L. 806.  >
À Charles Spon,
le 1er janvier 1665

Monsieur, [a][1]

J’aurai soin de l’affaire que vous me recommandez pour M. de Rhodes, [2] votre doyen, et vous promets d’en parler à M. le premier président ; [3] on peut espérer de sa justice et de la protection dont il honore les gens de lettres. Enfin, vous avez perdu M. Gras ; [4] il était temps qu’il mourût, il était trop bourru et sa mauvaise humeur ne lui a pas pu aider à quitter ce monde ; il avait pourtant du mérite, mais il eût bien fait de vivre comme les autres hommes.

Notre jeune reine [5] se porte bien, Dieu merci ; elle n’a plus besoin que de se fortifier. Tout son mal a été une fièvre tierce [6] et un accouchement qui fut un petit < peu > avancé par un purgatif [7] donné à contretemps. Sénèque [8] a très sagement dit qu’il n’y avait rien de plus dangereux dans les maladies qu’un remède donné avec tant de précipitation. [1] Un médecin doit ajuster aux femmes encore plus qu’aux hommes, et encore plus aux femmes grosses qu’à celles qui ne le sont pas. [2] La reine mère [9] n’est pas si bien, on dit qu’elle a un cancer [10] à la mamelle gauche où les empiriques [11] de la cour ont perdu leur escrime. On a envoyé quérir un prêtre nommé Gendron, [12] près d’Orléans, qui l’a traitée. [3] Une certaine femme en promettait la guérison, mais elle en a quitté l’entreprise. On parle d’un moine de Provence et d’un autre charlatan [13] que l’on veut faire venir de Hollande. De quel côté qu’il vienne, il m’importe fort peu, mais je ne pense pas qu’ils la guérissent. Mon Dieu, qu’il y a de sottes gens au monde, et particulièrement chez les grands seigneurs, de croire que telles buses puissent guérir des maladies que les médecins n’ont pas pu guérir ! [4] Messieurs les courtisans n’entendent point ce passage de la Bible : Numquid resina est in Galaad et medicus non est ibi ? [5][14]

La semaine qui vient, l’on va procéder aux taxes des partisans, dont les uns sont à la cour et lesGalilée (Galileo Galilei), astronome et mathématicien italienautres sont la plupart cachés et fugitifs. Il y en a qui s’offrent d’en prendre le parti, promettant au roi 50 millions, mais on dit qu’il en faut bien davantage. Je prévois une étrange désolation sur les familles de ceux sur qui tombera ce tonnerre, ce sera bien pis que la comète, [15] qui ne se montre plus. Les jésuites en ont fait une thèse fort sèche et où il n’y a presque rien à apprendre. [6][16][17] Je suis, etc.

De Paris, ce 1er de janvier 1665.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxxvii (pages 371‑373), datée du 9 janvier, et Bulderen, no cccxlv (tome iii, pages 34‑35), le 1er janvier, toutes deux à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no dclviii (tome iii, pages 507‑508), à André Falconet le 2 janvier.

1.

Sénèque le jeune, Consolatio ad Helviam [Consolation à Helvie], chapitre i, § 2 :

Nam in morbis quoque nihil est perniciosus quam immatura medicina.

[Car dans les maladies aussi, rien n’est plus dangereux que les remèdes précipités].

2.

Ajuster : « accommoder quelque chose [ici un remède], la mettre en état, la rendre juste pour être propre à servir selon sa destination » (Furetière).

3.

Le remarquable exposé, intitulé Deux médecins lorrains au chevet d’Anne d’Autriche, que le Pr Jean-Marie Gilgenkrantz de Nancy (non sans une discrète touche de chauvinisme, en tenant Gendron pour un de ses compatriotes) a présenté à la Société française d’histoire de la médecine le 26 mai 2018 (publié dans le journal Histoire des sciences médicale, tome lii, no 2, 2018, pages 209‑215), m’a permis de découvrir avec grande surprise François Gendron (Voves [v. note [2], lettre 814] 1618-Orléans 1688), auquel le Dictionnaire biographique du Canada a consacré une notice détaillée :

« Après avoir étudié la chirurgie à Orléans durant au moins cinq ans, François Gendron passa en Nouvelle-France en 1643. Il fut le premier médecin connu à vivre en Ontario et chez les Amérindiens. C’est en 1644–1645, de Sainte-Marie-des-Hurons, qu’il écrivit ses lettres, publiées en 1660 par Jean-Baptiste de Rocoles. {a} En Huronie, au témoignage du père Ragueneau, Gendron « a assisté les français et les sauvages avec beaucoup de charité (…) a toujours vécu avec beaucoup d’édification (…) sans gages, sans aucun gain (…) pour l’amour de Dieu ». Il passa sept ans au pays des Hurons, comme donné des Jésuites, et repartit pour la France le 23 août 1650, après la ruine de la Huronie. Il […] emportait un onguent pour fistules, ulcères rebelles et cancers. La base en était une poudre provenant de pierres découvertes sur les bords du lac Érié et qu’il appelait “ pierres ériennes ”. Cet onguent allait faire sa fortune en France et, en 1664, lui vaudrait l’honneur de soigner la reine mère Anne d’Autriche, qui souffrait d’un cancer du sein. […]

Gendron fut ordonné le 25 mai 1652, devint vicaire de sa paroisse natale et se fit médecin des pauvres. Sa popularité grandit tant et si bien qu’il dut bientôt se consacrer exclusivement au soin des malades, parmi lesquels se trouvaient des personnages de marque. Ses soins à la reine mère firent des jaloux dans la profession, où on l’a beaucoup décrié. Sa soutane, surtout, le rendait suspect de charlatanisme aux yeux des envieux. Malgré tout, en dépit de sa grande humilité et de sa timidité, il devint célèbre à la cour et dans tout le pays, où il avait voyagé beaucoup pour poursuivre ses études et ses expériences sur le traitement du cancer.

En quittant la cour, il retourna à Voves, nanti de témoignages tangibles de la reconnaissance de la famille royale, même s’il n’avait pu que soulager le mal de la reine mère. Ainsi, le 27 août 1665, il fut nommé par le roi abbé commendataire de Maizières, en Bourgogne. {b} C’est au profit des malades indigents qu’il utilisa les bénéfices que lui valut la faveur royale. Chaque année, il envoyait 200 livres au père Ragueneau au Canada. {c}

En 1671, il s’établit à Orléans, chez un neveu dont le fils, Claude Deshaies-Gendron, devait devenir, au xviiie s., le médecin du régent Philippe ii d’Orléans. François Gendron pratiqua jusqu’à sa mort, survenue le 2 avril 1688. On a conservé de lui de nombreux écrits, parmi lesquels on trouve un long “ Mémoire (…) touchant sa conduicte à l’égard du traictement du cancer de feu la Reine Mère ”. » {d}


  1. Quelques particularités du pays des Hurons en la Nouvelle-France. Remarquées par le Sieur Gendron, docteur en médecine, qui a demeuré dans ce pays-là fort longtemps. Rédigées par Hean-Baptiste de Rocoles, conseiller et aumônier du roi, et historiographe de Sa Majesté (Albany, J. Munsell, 1868, in‑4o de 26 pages, réimpression de l’édition parue à Troyes et Paris, Denys Béchet et Louis Billaine, 1660).

  2. Abbaye cistercienne située à Saint-Loup-Géanges (Saône-et-Loire), dans le diocèse de Chalon-sur-Saône.

  3. Paul Ragueneau (Paris 1608-ibid. 1680) missionnaire, supérieur des jésuites du Canada jusqu’en 1662.

  4. Texte dont je n’ai pas trouvé de trace imprimée.

Mme de Motteville (Mémoires, pages 543‑544) :

« Le roi, suivant en cela la première inclination de la reine, sa mère, fit arrêter qu’elle se servirait de Vallot, son premier médecin. Elle le trouva bon, quoique ce qui paraissait avoir si fort empiré son mal vînt de ce qu’il y avait mis depuis quelques jours ; puis voyant que ces remèdes ne la soulageaient pas, elle se laissa aller au conseil de plusieurs personnes qui lui parlèrent d’un pauvre prêtre de village, nommé Gendron, qui pansait les pauvres et qui avait acquis de la réputation à ce charitable exercice. Elle le vit au Val-de-Grâce et Seguin, son médecin, qui voyait que Vallot jusqu’alors n’avait pas réussi à la traiter, lui conseilla de se mettre entre les mains de cet homme. La reine mère suivit son avis, même avec quelque espoir de guérison ou de longue vie, car cet homme lui promit qu’il endurcirait son sein comme une pierre et qu’ensuite, elle vivrait aussi longtemps que si elle n’avait point eu de cancer. Mais Gendron ne parlait pas de bonne foi car outre que son remède était nouveau et qu’il ne l’avait pas assez expérimenté pour en répondre, une demoiselle que nous connûmes bientôt après, à qui il l’avait donné, s’en trouvait fort mal et son sein s’était ouvert. Ce remède était chaud et par conséquent, il était violent. La reine mère en sentit de grandes douleurs. […]

Elle passa de cette sorte tout l’hiver, pendant lequel son mal fut fort grand. On le voyait dans ses yeux et à son visage ; mais comme il était supportable, son esprit était soulagé par les promesses de Gendron qui la flattèrent de quelque prolongation de vie. Peu à peu néanmoins son cancer empirait et commençait à s’ouvrir, ce qui donnait de grandes inquiétudes à ceux qui s’intéressaient à sa vie. »

4.

« On dit proverbialement d’un sot, d’un stupide, que c’est une buse. On dit aussi, qu’on ne saurait faire d’une buse un épervier pour dire qu’il y a des gens incapables de science et de discipline » (Furetière).

5.

« N’y a-t-il plus de baume au pays de Galaad ? N’y a-t-il là aucun médecin ? » (Jérémie, 8:22).

6.

Il ne s’agit pas à proprement parler d’une thèse, mais il allait paraître sous peu un ouvrage didactique à ne pas manquer :

Le Cours de la Comète, qui a paru sur la fin de l’année 1664 et au commencement de l’année 1665. Avec un Traité de sa Nature, de son Mouvement, et de ses Effets. Présenté à Monseigneur le Prince. {a} Par le P. Jacques Grandamy, {b} de la Compagnie de Jésus.


  1. Le Grand Condé, épître datée du Collège de Clermont, le 4 mars 1665.

  2. Jacques Grandamy ou Grandami (Nantes 1588-1672) a dirigé plusieurs collèges jésuites de France. Il avait précédemment fait briller son génie astronomique en publiant une :

    Nova Demonstratio immobilitatis Terræ petita ex virtute magnetica. Et quædam alia ad effectus et leges magneticas, usumque longitudinum et universam Geographiam spectantia, de novo inventa. Autore Iacobo Grandamico, e Societate Iesu.

    [Nouvelle Démonstration de l’immobilité de la Terre, tirée du pouvoir magnétique. Et certaines autres découvertes nouvelles touchant aux effets et aux lois magnétiques, à l’emploi des longitudes et à la géographie universelle. Par Jacques Grandamy, de la Compagnie de Jésus]. {i}

    1. La Flèche, Georgius Griveau, 1645, in‑4o richement illustré de 162 pages ; suivi par les écrits de Galilée niant que la Terre tourne (96 pages).
  3. Paris, Sébastien Cramoisy et Sébastien Marbre-Cramoisy, 1665, in‑fo de 23 pages. L’ouvrage se conclut sur deux chapitres :

    • le vie est intitulé Remarques touchant l’immobilité de la terre, nécessaires pour l’intelligence de ce qui regarde la Comète ;

    • le viie, De la cause finale de la Comète, et de ses effets, conclut qu’il s’agit d’un phénomène naturel qui doit inspirer un pieux émerveillement devant la toute-puissance de Dieu ; tout en convenant que les comètes, comme les éclipses, « peuvent être de bon ou de mauvais présage, selon l’usage libre que chacun en fait, et selon les dispositions différentes qui se renconrent dans la volonté de ceux qui les considèrent ».


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 1er janvier 1665

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(Consulté le 23/04/2024)

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