L. 816.  >
À André Falconet,
le 20 mars 1665

Monsieur, [a][1]

Je ne sais si vous avez reçu certaine espèce de gazette qu’on appelle le Journal des Sçavans[2] de laquelle l’auteur s’étant plaint, d’un petit article, contre mon fils Charles [3] sur la médaille qui fut ici faite l’an passé pour les Suisses. [4] Il y a répondu, je vous ai envoyé sa réponse, laquelle est sage et modeste. Ce nouveau gazetier y a répliqué, et y a parlé en ignorant et en extravagant ; en quoi il n’eût point manqué de réponse forte et aigre avec de bonnes raisons, si on n’eût prié Carolus de surseoir sa réplique et menacé d’une lettre de cachet. [5] La vérité est que M. Colbert [6] prend en sa protection les auteurs de ce journal que l’on attribue à M. de Sallo, [1][7] conseiller au Parlement, à M. l’abbé de Bourzeis, [8] à M. de Gomberville, [9] à M. Chapelain, [10] etc. ; si bien que Carolus est conseillé de différer sa réponse et même, par l’avis de M. le premier président [11] qui l’a ainsi désiré (on en dit une cause particulière, savoir qu’il n’est pas bien avec M. Colbert depuis le procès de M. Fouquet). [12] Nous verrons ci-après si ces prétendus censeurs, sine suffragio populi et Quiritum[2] auront le crédit et l’autorité de critiquer ainsi tous ceux qui n’écriront pas à leur goût. Sommes-nous du temps de Juvénal, [13] qui a dit hardiment Dat veniam corvis, vexat Censura columbas ? [3] Une chose néanmoins nous console, c’est que nous n’avons point tort, et que les savants et intelligents sont de notre avis, mais ces Messieurs abusent de leur crédit. La république des lettres est pour nous, mais M. Colbert est contre ; et si mon fils se défend, on dit qu’on l’enverra à la Bastille. Il vaut mieux n’en pas écrire. [4]

Ce 16e de mars. M. de Lamoignon, [5][14] fils aîné de M. le premier président, me fit l’honneur hier que vous m’avez fait autrefois de votre grâce : [6][15] il me vint hier entendre au Collège royal[16][17] accompagné de deux conseillers de la Cour ; diverses questions m’y furent proposées, auxquelles je satisfis sur-le-champ ; lui-même m’en proposa trois, de natura febrium intermittentum, de causa febris tertianæ et quartanæ, de causa periodicationis eiusmodi febrium ; [7] j’y répondis sur-le-champ d’une manière dont ils sont encore étonnés. Il m’a dit qu’il m’aimait cent fois plus depuis ce temps-là et après, à cause de M. et de Mme la présidente de Nesmond, [18][19] dont il était le neveu, car je parlai modestement contre le vin émétique [20][21] et le quinquina [22] dont ils étaient morts. Je fus écouté fort patiemment ; enfin, après avoir parlé deux heures, je descendis de chaire, magna spectante caterva[8] je les reconduisis jusque dans leur carrosse. M. le premier président me dit avant souper que son fils lui avait récité tout ce que j’avais dit à ma leçon, que cela était beau et qu’il y voulait aussi venir quelque jour. J’ai appris là que M. le duc de Verneuil [23] ne partirait qu’après Pâques pour son ambassade d’Angleterre ; mais en attendant, les Hollandais s’apprêtent fortement à la guerre pour résister aux Anglais. [24] On a fait en Allemagne des figures de la comète [25] et même, quelques-uns en ont fait une prophétie, laquelle promet au roi une grande et signalée victoire contre le Turc. [26] Je souhaite bien fort que cela arrive, mais pourtant cela m’est bien suspect, vu que ces prédictions, révélations et miracles n’arrivent que très rarement. [27]

Ce 18e de mars. Hier, en revenant de ma leçon, je vis sur le Pont Notre-Dame [28] mener à la Grève [29][30] un certain méchant et malheureux coquin natif de Flandre qui avait poignardé son maître dans Pontoise ; [31] c’était un seigneur anglais dont il voulait avoir la bourse. Il était condamné d’avoir le poing coupé [32] et d’être rompu tout vif, [33] ce qui fut exécuté. Ce seigneur anglais qui fut poignardé dans son lit à Pontoise par son valet flamand avait nom le milord Carrington. [9][34] Ce valet fut brûlé trois heures après avoir été rompu, selon que l’arrêt portait ; il n’était point encore mort quand il fut jeté dans le feu. Dans le testament de ce bon mais malheureux maître, il se trouve qu’il donnait à ce pendard de valet 10 000 livres. On a fait connaître au roi [35] quelques intrigues de la cour par une lettre qui avait été écrite à Paris et envoyée en Espagne, d’où elle a été renvoyée à Paris et donnée à la reine mère [36] qui l’a mise entre les mains du roi. Le comte de La Guiche, [37] fils aîné du maréchal de Gramont, [38] y est mêlé, le roi est fort fâché contre lui. Il a envoyé à Aigues-Mortes [39] faire arrêter le marquis de Vardes, [40] lequel se trouve enveloppé en l’intrigue, aussi bien que la comtesse de Soissons [41] et autres. [10]

J’ai vu aujourd’hui Mme Boissat, laquelle m’a dit avoir de Lyon, de M. Boissat [42] son mari, lettres qui portent que le grand ouvrage du P. Théophile [43] est en chemin, en 19 tomes in‑fo tous achevés, avec ordre de ne les pas donner à moins de 100 livres en blanc. Ce n’est point trop pour un grand ouvrage, duquel j’ai fort bonne opinion, mais c’est bien de l’argent pour le temps auquel nous sommes. [11] On dit ici que le roi s’en va mardi prochain à Chartres [44] accomplir sa dévotion et s’acquitter du vœu qu’il a fait pour obtenir de Dieu la santé de la reine, et que trois jours après il sera de retour à Paris. [12] On fait ici de grands préparatifs pour bénir l’église du Val-de-Grâce [45] que la reine mère a fondée et où elle a fait tant de dépenses. Hier, jour de Saint-Joseph, M. Mathieu de Mourgues, [46] âgé de 82 ans, fit un sermon dans les Incurables, [47] où il demeure, en l’honneur de saint Joseph, en présence de la reine. [48] C’est lui qui écrivait à Bruxelles [49] contre le cardinal de Richelieu, [50] pour la < feue > reine mère [51] dont il était aumônier. C’est un savant homme et grand personnage qui a devers soi la parfaite histoire du feu roi Louis xiii, laquelle il ne veut être imprimée qu’après sa mort. Il en a fait six copies manuscrites qu’il a commises à six de ses bons amis qui ne manqueront point d’exécuter ses intentions en temps propre. [13] C’est ainsi que nous a été transmise l’intention de Guichardin [52] et que sa belle Histoire nous est demeurée. [14] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur, etc.

De Paris, ce 20e de mars 1665.


a.

Bulderen, no cccliii (tome iii, pages 49‑53) ; Reveillé-Parise, no dclxv (tome iii, pages 517‑520).

1.

V. note [6], lettre 814, pour le Journal des Sçavans et sa querelle avec Charles Patin. Denis de Sallo, seigneur d’Hédouville et de La Coudraye (Paris 1626-ibid. 25 mai 1669), fils aîné de Jacques (v. note [25], lettre 39) et de Marguerite Viole, avait été reçu conseiller au Parlement de Paris en 1653. Comme on a vu, ses goûts littéraires l’avaient poussé à fonder en 1665 le Journal des Sçavans, dont il dut abandonner la rédaction en 1666, pour la remettre à l’abbé Gallois. Malgré cette disgrâce, Sallo conserva la faveur de Colbert, qui faisait le plus grand cas de son intelligence et le consultait tant sur les affaires littéraires que sur certaines matières politiques. Il a laissé quelques compilations onomastiques (G.D.U. xixe s. et Popoff, no 2235).

La réponse du Journal à la Lettre d’un ami de M. Patin sur le Journal des Sçavans du 23 février 1665 était cinglante (livraison du lundi 9 mars 1665, pages 118‑120) :

« Comme plusieurs personnes font leur divertissement du Journal, sans en vouloir faire leur occupation, ils s’intéressent si peu au succès qu’il peut avoir que tout ce que l’on écrira pour le combattre demeurera sans réplique. Il est vrai que si on ne fait rien de meilleur que cette lettre de l’ami de M. Patin, il peut demeurer exposé aux attaques de ses ennemis sans en redouter les coups. Car celui qui est auteur de cette lettre a si mal réussi dans son entreprise qu’en voulant excuser les fautes de M. Patin, il les a rendues plus signalées et n’a fait que confirmer ce que le Journal en avait dit. »

Sur le point précis de la médaille des Suisses, le sieur de Hédouville (de Sallo) écrit :

« Enfin, la troisième chose dont se plaint l’ami de M. Patin est qu’il trouve à redire de ce qu’on a dit qu’il se serait bien passé de critiquer une médaille faite par le commandement du roi et donnée de sa part aux Suisses lors du renouvellement d’alliance. On ne pouvait guère parler plus modérément d’une action aussi téméraire que celle de M. Patin. La devise de la médaille est Nulla sub me natoque hæc fœdera rumpet. {a} Il s’agit de savoir si sub me en cet endroit peut signifier “ sous mon règne ”. L’ami de M. Patin qui a prévu que, demeurant dans les termes de la grammaire, il serait obligé de passer condamnation, s’est jeté sur la politique ; et changeant de batterie, condamne cette devise, non plus à cause que sub me n’est pas latin, mais parce qu’il s’imagine que cette façon de parler est capable de choquer les Suisses et que ce sub me peut passer pour une entreprise contre leur liberté. En vérité, ce raisonnement va jusqu’à l’extravagance et ne mérite pas de réponse. »


  1. « Que nul jour ne rompe ces traités sous mon règne ni celui de mon fils. »

L’article se termine sur un coup de poignard :

« On prie le lecteur de voir cette lettre afin qu’il puisse être témoin de la faiblesse de l’ami de M. Patin et de la justice que lui a faite le Journal. On est même assuré que tout le monde louera la modération avec laquelle on a traité un homme qui veut faire passer ceux qui travaillent au Journal pour des faussaires et des calomniateurs. »

2.

« sans le suffrage du peuple et des bourgeois. »

L’Esprit de Guy Patin a médité sur le « mauvais métier que celui de censeur » : v. note [52] du Faux Patiniana II‑1.

3.

« La censure acquitte les corbeaux, mais condamne les colombes » (v. note [25], lettre 432).

4.

Le parti que Colbert prenait en faveur de Sallo dans cette querelle érudite marquait le début des ennuis politiques de Charles Patin qui, après d’autres péripéties, l’obligèrent à s’exiler définitivement en 1668 (vLes déboires de Carolus).

5.

Chrétien-François de Lamoignon, marquis de Bâville, etc. (1644-1709), était l’aîné des deux fils du premier président Guillaume de Lamoignon. Son père avait dirigé son instruction. Il avait commencé par être avocat au Parlement (1663), puis devint successivement conseiller au Parlement (1666), maître des requêtes (1671), puis avocat général (1673), charge qu’il exerça pendant 25 ans, et enfin président à mortier (1690-1693, puis 1698-1704). Orateur de talent, il aimait à s’entourer des écrivains les plus distingués de son temps. C’est à lui que Nicolas Boileau-Despréaux adressa sa sixième épître. Le président de Lamoignon devint membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1704) (G.D.U. xixe s. et Popoff, no 111).

Saint-Simon (Mémoires, tome iii, page 571) :

« C’était un homme enivré de la cour, de la faveur, du grand et brillant monde, qui se voulait mêler de tous les mariages et de tous les testaments, et à qui, comme à tout Lamoignon, il ne se fallait fier que de bonne sorte. »

6.

Allusion à la visite qu’André Falconet fit à Guy Patin en 1656 (v. note [1], lettre 445).

Le 16 mars 1665 fut un lundi. Cette date, donnée comme lendemain d’une leçon de Patin au Collège de France, ne peut être qu’une erreur de transcription ou d’impression car nul à Paris n’enseignait publiquement le dimanche (jour des dévotions chrétiennes).

7.

« Sur la nature des fièvres intermittentes, sur la cause de la fièvre tierce et quarte, sur la cause de la périodicité des fièvres de cette sorte ».

8.

« sous le regard de la grande foule ».

9.

Il s’agissait de sir Charles Smyth, premier vicomte de Carrington, né vers 1598, assassiné le 4 mars 1664 à Pontoise.

10.

Guy-Armand de Gramont, comte de [La] Guiche connaissait de nouveaux déboires (v. note [2], lettre 641) avec l’affaire de la lettre espagnole (v. note [4], lettre 803). On l’envoya servir en Hollande et il fut blessé au combat naval du Texel (11 juin 1666). Complice de Guiche, avec la comtesse de Soissons, le marquis de Vardes était de nouveau arrêté pour être emprisonné à Montpellier.

11.

V. note [6], lettre 736, pour les œuvres complètes du P. Théophile Raynaud parues à Lyon, chez le libraire Horace Boissat.

12.

Après avoir entendu la messe en la chapelle du Louvre, le roi et la reine quittèrent Paris le mardi 24 mars 1665, vers sept heures du matin, en compagnie de Monsieur. Après avoir déjeuné à Saint-Arnoult, ils arrivèrent à Chartres vers cinq heures du soir. Reçus en la cathédrale par l’évêque, Ferdinand de Neufville de Villeroy, ils assistèrent à un Te Deum en actions de grâces pour la guérison de la reine, raison de ce voyage. Louis xiv et la cour revinrent à Paris dans la journée du 26 mars (Levantal).

13.

Mathieu de Mourgues, sieur de Saint-Germain, fut l’aumônier de Marie de Médicis, alors la « feue reine mère ». Son histoire de Louis xiii est restée à l’état de manuscrit (v. note [4], lettre 100).

Saint Joseph se fête le 19 mars ; v. note [13], lettre 286, pour l’hôpital des Incurables.

14.

Guichardin (Guiccardinius), dont le nom complet était Francesco Guicciardini (Florence 1482-Arcetri 1540), reçut une formation juridique puis se mit au service de Rome. Il fut le principal artisan de la suprématie des Médicis sur la République de Florence. Politiquement proche de Machiavel, Guichardin a laissé une Historia di Italia… qui a été publiée après sa mort (Florence, L. Torrentino, 1561, in‑fo ; v. note [3], lettre 961, pour sa traduction française, Paris, 1568). Elle couvre la période 1490-1534. Guichardin a innové en ajoutant au simple exposé des faits la recherche de leurs causes.

V. note [10] (paragraphe 3) du Naudæana 3 pour l’historien italo-flamand Lodovico Guiccardini, petit-fils de Francesco.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 20 mars 1665

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(Consulté le 28/03/2024)

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