L. 810.  >
À André Falconet,
le 6 février 1665

Monsieur, [a][1]

Ce 31e de janvier. Je vous mandai hier la mort de M. Liénard [2] âgé de 78 ans. [1] On dit souvent que M. Rainssant [3] se porte mieux et dès le lendemain, on dit qu’il empire. Il a quitté tous ses charlatans, [4] et est réduit à prendre des petits grains de laudanum, [5] sans lesquels il ne peut dormir, une autre fois de la poudre oculorum cancri [2][6] et d’autres fois, d’autres bagatelles que Guénault [7] lui ordonne, nec aliter potest empiricus agere quam empirice, nullus Deus extra cœlum suum habitat ; [3][8] quand il voudrait faire mieux, il ne pourrait ; ad hoc scamma Deus eum produxit[4][9]

Ce 5e de février. On me vient d’apporter son billet d’enterrement et j’apprends qu’il mourut hier à trois heures après midi, âgé de 66 ans, avec pluralité d’enfants et assez peu de bien, quoique toute sa vie il n’ait rien épargné pour en attraper : travail effroyable et tout à fait immodéré, finesse, fourberie, imposture, impudence, mensonges, apothicaires, [10] chirurgiens, [11] sages-femmes, [12] opérateurs, artes Guenaldicæ, pravæ, mentitæ[5] tout lui était bon, pourvu qu’il en vînt de l’argent, mais [13][14][15]

Il est mort, et la Parque noire
au fleuve Styx l’a mené boire
[6]

Le roi [16] fait faire le procès au nommé Fargues, [17] Languedocien qui voulut il y a quelques années tenir bon dans Hesdin [18] dont il était le gouverneur contre le roi, en faveur des Espagnols et du prince de Condé [19] avec lequel il avait intelligence. Le roi l’a envoyé sous bonne garde à Abbeville [20] afin que son procès lui soit fait par l’intendant de justice en Picardie [21] avec le présidial de ladite ville. [7] Hier mourut ici un des plus grands hommes qui ait été en l’Université, M. Padet, [22] proviseur du Collège d’Harcourt, [23] verus Atlas Academiæ[8][24] âgé de 86 ans, accablé de différents maux qui ont avancé sa vieillesse. Il était homme de grand mérite, Dieu lui fasse paix. Je vous baise les mains et suis de toute mon âme, etc.

De Paris, ce 6e de février 1665.


a.

Bulderen, no cccxlviii (tome iii, pages 39‑41) ; Reveillé-Parise, no dclx (tome iii, pages 510‑511).

1.

La lettre du 30 janvier 1665 à André Falconet n’a pas été conservée. V. note [8], lettre 579, pour Claude Liénard, qui occupait le 3e rang sur le tableau des docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris établi le 13 novembre 1664 : François Guénault, primarius Reginæ Francorum medicus [premier médecin de la reine de France], y demeurait le premier (ancien) et Guy Patin, professor Regius [preofesseur royal], montait au 13e rang.

2.

« d’yeux d’écrevisse ».

Pierres ou yeux d’écrevisses (Trévoux) :

« petits corps blancs, durs, ronds, convexes d’un côté et plans de l’autre, ayant du côté plat une petite cavité, lesquels se trouvent dans l’estomac des écrevisses mâles aux mois de mai, de juin et de juillet. {a} Il y a des charlatans qui fabriquent des yeux d’écrevisses et qui y réussissent si bien que les droguistes les plus experts s’y laissent souvent tromper. Pour découvrir la tromperie, il n’y a qu’à les écraser et jeter dessus un peu d’esprit-de-sel : si les yeux d’écrevisses sont vrais, il s’excitera une fermentation ; s’ils sont faux, il ne s’en fera point, à moins qu’ils ne fussent faits de coquillages. {b} Les yeux d’écrevisses naturels ont la vertu d’adoucir les humeurs âcres, d’émousser, d’absorber et de précipiter les acides : c’est pourquoi ils conviennent dans les ardeurs d’estomac, dans la colique, dans la pleurésie, dans la gravelle, dans les fièvres continues, dans les fièvres erratiques. » {c}


  1. Ces gastrolithes sont des concrétions de carbonate de calcium permettant la reconstitution périodique de la carapace après la mue. Ils doivent leur nom d’yeux à leur forme et au fait qu’ils vont toujours par paire.

  2. L’esprit de sel (acide chlorhydrique) réagit avec la chaux en provoquant un dégagement bulleux de dioxyde de carbone.

  3. V. note [2], lettre 473, pour la gravelle ; toutes ces vertus thérapeutiques sont imaginaires. La rareté et le prix d’un médicament étaient tenus pour des garanties de son efficacité.

3.

« et l’empirique ne peut agir autrement que par l’empirisme, nul Dieu n’habite hors de son ciel ».

Guy Patin semblait se rappeler ses cours de scolastique, en appliquant aux empiriques un précepte d’Aristote que Thomas d’Aquin a réfuté chrétiennement (Somme théologique, troisième partie, question lvii, article 4) :

Locus habet rationem continentis. Unde primum continens habet rationem primi locantis, quod est primum cœlum. In tantum igitur corpora indigent esse in loco per se, in quantum indigent contineri a coprore cœlesti. Corpora autem gloriosa, et maxime corpus Christi, non indiget tali continentia ; quia nihil recipit a corporibus cœlestibus, se a Deo mediante anima. Unde nihil prohibet corpus Christi esse extra totam continentiam cœlestium corporum, et non esse in loco continente. Nec tamen oportet, quod extra cœlum sit vacuum ; qui non est ibi locus. Nec est ibi aliqua potentia susceptiva alicujus corporis ; sed potentia illuc perveniendi est in Christo. Quod autem Aristotelis probat iDe cœlo quod “ extra cœlum non est corpus ”, intelligendum est de corporibus in solis naturalibus contitutis.

« Un lieu a la propriété de renfermer. Le lieu qui renferme le plus est donc par là même le plus vaste ; et c’est le premier ciel. Par conséquent, plus il est nécessaire à des corps d’occuper un lieu, plus il leur est nécessaire aussi d’être refermés dans le ciel. {a} Mais les corps glorieux, celui du Christ par excellence, n’ont pas besoin d’occuper un tel lieu, n’ayant rien à recevcoir des corps célestes, mais seulement de Dieu par l’intermédiaire de l’âme. Rien n’empêche donc que le corps du Christ ne soit en dehors de l’espace renfermé par les cieux, et qu’il ne soit pas même renfermé dans un lieu. Cela ne veut pas dire, néanmoins, qu’en dehors du ciel il y ait le vide, puisqu’il n’y a pas de lieu. Il n’y a même là aucune potentialité capable de recevoir un corps ; mais la puissance d’y parvenir est dans le Christ lui-même. Quand Aristote prouve, De cœlo, i, qu’“ en dehors du ciel il n’y a pas de lieu ”, {b} cela s’entend seulement des corps tels qu’ils existent dans la nature. » {c}


  1. Autrement dit, la nature a horreur du vide et réciproquement.

  2. Du ciel, livre i, chapitre vii, § 14.

  3. Traduction de F. Lachat, 1859.

4.

« à cette arène Dieu l’a conduit » : Tertullien, v. note [18], lettre 287.

5.

« procédés guénaldiques [de Guénault, Guénauld], pernicieux, mensongers ».

6.

Vers de la Satire Ménippée (À Mademoiselle ma commère, sur le trépas de son âne, regret funèbre) :

« Aussi son destin n’était pas
Qu’il dût vivre exempt du trépas :
Il est mort, et la Parque noire, {a}
À l’eau de Styx {b} l’a mené boire,
Styx des morts l’éternel séjour
Qui n’est plus passable au retour. »


  1. Atropos, v. note [31], lettre 216.

  2. V. note [28], lettre 334.

7.

La paix des Pyrénées (1659) avait amnistié les écarts de conduite de Balthazar de Fargues (v. note [7], lettre 521) durant la Fronde, puis durant la rébellion condéenne contre les armées royales.

Saint-Simon, dans son récit intitulé la Catastrophe singulière de Fargues (Mémoires, tome ii, pages 633‑635), a relaté son procès et son exécution, mais avec une vive partialité à l’encontre du premier président de Lamoignon.

« S’il n’avait pas été pendu, ce n’avait pas été faute d’envie de se venger particulièrement de lui ; mais il avait été protégé par son parti et formellement compris dans l’amnistie. La haine qu’il avait encourue, et sous laquelle il avait pensé {a} succomber, lui fit prendre le parti de quitter Paris pour toujours afin d’éviter toute noise et de se retirer chez lui sans faire parler de lui ; et jusqu’alors, il était demeuré ignoré. Le cardinal Mazarin était mort ; il n’était plus question pour personne des affaires passées ; mais comme il avait été fort noté, {b} il craignait qu’on lui en suscitât quelque autre nouvelle, et pour cela, vivait fort retiré et fort en paix avec tous ses voisins, fort en repos des troubles passés, sur la foi de l’amnistie, et depuis longtemps. »


  1. Failli.

  2. Il s’était fait beaucoup remarquer.

À l’occasion d’une mésaventure de chasse survenue à quelques courtisans, dont le marquis de Vardes, Louis xiv apprit que Fargues vivait dans son domaine de Cincehours, près de Courson (Essonne, entre Limours et Arpajon), et se souvint mal de lui (ibid.) :

« Le roi et la reine sa mère, qui ne lui avaient pardonné que par force, mandèrent le premier président Lamoignon, et le chargèrent d’éplucher secrètement la vie et la conduite de Fargues, de bien examiner s’il n’y aurait point moyen de châtier ses insolences passées, et de le faire repentir de les narguer si près de la cour dans son opulence et sa tranquillité. Ils lui contèrent l’aventure de la chasse qui leur avait appris sa demeure, et témoignèrent à Lamoignon un extrême désir qu’il pût trouver des moyens juridiques de le perdre ».

Lamoignon, « avide et bon courtisan », agit avec zèle et fit mener Fargues à la Conciergerie sous le chef d’un « meurtre commis à Paris au plus fort des troubles » ; à la vérité, sous celui de malversations (péculat) antérieures à la période que couvrait l’amnistie. Un tribunal siégeant à Abbeville condamna Fargues à mort :

« Les courtisans distingués qui avaient été si bien reçus chez ce malheureux homme firent toutes sortes d’efforts auprès de ses juges et auprès du roi, mais tout fut inutile : Fargues eut très promptement la tête coupée {a} et sa confiscation donnée en récompense au premier président. Elle était fort à sa bienséance et fut le partage de son second fils : il n’y a guère qu’une lieue de Bâville à Courson. »


  1. En fait il fut pendu à Abbeville le 27 mars 1665 (v. note [11], lettre 817).

L’intendant de justice en Picardie était alors Louis de Machault, seigneur de Soisy (v. note [2], lettre 706).

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, pages 299, vendredi 6 février 1665) :

« Il y eut jeudi huit jours que Fargues, d’Hesdin, fut arrêté prisonnier sur un décret des subdélégués de la Chambre de justice, à Abbeville, à cause des abus par lui commis dans le pain de munition lorsqu’il était major à Hesdin, du vivant de M. de Bellebrune. Deux jours après, il fut conduit à Abbeville par une brigade de mousquetaires du roi, pour lui être son procès instruit et jugé par les subdélégués, à la charge de l’appel. Chacun en parle comme d’un homme perdu, et qui devait se tenir fort caché et se retirer même hors du royaume pendant quelque temps. Foucault me dit, avant-hier, que l’on ne le rechercherait pas de ce qui était contenu dans son abolition, mais seulement du fait des vivres. »

Saint-Simon s’est bien servi de cette histoire pour médire de Lamoignon :

« Les grâces de sa personne, son affabilité, le soin qu’il prit de se faire aimer du barreau et des magistrats, une table éloignée de la frugalité de ses prédécesseurs, son attention singulière à capter les savants de son temps, à les assembler chez lui à certains jours, {a} à les distinguer, quels qu’ils fussent, lui acquirent une réputation qui dure encore et qui n’a pas été inutile à ses enfants. Il est pourtant vrai qu’à lui commença la corruption de cette place, qui ne s’est guère interrompue. »


  1. Académie Lamoignon dont Guy Patin était un membre assidu, v. note [2], lettre 566.

8.

« véritable Atlas de l’Académie » ; v. note [43], lettre 485, pour ce surnom de Pierre Padet.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 6 février 1665

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(Consulté le 19/04/2024)

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