Ce 6e de mai. J’ai appris aujourd’hui que la reine mère [2] empire et que les divers empiriques [3] qui ont vu son mal ne le soulagent de rien, pas même ce M. Alliot, [4] médecin de Bar-le-Duc. [5] Je pense que vous savez bien que Mme la première présidente [6] est sourde. Divers charlatans [7] y ont été employés, et ce du contentement du maître, Patris patrati, intelligo virum Lam. Principem Senatus. [1][8] Quand feu M. Duret [9] parlait de nos magistrats, il disait qu’ils n’entendaient rien à notre jargon et qu’ils en parlaient néanmoins comme s’ils eussent été summi dictatores artis medicæ. [2] Il disait d’eux pour montrer le peu d’intelligence qu’ils y avaient, Domini de Parlamento multum abest quin sint medici. [3] Comme je sortais aujourd’hui de ma leçon, [10] un homme que je ne connais point m’a prié de lui faire voir Mme la présidente et m’a dit que véritablement, il n’était point médecin, mais qu’il avait un secret avec lequel il espérait de la guérir, et qu’il avait guéri la fièvre quarte [11] et l’hydropisie [12] à des paysans vers Blois [13] et Orléans. [14] Je lui ai répondu que je n’étais point le médecin de Mme la première présidente ni de Monsieur son mari. Je lui répondis qu’il devait s’adresser à Guénault [15] qui était leur médecin il y a plus de 30 ans ; que pour moi, j’aurais mauvaise grâce de m’en mêler, vu qu’il n’était point médecin et que lui-même l’avouait. C’est un homme qui a le caquet bien affilé [4] et qui a quelque mine de prêtre normand ou breton. Je pense qu’il s’accordera mieux avec Guénault qu’avec moi, vu que je n’entends rien en charlatanerie : tout est bon à Guénault pourvu qu’il y ait à gagner, il n’y a rien à faire pour moi de ce côté-là.
M. Baltazar, [16] maître des requêtes, jadis intendant de justice en Languedoc, est ici mort. Il n’a été que trois jours malade, il était usé, et avait fort mauvaise poitrine et la vue courte. Sa femme mourut à Pézenas [17] entre les mains de M. de Belleval, [18] elle s’appelait Louise Du Laurens, [19][20] sœur de M. Du Laurens, [21] le conseiller qui est prêt d’entrer en la Grand’Chambre, et nièce de Messire André Du Laurens [22] qui a si bien écrit l’histoire anatomique. [5] Cette famille des Baltazar est fort aimée à Paris pour les honnêtes gens qu’elle a produits et pour ceux qui vivent encore, dont j’ai l’honneur d’être médecin.
Nous avons ici un de nos médecins nommé M. de Mauvillain, [23] fils d’un chirurgien, [6][24] qui s’en va aux eaux de Bourbon [25] où il mène Mme la comtesse de Nogent ; [7][26][27] et un autre, un peu plus jeune, nommé François Boujonnier, [8][28] âgé d’environ 35 ans, qui s’y en va pour soi-même, d’autant qu’il est menacé d’une paralysie vers les hanches. Le premier a bon appétit et court fort, l’autre n’en manque pas et ne peut pas aller si vite ; j’ai peur même qu’il ne se rompe les jambes en voulant trop courir et qu’il ne meure bientôt. Son père [29] était un savant homme et bon homme, mais trop avaricieux. Cette famille est malheureuse.
M. de Bussy-Rabutin [30] est dans la Bastille [31] pour avoir écrit librement des amours de la cour, et y avoir nommé des personnes de crédit qui s’en tiennent offensées et qui s’en sont plaintes. Toutefois, on dit qu’il n’aura point d’autre mal que la prison et que le roi [32] n’en a fait que rire. [9] La Chambre de justice [33] est maintenant occupée au procès des trois trésoriers de l’Épargne, [34] et surtout à celui de M. de Guénégaud. [10][35][36][37]
On parlait l’an passé d’une Histoire de la ville de Lyon faite par un père jésuite nommé de Saint-Aubin, [38] laquelle sera en deux volumes in‑fo. N’en parle-t-on plus, ne viendra-t-elle jamais, que savez-vous de cette affaire ? [11] J’aurais bien de la curiosité de la voir. On a mis depuis trois jours à la Bastille six écrivains qui gagnaient leur vie à faire et à écrire des gazettes à la main, [39] hominum genus audacissimum, mendacissimum, avidissimum, ut faciant rem, etc. [12] Ils mettent là-dedans ce qu’ils ne savent ni ne doivent écrire. On a imprimé ici, fait vendre et débiter et crier fortement par les rues la Bulle de notre Saint Père le pape contre les jansénistes, [13][40][41] et trois jours après, on l’a défendue ; et même, ne quid deesset ad rationem veræ fabulæ, [14] on a publié et fait courir le bruit que le commissaire avait chargé de faire mettre en prison l’imprimeur [42] s’il eût été trouvé en sa maison. Feu M. l’évêque de Belley, [43] qui a été un homme incomparable, m’a dit en 1632, Politica est ars tam regendi quam fallendi homines ; [15][44] et tout cela n’est point d’aujourd’hui, c’est le même jeu qui se joue et que l’on jouait autrefois, c’est la même comédie et la même farce, mais ce sont des acteurs nouveaux. Le pis que j’y trouve, c’est que ce jeu durera longtemps et que le genre humain en souffre trop.
L’on m’a assuré ce matin que le Journal des sçavans [45] est tout à fait condamné. Il est devenu sage, il ne courra plus les rues, le roi l’a arrêté par son commandement. M. le chancelier [46] en a envoyé redemander le privilège, que M. de Sallo, [47] conseiller de la Cour, lui a aussitôt renvoyé. C’est lui qui en était le premier entrepreneur, le directeur ou l’inventeur. Pour le sieur de Hédouville, c’est un nom en l’air, qui cache un cadet de Normandie, et par conséquent qui n’a guère d’argent. [16]
On tient ici pour certain que la jeune reine [48] est grosse, [17] qui est une nouvelle dont je suis réjoui car nous n’avons jamais trop de princes du sang ; et des autres, nous en avons ordinairement trop. Les Lorrains acquirent trop de crédit en France sous François ier, [49] Henri ii [50] et sous la reine Catherine, [51] que Buchanan [52] a appelée la Médée [53] et καθαρμα de son siècle ; [18][54] mais le bon Henri iii [55] les attrapa et ils en sont aujourd’hui, Dieu merci, fort éloignés. Ces cadets lorrains, comme dit le Catholicon d’Espagne, [56] sont aujourd’hui trop faibles de reins. [19] Ce nous sera assez si Dieu nous conserve le roi et M. le Dauphin, [57] in quorum lumbis multi latent Borbonii, sancti Ludovici nepotes ; [20] plût à Dieu qu’ils vivent et qu’ils règnent usque in annos Nestoreos, [21][58] et qu’on en dise Manlia perpetuo numeretur Consule proles. [22][59][60]
Le roi a fait partir d’ici 500 cavaliers, hommes d’expédition. L’on croyait que ce fût pour aller en Poitou, mais on dit aujourd’hui que c’est pour le pays du Maine ; cela est encore incertain. M. le premier président a demandé au roi une dispense d’âge pour M. de Lamoignon, [61] son fils aîné, laquelle lui a été envoyée avec un présent de 12 000 écus, dès le lendemain de sa demande. Dantur opes nullis nunc nisi divitibus. [23][62]
J’ai aujourd’hui perdu une heure de temps, m’étant laissé emmener avec deux curieux voir la Bibliothèque mazarine. [63][64] Il y a là-dedans bien des livres, bien rares, de diverses langues, de belles miniatures bien curieuses. Ils ont aussi quelques manuscrits fort précieux. Je ne vous en puis dire que cela. Le Journal des sçavans sera rétabli, mais il sera commis à d’autres gens que ci-devant, qui auront plus de retenue et moins d’intérêt. Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, ce 8e de mai 1665.
1. |
« du Pater patratus, {a} j’entends le sieur Lam. {b} premier président du Parlement. »
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2. |
« les souverains arbitres de l’art médical ». |
3. |
« beaucoup des Messieurs du Parlement y sont faute d’avoir pu être médecins. » Ce commentaire ricanant de Guy Patin est un bel échantillon de sa fourberie, le défaut le plus ingrat de son caractère. On devine le plaisir sournois qu’il prenait ici à mordre la main qui le nourrissait : celle des magistrats, qui formaient la plus belle partie de sa clientèle ; et même du plus éminent d’entre eux, le premier président Lamoignon, qui l’honorait de son amitié et de sa haute estime. C’est dénigrer lâchement, quand il a le dos tourné, celui qu’on encense cauteleusement quand on est face à lui ; ce sont les sinistres grincements d’une échine qui se déplie. |
4. |
Avoir la langue ou le caquet affilé, c’est parler beaucoup : « vous avez le caquet bien affilé pour une paysanne » (Molière, Le Bourgeois gentilhomme, acte iii, scène 3). |
5. |
Robert Du Laurens (v. note [13], lettre 53), conseiller en la cinquième des Enquêtes (reçu en 1640) allait monter à la Grand’Chambre le 31 mars 1666. Il était fils d’Antoine Du Laurens, avocat au Conseil, le plus jeune frère d’André i, l’anatomiste de Montpellier. Sa sœur Louise avait épousé Jean Baltazar, seigneur de Malherbe, qui fut d’abord intendant du cardinal de Retz, Henri de Gondi, puis du maréchal de Schomberg en Catalogne ; reçu conseiller au Parlement de Paris en 1635, maître des requêtes en 1642, intendant en Languedoc en 1643 et de l’armée du Milanais en 1648, il résigna en 1663 et mourut en mai 1665 (Popoff, no 1544). |
6. |
Armand-Jean (v. note [16], lettre 336) était le second des deux fils de Jean de Mauvillain, chirurgien juré demeurant à Paris, rue de la Calandre (sur l’île de la Cité), natif de Meslay en Poitou, mort en 1657, et de Marguerite Cardinal, mariés à Paris en 1613. Jean avait été attaché en qualité de chirurgien à la Maison de Gaston d’Orléans. Les biographes ont rapporté que Jean avait été bibliothécaire du cardinal de Richelieu, mais Christian Warolin n’en a trouvé aucun indice probant. Le même auteur a mis en doute le fait qu’Armand-Jean eût été filleul de Richelieu (page 116) : « Il n’est pas impossible qu’à l’occasion d’une transcription d’acte, le matronyme “ Cardinal ”, qu’aucun des trois auteurs précités {a} ne connaissait, ait été à l’origine d’une regrettable confusion. » |
7. |
Diane Charlotte de Caumont (1632-1720), comtesse de Nogent, fille de Gabriel Nompar de Caumont, comte de Lauzun, et épouse d’Armand de Bautru, comte de Nogent, était fille d’honneur de la reine Marie-Thérèse depuis 1663 ; elle était sœur de Lauzun (v. note [15], lettre 1011) (Coirault). |
8. |
François ii Boujonnier, fils aîné de François i (v. note [3], lettre 12), avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1662 (Baron). |
9. |
L’auteur de l’anonyme Histoire amoureuse des Gaules (Liège, sans nom ni date [1665], in‑12 de 69 pages) était Roger de Bussy-Rabutin (Épiry, Nièvre 1618-Autun 1693), et causait le scandale. Soldat valeureux, il se livrait volontiers à son goût pour le libertinage et la littérature, qui ruina sa carrière militaire. En 1659, après la débauche de Roissy (v. note v. note [3] lettre 562), il avait été exilé sur ses terres pendant un an. Ce roman à clef contait les aventures galantes de certaines dames de la cour et avait commencé à circuler en 1660. Jacques Prévot en a donné une excellente édition critique dans le tome ii des Libertins du xviie s. (La Pléiade, 2004). Parmi les « personnes de crédit » qui en sont les héros déguisés, on trouve le roi (Théodote), le prince de Condé (Tyridate), Mme de Beauvais (Polaquette), le cardinal de Retz (le Sous-Pontife), Mazarin (le Grand Druide), La Rochefoucauld (le duc de Coffalas), etc. Le roi n’en fit pas « que rire » : Bussy-Rabutin, malgré toutes les précautions qu’il avait prises, était embastillé le 17 avril 1665 et mis au secret absolu ; en décembre, on le contraignit à démissionner de toutes ses charges militaires ; malade, il fut libéré en mai 1666 et banni à perpétuité dans ses terres de Bourgogne. Il eut là tout le temps d’écrire Les Mémoires de Messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, lieutenant général des Armées du roi, et mestre de camp général de la Cavalerie légère (Paris, Jean Anisson, 1696, 2 tomes in‑4o). Dans sa Correspondance (très partiellement publiée en 1697), Mme de Sévigné, sa cousine, figure en bon rang parmi les destinataires des lettres. En mars 1665, Bussy-Rabutin avait été reçu à l’Académie française dans le fauteuil laissé vacant par la mort de Perrot d’Ablancourt. Mme de La Baume, une de ses amies éconduites, avait alors fait circuler des copies du manuscrit de l’Histoire des Gaules qu’il lui avait donné à lire, mais à laquelle, s’est-il défendu dans ses Mémoires, on avait ajouté des passages malveillants pour le roi et la cour. Pour prévenir toute injuste accusation contre lui, Bussy-Rabutin était allé lui-même présenter son manuscrit original au roi, mais cela ne suffit pas à le disculper. Le billet qu’il écrivit à Louis xiv le 12 avril 1665 n’y changea rien (Mémoires, tome second, page 398) :
L’arrestation de Bussy-Rabutin ne tarda plus. Le récit qu’il en a laissé (ibid. pages 399‑406). est un intéressant témoignage sur les procédures policières de l’époque et sur le funeste destin du lieutenant criminel Tardieu (v. note [2], lettre 832) :
Les ouvrages attribués à Bussy-Rabutin allaient valoir bien des déboires à Guy Patin, et plus encore à son fils Charles (v. note [9], lettre 930, et Les déboires de Carolus). |
10. |
Les deux autres trésoriers de l’Épargne étaient Nicolas Jeannin de Castille et Macé ii Bertrand de La Bazinière. |
11. |
V. note [4], lettre 679, pour l’Histoire de la ville de Lyon, ancienne et moderne (Lyon, 1666, un volume in‑fo) du P. Jean de Saint-Aubin. |
12. |
« le genre d’hommes qui, pour faire affaire, se montre le plus impudent, le plus menteur, le plus avide, etc. » |
13. |
Bulle {a} de N.S.P. le pape Alexandre vii contre les Cinq Propositions extraites du Livre de Jansenius, {b} avec la Formule de Foi qui doit être souscrite par toutes les personnes ecclésiastiques. {c} Donnée à Rome le 15 février 1665. {d}
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14. |
« pour que rien ne manque à l’intrigue de cette véritable comédie ». |
15. |
« La politique est l’art non tant de diriger que de tromper les hommes » (Jean-Pierre Camus, v. note [38], lettre 99). |
16. |
V. note [1], lettre 816, pour Denis de Sallo et son pseudonyme, de Hédouville. |
17. |
Cette quatrième grossesse de la reine Marie-Thérèse n’aboutit pas. |
18. |
La reine Catherine était Catherine de Médicis, que George Buchanan (v. note [11], lettre 65) a affublée du surnom de καθαρμα dans son curieux poème intitulé De Nicotiana falso nomine Medicæa appellata [De la Nicotiane affublée du faux nom de Medicæa] (v. note [28], lettre 1019). Nicotiane, tabac, petun, herbe à la reine sont (Furetière) :
Voici ce qu’en a écrit Jean Nicot lui-même à l’entrée Nicotiane de son dictionnaire :
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19. |
Harangue de M. d’Aubray pour le tiers état {a} contre les chefs de la Ligue, dans La Satire Ménippée (pages 284‑285) : {b}
« Je sais bien qu’au partir d’ici vous m’enverrez un billet, ou peut-être m’enverrez à la Bastille, ou me ferez assassiner, […]. Mais je tiendrai à partie de grâce si me faites promptement mourir plutôt que me laisser languir plus longtemps en ces angoisseuses misères ; et avant que mourir, je conclurai ma trop longue harangue par un épilogue poétique, que je vous adresse tel que je l’ai de longtemps composé :Messieurs les princes lorrains, |
20. |
« qui recèlent quantité de Bourbons en leurs reins, les descendants de saint Louis ». |
21. |
« pendant de très longues années » (v. note [8], lettre 191). |
22. |
« La descendance de Manlius se comptera pour un consulat perpétuel » (Claudien, Panégyriques, Éloge v sur le consulat de Manlius Theodorus). Consul de Rome à la fin du ive s., Manlius Théodore était réputé pour son éloquence et son éruditon ; chrétien, il protégea saint Augustin. |
23. |
« Les trésors aujourd’hui ne se donnent qu’aux riches » (Martial, Épigrammes, livre v, lxxxi, vers 2). Fêtant ses 21 ans le 26 juin 1665, Chrétien-François de Lamoignon allait être reçu conseiller au Parlement de Paris le 2 avril 1666. |
a. |
Bulderen, no ccclviii (tome iii, pages 64‑69) ; Reveillé-Parise, no dclxx (tome iii, pages 529‑533). |