mêler de ce procès-là, et il a tenu sa parole. [13]

Ce 25e de décembre 1664. > Je vous ai adressé une lettre de mon Carolus [38] pour le R.P. Compain, [39] auquel je baise les mains ; Carolus en fait autant pour vous. J’ai vu l’écrit de votre M. Robert, [40] que je vous renvoie, il est autant extravagant que son auteur. Outre l’ignorance crasse et les fautes qui y sont, je n’y entends rien non plus qu’à l’original qui est venu de Rome. Sunt isthæc deliria morientis sæculi[14] nous n’y avons rien répondu que par énigmes ou soupçons in re fœda et pudenda[15] Tout y est douteux de part et d’autre, nous n’y avons répondu que pour contenter M. le nonce ; [41] encore n’avons-nous pas tout dit. Monsieur votre frère, [42] qui se porte assez bien, m’a dit qu’il vous en avait envoyé une copie. Votre M. Robert est ce bonhomme qui donnait du vin d’absinthe [43] pour guérir l’hydropisie ; [44] ne vous fâchez pas, M. Rainssant [45] en a pris aussi. Pensez-vous qu’il n’y ait des médecins charlatans [46] qu’à Lyon, et hic, et alibi, et ubique terrarum venditur piper ? [16][47] M. Piètre [48] a 56 ans et je ne sais s’il aura d’autres enfants, il est valétudinaire et sa femme n’est guère loin de 50 ans.

M. Fouquet [49] est jugé. Le roi a converti l’arrêt de bannissement en prison perpétuelle, et utinam non degeneret εις της θανατον, [17] car quand on est entre quatre murailles, on ne mange pas ce qu’on veut et on mange quelquefois plus qu’on ne veut ; et de plus, Pignerol [50] produit des truffes [51] et des champignons, [52] on y mêle quelquefois de dangereuses sauces pour nos Français quand elles sont apprêtées par des Italiens. [18][53] Ce qui est de bon est que le roi n’a jamais fait empoisonner personne et qu’il a l’âme droite et généreuse, mais en pouvons-nous dire autant de ceux qui gouvernent sous son autorité ? J’ai vu ce quatrain de Nostradamus, [54] il est ici commun ; ce poète était fou, mais M. de Roquesante, [3] est bien sage :

Nostra damus quum verba damus, nam fallere nostrum est.
Et quum verba damus, nil nisi nostra damus
[19]

Au moins il a menti pour M. Fouquet. Gardons-nous de tels prophètes ; pour n’être point trompé, il ne faut croire ni révélation, ni apparition, ni miracle, [53] ni prophétie, encore moins les songes, les énigmes, etc. Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 25e de décembre 1664.


a.

Regroupement de trois lettres à André Falconet dont les dates sont très proches :

1.

V. note [3], lettre 806, pour ce prêtre guérisseur dénommé François Gendron.

2.

Le compte de Guy Patin était juste, et la sentence qu’il rapportait, exacte (prononcée le 22 décembre).

Voici ce qu’en a dit Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, pages 283‑284 et 288‑289, samedi 20 décembre 1664), sans cacher ni sa joie, ni sa fierté d’avoir évité la sentence de mort, en dépit de Colbert et Berryer :

« La lecture des avis ayant été faite trois fois et personne n’ayant parlé, M. le Chancelier se leva. L’on dressa en même temps le dispositif de l’arrêt, {a} et il fut porté à M. le Chancelier dans une chambre où il s’était retiré ; et, M. de Sainte-Hélène et moi, nous le signâmes en sa présence, et après il le signa sans dire autre chose, sinon qu’il y avait six mois que les parents de M. Fouquet avaient demandé au roi, pour grâce, la même chose qui était ordonnée par cet arrêt. Après quoi je me retirai.

Tout Paris attendait cette nouvelle avec impatience ; elle fut répandue en même temps partout et reçue avec une joie extrême, même par les plus petites gens des boutiques, chacun donnant mille bénédictions à mon nom, sans me connaître. Ainsi M. Fouquet, qui avait été en horreur lors de sa prison et que tout Paris eût vu exécuté avec joie incontinent après son procès commencé, est devenu le sujet de la douleur et de la commisération publiques par la haine que tout le monde a dans le cœur contre le gouvernement présent, et c’est la véritable cause de l’applaudissement général pour mon avis, et que j’aie eu assez de fermeté pour maintenir la justice contre la faveur présente, et que mon avis ait été si juridique qu’il ait été suivi d’un grand nombre et des plus honnêtes gens de la Chambre de justice.

Quelques-uns de mes meilleurs amis me vinrent voir à l’heure même ; mais je fis fermer ma porte aux autres, afin d’éviter les compliments sur cela. […]

Ainsi, voilà ce grand procès fini, qui a été l’entretien de toute la France du jour qu’il a commencé jusqu’au jour qu’il a été terminé. Il a été grand, bien moins par la qualité de l’accusé et l’importance de l’affaire que par l’intérêt des subalternes, et principalement de Berryer, qui y a fait entrer mille choses inutiles et tous les procès-verbaux de l’Épargne pour se rendre nécessaire, le maître de toute cette intrigue, et avoir le temps d’établir sa fortune ; et comme par cette conduite il agissait contre les intérêts de M. Colbert, qui ne demandait que la fin et la conclusion, et qu’il trompait dans le détail de tout ce qui se faisait, il ne manquait pas de rejeter les fautes sur quelqu’un de la Chambre. D’abord ce fut sur les plus honnêtes gens de la Chambre, qu’il rendit tous suspects, et il les fit maltraiter par des reproches publics du roi. Ensuite, il attaqua M. le premier président et le fit retirer de la Chambre et mettre en sa place M. le Chancelier. Après, il fit imputer toute la mauvaise conduite de cette affaire à M. Talon, qu’on ôta de la charge de procureur général avec injure. Et enfin, la mauvaise conduite augmentant, les longueurs affectées par lui continuant, il en rejeta tout le mal sur moi : il me fit ôter l’intendance de Soissons ; il obligea M. Colbert à venir faire à mon père des plaintes de ma conduite. Et enfin, l’expérience ayant fait connaître qu’il était la véritable cause de toutes les fautes, et les récusations ayant fait voir ses faussetés, les procureurs généraux Hotman et Chamillart lui firent ôter insensiblement tout le soin de cette affaire, et dans les derniers six mois, il ne s’en mêlait plus ; et pour conclusion, il est devenu fou. »


  1. Note de Chéruel :

    « Voy. cet arrêt dans le Journal de Foucault, t. x, fo ,76 vo. Après les considérants, il se termine ainsi : “ La Chambre a déclaré et déclare ledit Fouquet dûment atteint et convaincu d’abus et malversations par lui commises au fait des finances, et en la fonction de la commission de surintendant ; pour réparation de quoi, ensemble pour les autres cas résultant du procès, l’a banni à perpétuité hors du royaume, enjoint à lui de garder son ban à peine de vie ; a déclaré et déclare tous et chacun de ses biens acquis et confisqués au roi, sur iceux préalablement prise la somme de 100 000 livres, applicable moitié au roi, et l’autre moitié aux œuvres pies. ” »


3.

Durant le procès de Nicolas Fouquet, aux côtés d’Olivier Le Fèvre d’Ormesson, Pierre de Rafélis de Roquesante (Carpentras 1619-Grambois près d’Apt 1707), seigneur de Grambois, conseiller au parlement d’Aix, avait résolument pris le parti du bannissement contre ceux qui voulaient la mort. En février suivant, on prit prétexte qu’il avait demandé une pension sur la ferme des gabelles en faveur d’une lointaine parente pour l’exiler à Quimper-Corentin (Petitfils c, page 473 ; v. note [3], lettre 811). Ces cinq vers couraient dans Paris (cités par Paul de Faucher, Un des juges de Fouquet, Roquesante… Aix, Makaire, 1895, page 165) :

« Roquesante, dont l’honneur rend le sort pitoyable,
Et qu’un trop grand mérite accable,
En sert d’exemple assez puissant :
Il est traité comme un coupable
Pour n’avoir pas voulu punir un innocent ».

Roquesante, outre l’exil, eut à subir la confiscation de tous ses biens. Il fut autorisé à quitter Quimper en 1667, grâce aux supplications de son épouse, et ses biens lui furent rendus en 1674.

4.

V. notes [14], lettre 219, pour François Honorat de Beauvillier, duc (et non plus comte) de Saint-Aignan, alors très en faveur à la cour, et [14], lettre 803, pour François Lempereur, indélicat receveur des tailles de Gisors.

5.

« mais par la loi du destin qui régit le monde, ou plutôt, pour parler chrétiennement, en ne parlant pas de destin, afin que vous ne me preniez pas pour un cœur insensé ». Guy Patin prenait bien soin de ne pas passer pour un impie aux yeux d’André Falconet.

6.

« Ainsi en a-t-il plu aux dieux » (v. note [12], lettre 237).

7.

Seigneurie des ducs de Bourbon, Monluçon (Allier), sur le Cher, avait été rattachée, avec tout le Bourbonnais, à la Couronne de France en 1531.

8.

« “ Muse, tu connais l’endroit etc. ” {a} Combien de temps, à vrai dire, sera-t-il détenu là-bas ? C’est pour nous un secret : seuls Dieu et le roi savent la réponse à une si grande question. »


  1. Musa locum agnoscis, mons hic assurgit acutus… [Muse, tu connais l’endroit, ce mont se dresse aigu…] est un vers du long poème intitulé Lutetia, {i} où Raoul Boutray, {ii} déplore le sort des écoliers pauvres qui cultivaient les arts des Muses dans le Collège parisien de Montagu, au sommet de la Montagne Sainte-Geneviève : {iii} air vicé, pitoyable nourriture, vêture inadaptée aux rigueurs du froid et de la canicule… Guy Patin l’a tronqué pour cacher que ce lieu n’a aucun rapport géographique avec Pignerol, {iv} dont il entendait évoquer les rigueurs pour les prisonniers qu’on y enfermait.

    1. « Lutèce » : Paris, Petrus Chevalier, 1618, in‑8o, pages 21‑22.

    2. Rodolphus Botereius, v. note [36] du Borboniana 8 manuscrit.

    3. V. note [18], lettre 300.

    4. Forteresse du Piémont, v. note [6], lettre 46.

Louis xiv avait autoritairement aggravé en prison à vie la peine de bannissement à perpétuité prononcée par la Chambre de justice contre Nicolas Fouquet. D’Artagnan commandait les mousquetaires chargés d’escorter le condamné jusqu’à Pignerol ; {a} ils quittèrent la Bastille le 22 décembre, dès la sentence royale prononcée.

Mme de Sévigné a laissé un célèbre et poignant récit des dernières heurs de Fouquet à la Bastille (lettre à Pomponne, {b} datée du 22 décembre 1664, (tome i, page 79) :

« Ce matin a dix heures on a mené M. Fouquet à la chapelle de la Bastille. Foucault {c} tenait son arrêt à la main. Il lui a dit : “ Monsieur, il faut me dire votre nom afin que je sache à qui je parle. ” M. Fouquet a répondu : “ Vous savez bien qui je suis ; et pour mon nom, je ne le dirai non plus ici que je ne l’ai dit à la Chambre ; et pour suivre le même ordre, je fais mes protestations contre l’arrêt que vous m’allez lire. ” On a écrit ce qu’il disait, et en même temps Foucault s’est couvert < la tête > et a lu l’arrêt. M. Fouquet l’a écouté découvert. Ensuite on a séparé de lui Pecquet et La Vallée, {d} et les cris et les pleurs de ces pauvres gens ont pensé fendre le cœur de ceux qui ne l’ont pas de fer. Ils faisaient un bruit si étrange que M. d’Artagnan a été contraint de les aller consoler ; car il semblait que ce fût un arrêt de mort qu’on vînt de lire à leur maître. On les a mis tous deux dans une chambre à la Bastille ; on ne sait ce qu’on en fera.

Cependant M. Fouquet est allé dans la chambre < de M.> d’Artagnan. Pendant qu’il y était, il a vu par la fenêtre passer M. d’Ormesson, qui venait de prendre quelques papiers qui étaient entre les mains de M. d’Artagnan. M. Fouquet l’a aperçu, il l’a salué avec un visage plein de joie et de reconnaissance. Il lui a même crié qu’il était son très humble serviteur. M. d’Ormesson lui a rendu son salut avec une très grande civilité et s’en est venu, le cœur tout serré, me raconter ce qu’il avait vu. »


  1. Fouquet y mourut en 1680.

  2. Simon Arnauld d’Andilly, sieur de Pomponne, v. note [3], lettre 725.

  3. Joseph Foucault (v. note [1], lettre 992) était alors greffier de la Chambre du justice.

  4. La Vallée, domestique de Fouquet, et Jean Pecquet, son médecin, l’avaient tous deux accompagné dans ses prisons depuis 1661 : v. note [3], lettre 713.

Il existe une fort troublante ressemblance entre ce récit supposé écrit en décembre 1664 et celui d’Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, pages 285‑287), à la même date, mais qui n’a été publié qu’en 1860 par Adolphe Chéruel, auquel la marquise de Sévigné n’avait sûrement pas accès :

« Le lundi 22 décembre, Raveneau {a} me vint avertir que M. Foucault me viendrait prendre à huit heures pour aller à la Bastille. En effet, Foucault étant venu à huit heures, me dit que c’était pour décharger M. d’Artagnan de la garde des registres de l’épargne. {b} Étant allé devant, je me rendis à la Bastille peu après. M. d’Artagnan, étant revenu de chez M. Le Tellier {c} et m’ayant vu seul, m’embrassa et me dit à l’oreille que j’étais un illustre ; {d} qu’il n’entendait rien à toute cette affaire ici, et que, sitôt, qu’il serait de retour, il me viendrait entretenir. Il me parut chagrin du voyage qu’on lui faisait faire à Pignerol, dont on le pouvait dispenser. J’attendis quelque temps dans le pavillon, {e} tandis que Foucault alla faire lecture de l’arrêt à M. Fouquet.

Cela étant fait et m’ayant fait avertir d’aller où étaient les papiers, il me dit ce qui s’était passé : qu’il avait fait descendre M. Fouquet dans la chapelle ; que d’abord, il lui avait demandé son nom ; que M. Fouquet lui avait répondu qu’il n’avait point droit de lui demander son nom, et qu’il ne l’avait point dit à la Chambre < de justice > ; au contraire, déclarait qu’il protestait, comme il avait fait, contre tout ce qui avait été fait contre lui ; que lui, Foucault, lui avait répliqué qu’il était nécessaire qu’il dît son nom pour savoir à qui il parlait ; qu’il n’était pas là pour recevoir des protestations, mais pour lui faire lecture de l’arrêt ; et ensuite, qu’il avait pris l’arrêt sur la petite table ; et ayant mis son bonnet, et M. Fouquet étant demeuré nue tête, il lui avait lu l’arrêt ; que M. Fouquet lui avait parlé après civilement, et l’avait prié de croire qu’il avait été et qu’il était son serviteur ; {f} qu’ensuite, il avait été conduit dans la chambre de M. d’Artagnan, et qu’aussitôt M. de Besmot {g} avait fait sortir Pecquet, médecin, et La Vallée, valet de chambre de M. Fouquet, et les avait fait conduire dans une autre chambre de la Bastille ; que ces deux domestiques affectionnés fondaient en larmes de se voir séparés de leur maître, et ne sachant ce que l’on voulait faire de lui ni si on allait le faire mourir, ils se tiraient aux cheveux ; que M. d’Artagnan avait eu l’humanité de leur envoyer dire qu’ils ne se missent point en peine, et qu’il n’était question que du bannissement.

Après cette relation, je fis dresser un procès-verbal pour décharger M. d’Artagnan des papiers de l’Épargne en présence des commis, et en charger M. de Besmot ; et ensuite j’entrai dans la chambre de M. Fouquet et fis prendre tous les papiers de M. Fouquet, qui ne sont que des copies des pièces de son procès, et je les fis mettre dans quatre coffres et sur iceux apposer mon scellé, dont je chargeai M. Foucault. En me retirant, M. Fouquet, qui était à la fenêtre de M. d’Artagnan, me fit mille signes de civilité par la fenêtre et cria même qu’il était mon seviteur ; {h} et moi, je le saluai sans rien dire. {i} […]

Après le dîner, Drouet {j} me dit avoir vu partir M. Fouquet sur le midi, seul au fond de son carrosse et trois hommes devant, paraissant le visage fort gai, et tout le peuple lui donnant des bénédictions. Il sortit par la porte Saint-Antoine pour aller coucher à Villeneuve-Saint-Georges, et delà prendre le grand chemin de Lyon. On le mène sans aucun domestique à lui ; ce qui paraît fort dur de lui ôter son médecin et son valet de chambre. »


  1. Maître écrivain (scribe) employé au greffe.

  2. Outre la garde de Fouquet, d’Artagnan avait aussi celle des registres de l’Épargne (trésor royal, conservé à la Bastille), qu’il fallait confier à une autre, puisqu’il allait accompagner son prisonnier à Pignerol.

  3. Michel Le Tellier, secrétaire d’État à la Guerre (v. note [89], lettre 166).

  4. Un homme incomparable.

  5. Hôtel où résidait le gouverneur de la Bastille.

  6. « “ Je suis votre serviteur ”, pour dire “ Je ne suis pas de votre advis, je ne ferai pas ce que vous me proposez ” » (Furetière).

  7. Gouverneur de la Bastille.

  8. Dans cet autre emploi, l’expression « être votre serviteur » a le sens non ironique de « vous remercier et dire adieu ».

  9. La première édition complète des Lettres de Mme de Sévigné date de 1873 et a été établie à partir de copies, dont les originaux ont été perdus. Cet échantillon me semble suggérer que toutes peuvent ne pas être authentiques. La présente ne figure pas dans les éditions du xviiie s. où les plus anciennes lettres sont datées de 1670.

    Chéruel se contente de noter la ressemblance entre les deux récits : « on y trouve la preuve que les renseignements < de Mme de Sévigné > venaient quelquefois d’Olivier d’Ormesson. »

  10. Greffier du « petit criminel » du Parlement, mentionné dans la note [98], lettre 166.

9.

V. note [11], lettre 776, pour cet Abrégé de François Eudes de Mézeray (Paris, 1667).

10.

Ancenis, en Bretagne (aujourd’hui dans les Pays de la Loire, département de Loire-Atlantique), sur la rive droite du fleuve, une trentaine de kilomètres en amont de Nantes, était une baronnie attachée à la famille de Sully-Charost. V. note [33], lettre 539, pour Marie Fouquet, comtesse de Charost, fille aînée du surintendant déchu.

11.

Saint-Thierry, en Champagne (Sanctus Theodoricus, Marne), à une dizaine de kilomètres au nord de Reims, était siège d’une abbaye bénédictine où les rois de France avaient droit de gîte le lendemain de leur sacre.

Quatre Bailly se sont succédé à la tête de l’abbaye : de 1594 à 1599, Jacques Bailly, neveu de son prédécesseur, Dominique Leclerc ; de 1599 à 1613, Charles Bailly, autre neveu de Leclerc ; de 1628 à 1649, Paul Bailly, frère de Charles ; de 1649 à 1695, Guillaume Bailly, avocat général au Grand Conseil, fils de Charles (Gallia Christiana).

François ii Fouquet, archevêque de Narbonne, fut assigné à résidence à Alençon et Louis, évêque d’Agde, exilé à Vézelay, puis à Embrun et enfin, à Villefranche-de-Rouergue. Guy Patin n’évoquait pas le sort de l’abbé Fouquet, Basile, qui dut se retirer à Bazas en Gironde (Petitfils c, pages 450‑451).

12.

Le jeudi 18 décembre, avant l’annonce de la sentence de Nicolas Fouquet, Olivier Le Fèvre d’Ormesson a consigné le phénomène dans son Journal (tome ii, page 278) :

« Depuis lundi dernier, il paraît une comète du côté du faubourg Saint-Marceau, qu’on dit qui regarde la Bastille. Plusieurs personnes disent l’avoir vue. Ces choses extraordinaires au moment du jugement du procès de M. Fouquet sont fort à remarquer : la folie de Berryer, la comète, la déclaration de Lamothe sur la sellette. {a} La famille de M. Fouquet paraît avoir bonne espérance. Je ne sais si elle est bien fondée, car l’on dit que l’on n’omet rien pour acquérir des juges. »

Plus loin sur ce sujet (ibid. page 285) :

« Cette même nuit, {b} je vis de mon grenier la comète, qui me parut assez éclatante, grande comme quatre étoiles, ayant une longue queue assez large et éclatante. Sa course est du levant au couchant et elle paraît aller fort vite. C’est la matière de plusieurs discours. Le Pont-Neuf et les grandes places sont pleines, toutes les nuits, de personnes qui la voient. Sa découverte, au moment du procès de M. Fouquet, est une chose fort extraordinaire. »


  1. En faveur de Fouquet.

  2. Du 21 au 22 décembre.

13.

Surprenant hommage de Guy Patin à ce qu’il tenait pour la magnanime impartialité du roi : autoritairement et contre tout usage judiciaire, Louis xiv s’acharna à durcir la sentence du tribunal et disgracia un à un les juges qui l’avaient prononcée. Sans en accabler le roi, Patin a pourtant reconnu ces faits : pensait-il sincèrement que toute la malice en incombait à Colbert, ou craignait-il que sa correspondance fût soumise à l’examen de la censure ? Tout cela est en parfait écho avec ce qu’écrivait Mme de Sévigné à Pomponne le 21 décembre 1664 (tome i, page 80) :

« […] voilà une grande rigueur. Tantæne animis cælestibus iræ ? {a} Mais non, ce n’est point de si haut que cela vient. De telles vengeances, rudes et basses, ne sauraient partir d’un cœur comme celui de notre maître. On se sert de son nom, et on le profane comme vous voyez. Je vous manderai la suite. Il y aurait bien à causer sur tout cela ; mais il est impossible par lettre. »


  1. « Y a-t-il donc tant de colères dans les cœurs des dieux ? » (Virgile, Énéide, chant i, vers 11).

14.

« ce sont les extravagances d’un siècle moribond ».

15.

« dans cette honteuse et criminelle affaire ». Guy Patin revenait ici sur une de ses consultations pour la nonciature, au sujet d’une dame romaine (v. note [1], lettre 801). On avait aussi dû prendre l’avis d’Antoine Robert, agrégé du Collège des médecins de Lyon, dont Patin n’appréciait guère les talents. Sa lettre n’en disait pas assez pour qu’on puisse tout y comprendre ; on ne peut qu’y suspecter une obscure affaire d’avortement.

16.

« et qu’ici, comme ailleurs, on ne vende du poivre [on ne trompe le monde, Horace, v. note [3], lettre 247] ? »

17.

« Dieu veuille que ça ne dégénère pas en peine de mort ».

18.
Guy Patin détestait les champignons : « quand ils sont bien cuits, bien tournés et bien assaisonnés, ils ne sont bons qu’à être jetés par la fenêtre sans en goûter » (Traité de la Conservation de santé, chapitre ii).

Une parodie manuscrite anonyme du Cid qui circulait à cette époque, intitulée Colbert enragé, mettait ces vers dans la bouche du puissant ministre (Petitfils c, pages 453‑454) :

« […] Oui, c’est le plus grand de mes maux,
Et pourvu que Fouquet périsse,
Que ce soit par poison, ou qu’il meure en justice,
C’est là le seul moyen de me mettre en repos ;
Je m’accuse déjà de trop de négligence,
Courons à la vengeance ;
Je suis avare et dur, n’importe, cher Berryer,
Je veux y consacrer trois ou quatre pistoles
À trouver un cuisinier
Qui l’empoisonne à Pignerol. »

19.

« Nous donnons parole quand nous trompons, car c’est dans notre nature de tromper, et quand nous trompons, nous ne donnons rien sinon notre parole » (v. note [5], lettre 414). Je n’ai pas identifié le quatrain de Nostradamus, sans doute inventé, auquel Guy Patin faisait allusion à propos de Nicolas Fouquet.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, les 21, 23 et 25 décembre 1664

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0804

(Consulté le 19/04/2024)

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