L. 858.  >
À André Falconet,
le 26 février 1666

Monsieur, [a][1]

Ma dernière fut du 16e de février, avec une de mon Carolus. On ne parle ici que de vaisseaux et de galères [2] que l’on apprête et que l’on fait avancer contre les Anglais s’ils osent entreprendre quelque chose contre nous. [1] On parle aussi du duc Charles de Lorraine [3] qui s’est remarié depuis quelques mois avec une belle jeune dame, Mme d’Apremont, [2][4] et qu’elle est déjà grosse. Si cela est vrai et que cet enfant vive âge d’homme, il pourra terminer les guerres et les misères de son pays, mais ce sera quelque jour que je n’y serai plus. Pour vous, Monsieur, je prie Dieu que vous y soyez encore, sain et joyeux. Toute la frontière de Normandie, [3] qui, comme vous savez, est de grande étendue, est pleine de soldatesque qui veille sur l’ennemi afin qu’il ne nous surprenne rien. Les Anglais ne sont pas si puissants aujourd’hui comme ils étaient jadis quand ils nous donnaient des batailles et quand ils avaient la Guyenne, [5] le Poitou et la Normandie. Les temps ont bien changé, ils ne feront jamais rien de pareil aux batailles de Crécy [6] en 1346 et d’Azincourt [7] en 1414, ni à celle de Poitiers [8] où notre roi Jean [9] fut fait prisonnier et mené en Angleterre. [4] On fait ici un grand préparatif à Notre-Dame [10] pour le service de la feu reine mère, [11] mais on dit que M. l’archevêque de Paris [12] est malade et que ce ne sera pas lui qui officiera. On dit que c’est de regret de quelque écrit que Messieurs les jansénistes ont fait courir contre lui, [5] joint qu’on a mis dans la Bastille [13] un imprimeur [14] qui a été surpris imprimant sa vie, qui était un libelle scandaleux. On dit que les Anglais sont fort adoucis et qu’il y a grande apparence, aussi bien qu’espérance de paix entre eux et nous.

Ce 23e de février. J’ai vu ce matin le roi [15] passer au bout du Pont-Neuf en carrosse avec le duc d’Orléans [16] son frère, suivi des Cent-Suisses [17] et de plusieurs autres carrosses. Il allait à Notre-Dame pour y assister au service, et prier Dieu pour le repos de l’âme de la reine à qui il doit la vie et la royauté. [6] Elle n’a pu nous laisser en repos durant sa vie, je prie Dieu qu’elle y soit en l’autre monde. Le P. Faure, [18] évêque d’Amiens, [19] fera imprimer son sermon funèbre qu’il a récité à Saint-Denis [20] en l’honneur de la reine mère. Monachus factus episcopus est animal mendax, adulatatorium, insidiosum, etc. [7] Dieu conserve le roi et M. le Dauphin ! [21] je prie Dieu tous les jours pour eux et qu’il les illumine pour le bien public. Personne n’a mieux entendu ni expliqué le secret de l’apoplexie [22] que Duret [23] sur les Coaques et in Hollerium[8][24][25] C’est une maladie du sang contenu dans les vaisseaux du cerveau, quoi qu’en disent les charlatans [26] . Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 26e de février 1666.


a.

Bulderen, no cccxcvi (tome iii, pages 143‑145) ; Reveillé-Parise, no dcciii (tome iii, pages 584‑586).

1.

Mémoires de Louis xiv (tome 1, pages 141‑143, année 1666) :

« Cependant, {a} sur l’avis que j’eus que les Anglais étaient entrés dans la mer Méditerranée, je donnai ordre au duc de Beaufort, mon amiral, de se disposer au plus tôt à les en aller chasser ; mais dans la multiplicité des choses dont il est besoin pour l’équipement des vaisseaux, il se consomma quelques mois.

Ce retardement ne manqua pas de donner aux Anglais une grande présomption de leur force et de leur faire témoigner une grande impatience de voir mes gens en mer pour les combattre ; mais dès lors que le duc de Beaufort fut sorti, on ne les vit plus si vaillants et ils trouvèrent plus à propos de sortir de cette mer que de l’attendre.

J’eusse pu me contenter de les avoir chassés de là après les bravades qu’ils y avaient faites, mais je crus qu’il serait encore plus beau de les suivre dans la mer Océane ; {b} ce qui fut exécuté à la vue de toute leur côte avec 32 vaisseaux seulement, sans que les Anglais, renfermés dans leurs ports, eussent l’audace d’en sortir jusqu’à ce qu’ils eurent mis en état toutes leurs forces.

Elles se trouvèrent enfin assemblées au mois de juin et parurent en mer au nombre de < 46 > vaisseaux ; mais alors, mes vaisseaux étaient fort éloignés de là parce que j’avais été obligé de les envoyer en Portugal. »


  1. En février.

  2. L’Atlantique.

2.

Le 17 juillet 1665, Charles iv, duc de Lorraine et de Bar, avait épousé en troisièmes noces Louise-Marguerite, fille de Charles, comte d’Apremont-Nanteuil, dont il n’eut pas d’enfant qui atteignît l’âge adulte.

3.

Frontière : « extremité d’un royaume, d’une province, que les ennemis trouvent de front quand ils y veulent entrer » (Furetière), soit ici la côte de Normadie.

4.

Le 19 septembre 1356, le roi Jean ii le Bon (1319-1364) fut vaincu et capturé près de Poitiers par le Prince Noir ; il mourut prisonnier à Londres. La bataille de Crécy en Picardie (Somme) fut remportée par le roi d’Angleterre Édouard iii contre le roi de France Philippe vi, le 26 août 1346 ; et le 25 octobre 1415, Henri v écrasa l’armée française à Azincourt en Artois (Pas-de-Calais).

5.

Question à examiner : Si l’archevêque de Paris a droit de refuser les sacrements à l’article de la mort, et la sépulture ecclésiastique, à cause du refus de signer que Jansenius a enseigné Cinq Propositions hérétiques (1666, sans lieu ni nom, in‑4o).

Guy Patin a donné plusieurs exemples de l’animosité notoire de Hardouin de Beaumont de Péréfixe {a} à l’encontre des jansénistes. Son attitude sur le Formulaire, {b} d’abord plutôt conciliante, ayant échoué, l’archevêque avait dû se résoudre en 1664 aux moyens les plus violents ; Dictionnaire de Port-Royal, page 802 :

« Le 21 août, il traite l’abbesse de Port-Royal, la Mère Marie-Madeleine de Sainte-Agnès de Ligny, de “ petite pimbêche ”, et s’emporte, furieux, contre les moniales qu’il déclare “ pures comme des anges et orgueilleuses comme Lucifer ”. Cinq jours plus tard, l’archevêque fait enlever les douze religieuses les plus opiniâtres et les place dans plusieurs maisons de religieuses parisiennes. En novembre, Péréfixe fait excommunier les religieuses de l’abbaye des Champs. La paix clémentine de 1668-1669 {c} atténua les passions exacerbées pendant de longues années. »


  1. V. note [38], lettre 106.

  2. V. note [9], lettre 733.

  3. V. note [1], lettre 945.

6.

Cette cérémonie en souvenir de sa défunte mère, Anne d’Autriche, donna au roi une belle occasion d’humilier une fois encore le Parlement (Mémoires de Louis xiv, tome 1, pages 123‑125, année 1666) :

« Je fis soigneusement exécuter ses dernières volontés, excepté en ce qu’elle avait ordonné qu’on ne fît point de cérémonies à ses obsèques ; car ne trouvant pas d’autre soulagement à l’ennui que me causait sa mort que dans les honneurs qui se rendaient à sa mémoire, je commandai qu’on suivît en ce rencontre tout ce qu’elle-même avait fait pratiquer à la mort du feu roi mon père.

Dans cette cérémonie, il se forma comme à l’ordinaire différentes contestations, mais celle qui fut la plus agitée fut entre le clergé et le Parlement. La chose ayant été par moi jugée en faveur du clergé, le Parlement en vit l’exécution avec tant de chagrin dans l’église de Saint-Denis que, pour s’épargner de recevoir la même mortification dans Notre-Dame, il me députa les Gens du roi. Je les entendis à Versailles et je remarquai que Talon, qui portait la parole, avait peine à venir à la conclusion parce qu’il jugeait bien qu’elle ne me serait pas agréable, étant chargé de me prier que le Parlement ne se trouvât point à la cérémonie ; mais quoiqu’en effet cette proposition me déplût, je ne laissai pas, avant d’y répondre, de reprendre tous les points de son discours plus exactement que je n’avais pensé. Et ma raison fut qu’ayant déjà décidé quelques autres affaires contre les intentions de ce Corps, il était bon de lui faire voir que je ne jugeais rien dont je ne fusse pleinement instruit, afin qu’il ne se fît pas l’honneur de croire que je prenais intérêt à le ravaler. Mais revenant enfin à ce qu’il m’avait demandé de ne point aller à Notre-Dame, je dis positivement que je voulais qu’on s’y trouvât, et même qu’il n’y manquât personne. En quoi je fus obéi ponctuellement. »

7.

« Moine fait évêque est animal menteur, adulateur, perfide, etc. » (sans source identifiée).

François Faure, évêque d’Amiens (v. note [57], lettre 176) : Oraison funèbre de la reine mère du roi, prononcée en l’abbaye royale de Saint-Denis en France, le 12 février de l’année 1666… (Paris, Antoine Vitré, 1666, in‑4o).

8.

« sur les Prénotions coaques d’Hippocrate et sur Houllier ».

Guy Patin renvoyait à deux textes de Louis Duret (v. note [10], lettre 11) :


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 26 février 1666

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0858

(Consulté le 25/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.