L. 852.  >
À André Falconet,
le 1er janvier 1666

Monsieur, [a][1]

< Ce 27e de décembre. > Le roi [2] a été au Palais. [1][3] On dit que tout ce qu’il y fit sera imprimé après ces fêtes. Tous les articles en sont considérables et font crier bien des particuliers ; mais entre autres, ce sont les hypothèques et les taxes car on dit qu’il y en a jusqu’au nombre de 25 000 sur Paris seul. Il y en a aussi d’autres fort fâchés de ce que nul ne pourra être reçu conseiller de la Cour qu’il n’ait 27 ans accomplis : voilà le moyen de remédier au Iuvenatus d’aujourd’hui, afin qu’il devienne bientôt Senatus[2] J’ai aujourd’hui rencontré un de nos libraires de la Religion à qui j’ai demandé des nouvelles de l’oraison funèbre de feu M. Gaches [4] faite par M. Morus ; [3][5] il m’a répondu que l’on en imprime un tome entier in‑4o, lequel contiendra douze harangues funèbres de diverses personnes ; mais nos libraires vont bien lentement à tout ce qu’ils entreprennent, je crois qu’ils n’ont pas plus d’argent que de vertu. M. Ogier [6] m’a dit ce matin qu’il va faire imprimer in‑4o son oraison pour le feu roi d’Espagne, Philippe iv[7] dernier mort, père et frère de nos deux reines, et qu’il la dédiera au roi pour le remercier de la pension de 500 écus qu’il lui fait payer tous les ans. Je pense que celle-là vaudra bien celle du ministre car M. Ogier est un des plus savants hommes de Paris, sans excepter même les pères passefins[4] Les jésuites [8] ont fait arrêter leur P. Le Clerc [9] dans Orléans [10] où il est peut-être encore. Il avait fait le voyage à Rome et à son retour, avait séjourné quelque temps à Turin [11] en qualité de confesseur de la duchesse ; [12] et comme il revenait à Paris, ils l’ont fait arrêter à Orléans. On a su ses fredaines, [13] entre autres qu’il entretenait une certaine femme nommée Mme de Saint-Martin, dans la rue des Écouffes, près des la rue des Rosiers ; [5][14] elle faisait la dévote et la dame de grande conséquence, elle avait carrosse et beau train, et hantait les dames du quartier avec grand appareil et bonne mine. Dès qu’elle a su qu’il avait été arrêté à Orléans, elle s’est éclipsée et a disparu finement et fort à propos. Les bons pères la font chercher, on a saisi tous ses meubles qu’ils ont fait vendre. Voilà un terrible coup de massue sur la tête des loyolites. Ô, que j’aime ce beau vers de M. Delorme ! [15] Nigra cohors, quorum quidquid non dicitur, ars est[6] M. de Bussy-Rabutin, [16] par commandement du roi, s’est défait de sa charge et, de la Bastille [17] où il était, a été conduit dans les Petites-Maisons [18] où on met les fous, et il y a deux chambres. [7] Il y a ici des lettres, lesquelles portent que la mer a débordé en Hollande et qu’il y a eu plusieurs villages submergés. [19] M. le duc d’Orléans [20] apprend les mathématiques, il commandera notre armée la campagne prochaine. Le décri des monnaies fait bien remuer de l’argent et parler du monde, mais la dernière déclaration du roi fait encore bien pis. L’ambassadeur d’Angleterre prit hier congé du roi, il s’en retourne à Londres, ce qui fait soupçonner qu’il y a du malheur. [8][21] Messieurs du Parlement s’apprêtent de faire au roi des remontrances par écrit sur leurs offices et les hypothèques, etc. La reine mère [22] a eu cinq mauvaises nuits tout de suite, il ne faut pas s’étonner que ses forces diminuent, et suis fâché qu’elles ne reviendront jamais.

Hier M. Gon, [23] qui est un bon garçon, glorieux, âgé de près de 60 ans, natif de Tours, [24] et par ci-devant marchand et insigne banqueroutier, qui a marié deux filles, l’une à M. de Hauterive, [25] partisan, et l’autre à un conseiller du parlement de Rouen, fut arrêté par 30 archers et mis aussitôt en prison, d’où il ne sortira point qu’il n’ait payé sa taxe de 100 000 écus à laquelle il est condamné. [9] Nous voilà arrivés au nouvel an 1666, que je vous souhaite heureux de tout mon cœur. Tout le Palais est morfondu et extraordinairement mortifié de la dernière déclaration du roi. Ces Messieurs ont résolu de faire des remontrances au roi par écrit, mais je ne sais si elles en amenderont leur marché. On dit que dans leurs Chambres ils ne font rien et s’entre-regardent l’un l’autre, tant ils sont étonnés et étourdis du bateau[10] Quelques mousquetaires [26] et dauphins que le roi avait envoyés contre l’évêque de Münster [27] ont été attrapés en une embuscade ; [11] il y en a plusieurs de tués, dont les ennemis ont les casques, et dont ils se glorifient fort à notre désavantage. Le roi en est, dit-on, fort fâché, je le suis aussi. Vale.

De Paris, ce 1er de janvier 1666.


a.

La proximité des dates m’a ici incité à réunir deux lettres à André Falconet :

1.

Le 22 décembre, le roi avait tenu un lit de justice pour l’enregistrement de divers édits financiers. Le 12 décembre, il avait nommé Jean-Batiste Colbert contrôleur général des finances, avec un pouvoir beaucoup plus étendu que ses deux prédécesseurs, Louis Le Tonnelier de Breteuil et Barthélemy Hervart.

2.

En opposant son Juvenatus (mot inventé) au Senatus, Guy Patin jouait avec l’étymologie : senex, vieux, et iuvenis, jeune.

3.

V. note [12], lettre 851, pour cette oraison funèbre dont je n’ai pas trouvé la trace imprimée.

4.

Oraison funèbre {a} de Philippe iv, roi d’Espagne, etc. Dédiée à la reine. {b} Par M. François Ogier, {c} prêtre et prédicateur. {d}


  1. « Celle du ministre » était celle du pasteur calviniste Raymond Gaches (v. supra note [3]).

  2. Marie-Thérèse d’Autriche, fille aînée de Philippe iv et épouse de Louis xiv.

  3. V. note [5], lettre 217.

  4. Paris, Pierre Le Petit, 1666, in‑4o de 66 pages.

5.

La rue des Écouffes joint la rue de Rivoli à la rue des Rosiers, dans le Marais (aujourd’hui ive arrondissement de Paris). Écouffes (escoufles) est un vieux synonyme de milans (v. notule {j}, note [13], lettre 376), en lien avec l’enseigne d’une boutique qui s’y trouvait.

V. note [1], lettre 851, pour les méfaits du P. Pierre Le Clerc.

6.

« Que nul n’en dise rien, c’est le talent de la noire cohorte. » Il faut croire qu’à ses heures perdues, Charles Delorme (v. note [12], lettre 528), dont Guy Patin était alors fort entiché, versifiait en latin (contre les jésuites).

7.

Bussy-Rabutin, incarcéré à la Bastille le 17 avril 1665 (v. note [9], lettre 822), n’en sortit que le 17 mai 1666, pour se faire soigner et sous condition d’y revenir dès qu’il aurait été mieux (ce qu’il ne fit pas). C’est du moins ce qu’il rapporte lui-même dans ses Mémoires, sans la moindre mention d’un passage aux Petites-Maisons (v. note [29], lettre 97).

Il a parlé au roi de la vente forcée de sa charge dans une lettre datée de la Bastille, le 9 décembre 1665 (tome second, pages 465‑466) :

« Quoique j’eusse la plus grande envie du monde de servir toute ma vie Votre Majesté dans ma charge de mestre-de-camp général, aussitôt qu’elle m’a témoigné vouloir ma démission, je la lui ai envoyée avec une entière résignation à ses volontés, et avec une espèce de joie d’avoir une occasion de lui faire voir la manière avec laquelle je lui obéissais dans les choses même les plus fâcheuses. Toute la grâce que je demande aujourd’hui à Votre Majesté, Sire, c’est qu’elle soit persuadée que mes malheurs ne diminueront jamais l’estime, le respect, le zèle et l’admiration que j’ai toujours eus pour votre incomparable personne ; que quand je ne servirai pas Votre Majesté, de mestre-de-camp général de sa cavalerie dans ses armées, je la servirai de simple soldat plutôt que de ne la plus servir ; que les gens qu’elle comble de grâces ne mourraient pas encore de meilleur cœur que moi pour son service, et que je suis avec tous les respects imaginables, Sire, de Votre Majesté, le très humble etc. » {a}


  1. La charge en question fut vendue 252 000 livres.

8.

Le 26 décembre, le roi avait accordé son audience de congé à Denzil Holles, premier baron de Holles (1599-1680), ambassadeur extraordinaire d’Angleterre depuis juillet 1663.

9.

Jean Gon (mort en 1681), fils d’un marchand bourgeois de Tours, était le beau-frère du financier Pierre Girardin (v. note [15], lettre 484) qui l’avait entraîné dans son sillage. Secrétaire du roi en 1657, Gon participa entre autres aux affaires extraordinaires, à la ferme générale des cinq grosses fermes et à la Compagnie des Indes Orientales (Dessert a, no 211). Une de ses filles, Marie, avait épousé Paul Chaudesolle de Hauterive, autre partisan, secrétaire du roi en 1657, qui fut ruiné par la Chambre de justice.

10.

Mémoires de Louis xiv (tome 1, pages 125‑127 année 1666) :

« Les édits que je venais de faire publier, et principalement celui qui regardait la modération du prix des charges, ne plaisant pas à un des officiers, les Enquêtes demandèrent l’assemblée des Chambres, dans laquelle ils s’étaient promis de pouvoir indirectement, sous quelque prétexte, rentrer en délibération sur ce sujet ; et je sus que le président, {a} pensant me faire un grand service, pratiquait avec soin divers délais, comme si les assemblées des chambres eussent encore eu quelque chose de dangereux.

Mais pour faire voir qu’en mon esprit elles passaient pour fort peu de chose, je lui ordonnai moi-même d’assembler le Parlement, et lui dire que je ne voulais plus que l’on parlât des édits vérifiés en ma présence {b} et de voir si l’on oserait me désobéir. Car enfin, je voulais me servir de ce rencontre pour faire un exemple éclatant ou de l’entier assujettissement de cette Compagnie, ou de ma juste sévérité à la punir.

Et en effet, l’obéissance qu’elle témoigna en se séparant sans rien entreprendre, fut imitée bientôt après par les parlements les plus éloignés et fit voir que ces sortes de corps ne sont fâcheux que pour ceux qui les redoutent. »


  1. Guillaume de Lamoignon, premier président du Parlement.

  2. Le 22 décembre 1665.

11.

Les dauphins étaient un corps de gendarmes de la Maison militaire du roi, affecté à la garde et au service du dauphin.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 1er janvier 1666

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(Consulté le 25/04/2024)

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