L. 906.  >
À André Falconet,
le 31 mars 1667

Monsieur, [a][1]

Ce 30e de mars. On parle fort de la banqueroute [2] des deux MM. de Varannes, j’entends le vôtre et le nôtre. Ce matin, on a fait le service en nos Écoles pour feu M. Charpentier [3] notre collègue. Sa famille y a assisté, il y avait grand nombre de docteurs. Il n’a laissé qu’une fille qui est fort riche et laquelle y a fait amener ses petits enfants. Tout ce spectacle de deuil m’a fait pitié et m’a fait verser des larmes : c’est grand’pitié que tout notre fait ; toute la vie humaine est pleine de vanité, de misères, de malice ou de sottise ; et qui pis est, l’on n’en est pas quitte pour cela car enfin, Pallida mors intervenit[1] Messieurs de l’Académie [4] de la langue française ont donné à M. Colbert [5] la place vacante par le décès de M. de Silhon, [6] si bien que les voilà honorés du premier ministre d’État[2] Je viens d’apprendre que le voyage du roi [7] au Parlement est remis pour après Pâques. [3][8] Tout le monde parle ici du procès de l’Université contre un certain Normand nommé Lizot [9] qui, en vertu des provisions de Rome contre les droits prétendus de L’Université, [10] veut être curé de Saint-Côme. [11] Le procès a déjà occupé sept belles audiences. C’est demain que M. Bignon, [4][12][13] l’avocat général, parlera et que le procès se jugera. Le recteur [14] et les deux prétendus curés ont tous trois ce matin harangué dans la Grand’Chambre. Je souhaite qu’il soit adjugé à celui qui en fera mieux son devoir.

Qu’est devenu M. Delorme, [15] est-il à Moulins [16] ou à Lyon, songe-t-il à se remarier pour la troisième fois, veut-il tout de bon être triumvir ? [5] Théodore de Bèze [17] le fut comme cela à Genève où il est mort l’an 1605. Voici les quatre vers qu’Étienne Pasquier [18] fit sur ce sujet :

Uxores ego tres vario sum tempore nactus,
Cum iuvenis, tum vir factus, et inde senex.
Propter opus prima est validis mihi iuncta sub annis,
Altera propter opes, tertia propter opem
.

Solve obolum, habuisti fabulam[6] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 31e de mars 1667.


a.

Bulderen, no ccccxlv (tome iii, pages 231‑232) ; Reveillé-Parise, no dccxliv (tome iii, pages 643‑644).

1.

« la pâle mort [Horace, v. note [10], lettre 825] survient. »

2.

Jean-Baptiste Colbert, alors au sommet de sa faveur, avait été élu pour occuper le 14e fauteuil de l’Académie française, libéré par la mort de Jean de Silhon (v. note [6], lettre 692).

Depuis la réception d’Olivier Patru en 1640 (v. note [5], lettre 597), il était d’usage que chaque élu fît une harangue de réception (Paul Pellisson-Fontanier, Histoire de l’Académie française, Paris, 1743, tome second, pages 175‑176) :

« D’abord ces discours ne furent que des compliments peu étendus : ils se prononçaient à huis clos et devant les académiciens seuls, tant que l’Académie s’assembla chez M. le Chancelier Séguier ; mais depuis qu’elle s’assemble au Louvre et qu’elle ouvre ses portes les jours de réception, ce ne sont plus de simples remerciements, ce sont des discours d’apparat. Et quoique la matière de ces discours soit toujours la même, l’art oratoire est tellement un Protée {a} que, par leurs formes différentes, ils paraissent toujours nouveaux. Personne, depuis 1640, n’a été dispensé de cet usage que M. Colbert et M. d’Argenson, {b} lesquels ont été reçus l’un et l’autre en des circonstances où l’extrême vivacité des affaires publiques, dont le fardeau tombait sur eux, les mettait hors d’état de se prêter pour quelques instants à leur propre gloire. Les motifs particuliers et passagers qui leur ont fait obtenir cette dispense sont la confirmation de la règle générale. Mais il est triste pour l’honneur des Lettres qu’on n’ait pas usé de la même indulgence envers le feu duc de La Rochefoucauld, auteur de ces Maximes si connues. Car l’obligation de haranguer publiquement le jour qu’il aurait été reçu fut le seul obstacle qui l’éloigna de l’Académie ; et cela parce que tout le courage qu’il avait montré dans plusieurs occasions des plus vives, et avec toute la supériorité que sa naissance et son esprit lui donnaient sur des hommes ordinaires, il ne se croyait pas capable de soutenir la vue d’un auditoire et de prononcer seulement quatre lignes en public sans tomber en pâmoison. »


  1. V. note [8], lettre de Jean de Nully, datée du 21 janvier 1656.

  2. Marc-René de Voyer de Paulmy d’Argenson (1652-1721, garde des sceaux et président du Conseil des Finances sous la Régence), reçu en 1718.

Du passage de l’industrieux Colbert à l’Académie, l’abbé Régnier a noté dans ses Mémoires (ibid. pages 202‑203) :

« Il trouvait que le travail du Dictionnaire n’avançait pas assez à son gré, et ce qu’on lui alléguait là-dessus en faveur de la Compagnie lui semblait suspect d’exagération. Il voulut en juger par ses propres yeux et indépendamment du témoignage d’autrui. Il vint pour cet effet à une des assemblées ordinaires de l’Académie, lorsqu’on ne l’y attendait pas. Il assista deux heures durant à l’examen du mot < Ami > dont on faisait alors la révision. Il vit proposer, agiter et résoudre les différentes questions qui se présentèrent là-dessus ; et enfin, le ministre le plus laborieux qui eût jamais été et le meilleur ménager du temps, sortit pleinement convaincu que la lenteur qu’il avait reprochée lui-même à l’Académie ne venait point de sa faute et qu’il était impossible qu’une Compagnie allât plus vite dans un travail de cette nature. »

À sa mort, en 1684, Colbert eut pour successeur Jean de La Fontaine.

3.

En 1667, le dimanche de Pâques fut le 10 avril. Louis xiv vint à Paris le 20 avril pour un lit de justice où furent enregistrés plusieurs édits, notamment sur la justice, la réunion à la Couronne de domaines aliénés, et la suppression des grands et petits maîtres des Eaux et Forêts (Levantal).

4.

En survivance de son père, Jérôme i (mort en 1656, v. note [12], lettre 164), Jérôme ii Bignon (ou Le Bignon, 1627-1697) avait été reçu avocat général au Parlement de Paris en 1652, puis en exercice de 1656 à 1673 ; il était grand maître de la Bibliothèque du roi, dont son père avait aussi obtenu pour lui la survivance (Popoff, no 616).

L’affaire de la cure de Saint-Côme fit grand bruit. Voici, par exemple, ce qu’on en lit dans Les Définitions du droit canon… de François C. Des Maisons, avocat en Parlement (Paris, Charles de Sercy, 1668, in‑4o), pages 175‑176 :

« La fondation des bénéfices est ordinairement considérée pour décider la qualité du patronage : {a} s’il est ecclésiastique, ou s’il est laïc ; ce qui fut remarqué dans la cause fameuse qui fut plaidée à la Grand’Chambre l’année dernière, 1667, entre Maître Denis Deffita et Maître Jean Lizot : {b} le premier présenté par l’Université de Paris, prétendant qu’elle soit en patronnage laïc ou, quoi que c’en soit, en patronage mixte ; et l’autre, pourvu en Cour de Rome, sur la résignation qui lui en avait été faite par le dernier titulaire et paisible possesseur ; {c} de manière qu’on peut dire certainement après cet arrêt que lorsqu’elle est en patronage ecclésiastique, il n’y a qu’une personne de cet Ordre qui y puisse nommer ou présenter ; et ainsi du patronage laïc ; ce qui ne me paraît pas inutile d’être rapporté en ce lieu, puisque cette difficulté a causé tant de contestation. »


  1. Droit que le patron fondateur d’un bénéfice s’est réservé en faisant sa fondation (Furetière)

  2. Jean Lizot, prêtre natif de L’Aigle, après avoir été vicaire de Saint-Côme, devint archiprêtre et curé de Saint-Séverin en 1678. Il mourut en 1705, âgé de 77 ans (Éloge des Normands ou Histoire abrégée des grands hommes de cette province Paris, Charles Guillaume et Charles Robustel 1748, in‑12, seconde partie, pages 5‑6).

  3. Le Dictionnaire des arrêts, ou Jurisprudence des parlements de France… Par Me Pierre-Jacques Brillon, avocat au Parlement (Paris, Charles Osmont, 1711, in‑4o, tome troisième, article Université, page 847) cite trois articles sur ce sujet :

    • 68. « De l’Université de Paris, qui est un Corps laïc, et du droit de patronage qu’elle a sur quelques bénéfices, savoir sur les cures de Saint-André-des-Arts, Saint-Germain-le-Vieux et Saint-Côme. » {i}

    • 69. « Les cures dépendantes de l’Université de Paris ne peuvent être résignées en Cour de Rome spreta Universitate, {ii} comme un Corps mixte, ecclésiastique et laïc. Jugé pour la cure de Saint-Côme de Paris en faveur de M. Denis Deffita, docteur en Sorbonne, par arrêt du premier avril 1667. »

    • 70. « Jugé, par arrêt du < 2e du > mois d’avril 1667, que l’Université de Paris est un Corps laïc et qu’elle jouit du droit des patrons laïcs, à l’effet de ne pouvoir être prévenue par la Cour de Rome. Le sieur Deffita, pourvu par l’Université de Paris, et le sieur Lizot, par le pape, la Cour maintint et garda l’Université en la possession du patronage laïc des cures de Saint-Côme-Saint-Damien, et de Saint-Germain-le-Vieil. En conséquence, Deffita maintenu en ladite cure de Saint-Côme sans restitution de fruits et sans dépens. »

      1. V. note [17] des Affaires de l’Université en 1651-1652, dans les Commentaires de la Faculté de médecine de Paris, pour ces trois cures parisiennes dont l’Université possédait et entendait conserver le privilège de dispenser les bénéfices.

      2. « au mépris des droits de l’Université ».

5.

Jeu de mots sur triumvir, « l’un des trois chefs qui [à Rome] gouvernent absolument dans un État » (Furetière), et mari pour la troisième fois.

6.

« “ En divers temps, je me suis trouvé trois épouses : comme jeune homme, comme homme mûr, et comme vieillard. La première s’est unie à moi pour le besoin de mes fougueuses années, la seconde pour ses richesses, la troisième pour me servir. ” Acquittez-vous d’une obole car vous avez eu une fable. »

Les lettres d’Étienne Pasquier [v. note [16], lettre 151] conseiller et avocat général du roi à Paris . Contenant plusieurs belles matières et discours sur les affaires d’État de France, et touchant les guerres civiles (Paris, Laurent Sonius, 1619, in‑8o), livre xix (tome second, page 486), « À Monsieur Loisel, avocat en la Cour de Parlement de Paris », lettre non datée :

« Ce que je vous discourrai présentement vous apprêtera par aventure à rire. Sortant des consultations avec monsieur du Hamel, avocat mien ami, un jeune avocat me fit présent d’un épitaphe fait {a} par Théodore de Bèze en faveur de la fille de sa femme. Et comme je lui eusse demandé si Bèze avait eu des enfants de sa Candide, {b} il me répondit que dès piéça il {c} était convolé en secondes noces avec une honnête veuve pour le soulagement de sa vieillesse, et que c’était la fille d’elle qu’il avait honorée de ce tombeau. {d} Après avoir remercié ce jeune avocat, je m’arrêtai à ce mot de soulagement, qui m’ouvrit l’esprit à une belle invention. Et comme le seigneur du Hamel et moi, mon {e} voisin, retournions en nos maisons, lui m’entretenant par les rues, et moi me gouvernant {f} à part moi, je fis ce quatrain en faveur de celui qui aurait épousé trois femmes. » {g}


  1. Mot masculin à l’ancienne mode.

  2. Candide est l’héroïne que Théodore de Bèze (v. note [28], lettre 176) a chantée dans ses Poemata.

  3. « il y a longtemps qu’il ».

  4. Épitaphe.

  5. Sic pour « son ».

  6. « suivant mes pensées ».

  7. Le conditionnel prouve que Pasquier n’attribuait que deux épouses à Bèze : c’était à un autre qu’il en donnait trois, pour ajouter du sel à son quatrain.

Bayle, dans sa note (N) sur Bèze, a donné une traduction plus libre de ce quatrain et l’a commenté :

« Voici le sens de ces vers : J’ai épousé trois femmes en divers temps, dans ma jeunesse, dans mon âge viril, et dans ma vieillesse. J’ai épousé la première pour le plaisir de l’amour, la seconde à cause qu’elle était riche, la troisième afin qu’elle eût soin de moi dans mes infirmités. Cela n’a pu convenir à Théodore de Bèze, puisqu’il n’a point eu trois femmes. {a} Il y en a qui disent que Pasquier ne fit ces vers que pour lui-même. Celui qui remarque cela ne laisse d’être dans l’erreur de Guy Patin touchant les trois femmes de Bèze. Il s’était marié pour la troisième fois à l’âge de septante ans, et en avait donné avis à son intime ami Junius, Hollandais, {c} en ces termes, “ Si c’est une folie de se marier à septante ans, voilà que je viens de la faire. ” C’était un vieux coq, qui ne pouvait se détacher du char de Vénus, auquel il avait été attelé dès sa jeunesse. {b} Ces paroles sont d’un moine crédule, et qui rarement est bien informé de ce qu’il dit. Si lui et Patin avaient consulté le xixe livre des Lettres d’Étienne Pasquier, {d} ils auraient parlé avec plus d’exactitude. »


  1. Bèze se maria deux fois et non trois : il vécut 40 ans avec sa première épouse, Claudine Denosse ; il se remaria à 69 ans, en 1588, avec une veuve qui lui survécut, nommée Catherine de la Plane, qui eut grand soin de lui tant qu’il vécut.

  2. Trésor historique et chronologique de Pierre de Saint-Romuald (Paris, 1647, v. note [7], lettre 23), troisième partie, année 1605, page 790.

  3. « Il n’était pas hollandais, ni en Hollande quand Bèze se remaria » (notule 56 de Bayle). V. note [15], lettre de Samuel Sorbière, datée du début 1651, pour Franciscus Junius, nom latin de l’érudit Français François Du Jon.

  4. Premier extrait transcrit supra.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 31 mars 1667

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(Consulté le 19/04/2024)

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