L. 873.  >
À Charles Spon,
le 30 juillet 1666

Monsieur, [a][1]

Pour satisfaire à ce que vous souhaitez de moi, je vous dirai que César Bulengerus [2] était natif de Loudun, [3] fils d’un médecin natif de Troyes. [4] Il se fit ici jésuite [5] assez jeune et comme il était savant, il y faisait leçon le matin ; et le P. Jacques Sirmond, [6] ce grand homme qui mourut l’an 1651 âgé de 54 ans, y enseignait l’après-dînée. L’habit de Bulenger était tanné et non pas noir ; [1][7] et parce qu’il n’était pas encore prêtre, il n’était nommé que Maître Jules. J’ai céans un petit livre écrit de la main de feu mon père, [8] qui sont des leçons qu’il lui a dictées l’an 1586. Il sortit des jésuites et enseigna dans Paris en divers collèges, et entre autres, à Harcourt [9] et aux Grassins, [10] puis il devint aumônier du roi, puis alchimiste fripon et débauché ; [11][12] et enfin, allant à confesse à un certain jésuite en un certain jubilé, [13] il fut reconquis et regagné après une parenthèse de 22 ans et il se remit aux jésuites chez lesquels il est mort environ l’an 1628 à Tournon, [14] où là auprès. Il était fort savant, mais tout ce qu’il a écrit n’a pas réussi. Les jésuites le voulaient obliger d’écrire contre l’Histoire de M. le président de Thou [15] et contre Casaubon. [2][16]

Je connais fort ce M. Colladon [17] dont vous me parlez. Il se fit médecin de la reine mère d’Angleterre. [18] Il m’a dit qu’il a un fils qu’il veut faire médecin et qu’il me recommandera pour être mon auditeur, qu’il était plusieurs fois venu au Collège royal [19][20] y entendre mes explications, et qu’il aimait bien ma méthode simple et facile. [3] Mais je sais de bonne part qu’ils n’observent pas de méthode en Angleterre : les apothicaires [21] y sont grands coupeurs de bourses et les médecins les y aident ; Hic et alibi venditur piper[4][22] Pour M. de Mayerne, [23] qui était médecin du roi, c’était un grand charlatan. [24] Mais qu’est devenu ce Provençal chimiste nommé Arnaud, [25] a-t-il été pendu pour fausse monnaie ? [26] car on nous l’a dit ici. Je ne sais pas qui est celui des nôtres qui a écrit à Lyon que ce n’est pas sans mystère que l’antimoine [27] a prévalu. [5] Donnez-vous un peu de patience, il en sera parlé, il viendra un factum, un arrêt et un livre latin. Il est ici peu de malades, mais le vin émétique [28] y est fort décrié. La cabale de cette dernière assemblée a fait tort à sa réputation. Ces Messieurs disent qu’un poison n’est point poison dans la main du bon médecin. Ils parlent contre leur propre expérience car la plupart d’entre eux en ont tué leurs femmes, leurs enfants et leurs amis. Quoi qu’il en soit, pour favoriser les apothicaires, ils disent du bien d’une drogue dont eux-mêmes n’oseraient goûter. Je me console parce qu’il faut qu’il y ait des hérésies afin que les bons soient éprouvés, mais je n’ai jamais été d’humeur à adorer le veau d’or ni à considérer la Fortune comme une déesse. [29] Dieu m’en préserve à l’avenir, je suis content de la médiocrité de la mienne : paix et peu. [6] Dès que le vent aura changé, tous ces champions de l’antimoine se dissiperont comme la fumée de leur fourneau. Ipsi peribunt : Di meliora piis ! Vale[7][30][31][32]

De Paris, ce 30e de juillet 1666.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxlvii (pages 413‑415), à Charles Spon ; Bulderen, no ccccxii (tome iii, pages 176‑178), et Reveillé-Parise, no dccxvii (tome iii, pages 607‑610) à André Falconet.

Dans le doute, j’ai opté pour l’édition de Jacob Spon et Charles Patin (1683), en destinant cette lettre à Spon (car rien ne s’y oppose dans son contenu).

1.

Tanné : « couleur qui ressemble au tan ou châtaigne, qui est une espèce de roux fort brun » (Furetière). V. notes :

2.

V. notes :

3.

Sir John Colladon (Genève 1608-1675), médecin ordinaire du roi Charles ii d’Angleterre, anobli en 1664, était neveu par alliance de Théodore Turquet de Mayerne, premier médecin de Jacques ier puis de Charles ier (v. note [22], lettre 79). Theodore Colladon, son fils, lui aussi médecin, mourut en 1712.

4.

« Ici comme ailleurs on vend du poivre [on trompe le monde] » (Horace, v. note [3], lettre 247).

5.

Le 10 avril 1666, le Parlement de Paris avait rendu un arrêt levant l’interdit sur l’antimoine, prohibition que la Faculté de médecine avait prononcée un siècle avant (30 juillet 1566, v. note [8], lettre 122). Le médicament émétique avait fini par triompher en étant autorisé par la majorité de l’Assemblée des docteurs régents de la Faculté de médecine réunie le 16 avril 1666. Mauvais joueur, Guy Patin n’en avait pas informé ses correspondants lyonnais. Plus de trois mois plus tard, il ne faisait ici que répondre brièvement à leur interrogation, causée par des bruits qui leur étaient parvenus d’autre source.

Voici l’Extrait des registres de Parlement tel qu’il fut transcrit dans les Comment. F.M.P. (tome xv, pages 154‑156, « Le grand arrêt de l’antimoine ») :

« Vu par la Cour le procès-verbal de MM. Henri de Reffuge et Jean du Tillet, conseillers en icelle, du 29 mars dernier, en exécution des arrêts rendus les 16 février et 6 dudit mois de mars. Entre M. Jacques Thévart, {a} docteur régent de Faculté de médecine de l’Université de Paris, professeur ès Écoles de ladite Faculté, et François Le Vignon, doyen de ladite Faculté, d’une part, et M. François Blondel, aussi docteur régent de ladite Faculté, contenant les comparutions, dires, réquisitions, oppositions et contestations desdits Thévart, Le Vignon et Blondel, et réquisitions de Me Nicolas Doe, substitut du procureur général, avec lequel lesdits conseillers se seraient transportés aux Écoles de ladite Faculté ; ensemble les avis et suffrages de 102 médecins assemblés en ladite Faculté sur le vin émétique, dont il s’en est trouvé 92, lesquels ont été d’avis de mettre le vin émétique entre les remèdes purgatifs, et les huit autres, {b} au contraire, que c’était un venin. Et le décret de ladite Faculté fait ensuite, avec leur permission, par ledit Le Vignon, doyen d’icelle, dont lesdits conseillers auraient donné acte et ordonné qu’ils en feraient rapport. Ouï ledit rapport et tout considéré, ladite Cour a entériné et entérine ledit avis et décret ; ce faisant, permet à tous les docteurs médecins de ladite Faculté de se servir dudit vin émétique pour les cures des maladies, d’en écrire et disputer ; fait néanmoins inhibitions et défenses à toutes personnes de s’en servir que par {c} leur avis. Ordonne que le présent arrêt sera lu en la Faculté de médecine et inscrit dans leur registre à côté du décret de 1566 qui défend et prohibe de se servir dudit vin émétique ; et seront les oppositions de Thévart et Hureau, ensemble l’arrêt de Chartier {d} remis dans lesdits registres à la diligence du doyen. Fait en Parlement, le 10 avril 1666. Signé du Tillet, et collationné, Le Vignon, doyen. » {e}


  1. V. note [23], lettre 146, pour Jacques Thévart, dit le Camus, zélé défenseur de l’antimoine.

  2. Sic pour dix.

  3. Sans.

  4. V. note [10], lettre 328.

  5. La version imprimée de cet arrêt est disponible sur Medica.

Le vote de la Faculté, spécialement convoquée, avait eu lieu le 29 mars 1666, solo M. Franc. Blondel reclamante [M. François Blondel ayant été le seul à protester hautement] (ibid., page 153) ; Guy Patin dut ne pas y être ou, ce qui est moins probable, voter contre l’arrêt, mais sans dire mot…

C’était la fin de la guerre de l’antimoine. Les samaritains (v. note [18], lettre 488) triomphaient ainsi sans partage : ceux contre qui Patin et les bons israélites de la Faculté s’étaient battus depuis 1638. Le susdit Thévart l’a célébrée dans deux Défenses :

  1. Défense de la Faculté de médecine de Paris contre Me François Blondel… {a}

  2. Deuxième Défense de la Faculté de médecine de Paris contre Me François Blondel, docteur régent en ladite Faculté. Dans laquelle il est prouvé et justifié par raisons, autorités, et expériences que l’émétique composé d’antimoine est un souverain remède pour la guérison de plusieurs maladies, et que ceux qui s’en servent ne sont point empiriques, hérétiques, ni empoisonneurs. Par Me Jacques Thévart, conseiller médecin du roi, docteur régent en ladite Faculté, ancien professeur. {b}


    1. Sans lieu ni nom, 1666, in‑4o de 20 pages ; v. note [3], lettre 868, pour la réponse des partisans de Blondel.

    2. Paris, Emmanuel Langlois, 1668, in‑4ode 31 pages, permis d’imprimer daté du 10 janvier 1668.

Ces deux opuscules diffèrent par la citation mise en exergue du titre :

L’arrêt du Parlement daté du 8 mai 1668 débouta définitivement François Blondel. Sa version imprimée est accompagnée d’un poème latin de Thévart, M.R. Doct. Med. Parisiensis [médecin du roi, docteur en médecine de Paris], dont voici ma traduction :

« À l’illustrissime M. Gaudart, conseiller en la Grand’Chambre du Parlement, très intègre juge du procès de la Faculté de médecine à propos de l’antimoine. {a}

Action de grâces.

Ont combattu ceux que préoccupent les plus grands mystères de Dieu ; la grâce fut la source et l’origine du différend. Des guerres ont naguère sévi dans la Compagnie des médecins ; l’antimoine en est le prétexte, mais la véritable raison en est cachée. {b} Le souverain Pontife a enfin restauré la paix que les théologiens ont désirée pendant de longues années. {c} Les procès de Blondel engagent les combats, et grâce à vous, l’agréable repos de la paix s’est rétabli ; grâce à vous, est née la victoire des médecins clairvoyants et grâce à vous, les armes de la jalousie demeurent émoussées. Maintenant l’antimoine, qui a préservé la vie de notre monarque, {d} sera victorieux pour la nuit des temps. Ainsi, les grands ne condamneront jamais tes vœux à l’échec et t’accorderont la longue vieillesse de Nestor. {e} Que la fortune et la gloire de votre famille, Gaudart, tiennent fermement debout, et que jamais votre vertu ne s’éteigne. »


  1. V. note [5], lettre 433, pour Jean Gaudart.

  2. Pour le lucide Thévart, la querelle de l’antimoine révélait un différend bien plus profond entre les convictions, voire la foi des médecins conservateurs (dogmatiques hippocratico-galéniques) et pragmatiques (empiriques, ouverts aux idées progressistes héritées des paracelsistes).

  3. V. note [1], lettre 945, pour la paix de l’Église conclue en 1668 par le pape Clément ix entre jansénistes et jésuites, avec la signature du Formulaire (v. note [9], lettre 733) qui entendait clore la querelle de la grâce, entre prédestination et libre arbitre.

  4. V. (entre autres) la note [8], lettre 539, pour pour la grave maladie dont l’antimoine aurait tiré Louis xiv à Mardyck en 1658.

  5. V. note [1], lettre 821, pour la longévité légendaire de Nestor.

6.

« On dit paix et peu pour dire qu’il faut peu de chose pour rendre un homme heureux, pourvu qu’il en jouisse en repos » (Furetière).

7.

« “ Eux périront ” : {a} ” Puissent les dieux ménager des jours meilleurs aux hommes pieux ”, {b} Salut. »


  1. Saint Paul, Épître aux Hébreux, 1:11 : à propos des anges, comparés au Christ, Fils unique de Dieu.

  2. Virgile, v. note [5], lettre 33.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 30 juillet 1666

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(Consulté le 23/04/2024)

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