L. 912.  >
À André Falconet,
le 23 mai 1667

Monsieur, [a][1]

Il y en a ici qui promettent quelque adoucissement à Messieurs les trois Fouquet, [1][2][3][4][5] mais je n’en croirai que ce que je verrai car tout ce qu’on dit est trop incertain, tant de la paix que de la guerre. [6] Il est vrai que les troupes marchent toutes à leur rendez-vous. Il y avait tant de garnisons dans toutes les villes de Picardie que l’on pouvait en faire une armée de 20 000 hommes, on a tout enlevé. Jeudi dernier, 2 000 hommes sortirent de Beauvais [7] qui s’en vont passer par Amiens, [8] après marcheront en corps d’armée et camperont jusqu’à Arras [9] en attendant le retour de notre courrier et la dernière résolution de la reine, [10] ou plutôt du Conseil, d’Espagne. On en a fait autant en toutes les villes au delà de Beauvais : Clermont, [11] Roye, [12] Montdidier, [13] Corbie, [14] Senlis, [15] Compiègne, [16] Noyon, [17] Soissons, [18] Saint-Quentin, [19] Péronne, [20] Ardres, [21] Laon, [22] Chauny, [23] Vervins, [24] Marle, [25] Ham, [26] Doullens, [27] etc. [2] Je prie Dieu qu’il dirige et fasse réussir les desseins de notre bon roi. [28] On dit bien qu’en ce grand apparat il y a eu du secret ; peut-être qu’il est vrai, sed quis novit consilium Domini ? [3] Remettons-nous en la Providence et possideamus in patientia animas nostras, donec transeat iniquitas[4][29] Le prince de Condé [30] n’a pas d’emploi en cette guerre, mais son fils, le duc d’Enghien, [31] y va en qualité de chef des volontaires. [32] Le père est fort maigre et cassé des gouttes. [33] C’est le péché des princes, qui sont gens de chair et d’os, sujets et esclaves de leurs passions. Cela s’appelle maladie méritée ; ce n’est point la même que Didon, [34] cette bonne reine de Carthage, à la fin du quatrième livre de l’Énéide : [35]

Nam quia nec fato, merita nec morte peribat,
Sed misera ante diem
[5]

Je veux du mal à Virgile, qui a fait passer cette pudique reine pour une coureuse, et qui s’était laissé débaucher au prince troyen qui avait vécu avant elle plus de 300 ans ; mais excusez cette digression. Quand nous aurons des triomphes à vous mander pour les victoires du roi, des villes qu’il aura prises en Flandres, [36] je ne manquerai de vous en écrire la vérité de bon cœur.

On dit que Mlle de La Vallière [37] se retire à Fontainebleau [38] en attendant les ordres du roi, mais ce sera après qu’elle aura vu la marche de l’armée du roi jusqu’à Arras car, à l’heure où je vous parle, elle est à Amiens en qualité de grande-duchesse. [6] M. le maréchal de Turenne [39] a dit au roi qu’il y avait en son armée trop de chariots, trop de chevaux et trop de bagage, qu’il en fallait renvoyer la moitié ; autrement, que dans un défilé cela pouvait faire perdre une bataille ou ruiner une armée. On dit que le roi et les Hollandais ont renouvelé leur alliance, et que cela fait mal de cœur aux Espagnols. Messieurs les trois ministres, MM. de Colbert, [40] Le Tellier [41] et de Lionne, [42] sont aujourd’hui partis pour Amiens ; M. le chancelier [43] partira samedi pour Compiègne. [44] Nos troupes en Picardie ont commis plusieurs insolences, et le mal eût été bien plus grand si le roi ne s’en fût mêlé et n’eût réprimé l’insolence des soldats qui prétendent que tout leur doit être permis. M. le marquis de Vivonne [45] est parti ce matin, son train est de 80 chevaux. Les trois trésoriers de l’Épargne [46][47][48][49] seront mis en liberté dans huit jours, avec ordre pourtant de se retirer à Limoges. [7][50] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, le 23e de mai 1667.


a.

Bulderen, no ccccli (tome iii, pages 242‑244) ; Reveillé-Parise, no dccl (tome iii, pages 652‑654).

1.

Les frères de Nicolas Fouquet que Guy Patin a précédemment cités dans ses lettres étaient l’aîné, François ii, archevêque de Narbonne, et ses deux cadets, Basile, abbé de Barbeau, {a} et Louis, évêque d’Agde. {b} Tous trois avaient été exilés au moment de la condamnation du surintendant déchu à la prison perpétuelle dans le donjon de Pignerol (1664).

Patin semblait ignorer le triste sort du benjamin de la famille, Gilles Fouquet (1637-1694), sieur de Mézières, conseiller du Parlement de Paris en 1657, premier écuyer de la Grande Écurie du roi {c} (Popoff, no 1239). Il fut déchu de ses charges et reçut l’ordre de se retirer à Joinville en Champagne : {d}

« La pauvre grand-mère, Marie de Maupeou, {e} supplia le roi de lui laisser au moins son fils Gilles. Elle avait soixante-douze ans. Il l’assisterait à la fin d’une vie qui apparemment ne serait pas longue. Gilles Fouquet lui-même, abandonné par sa femme Mlle d’Aumont, {f} déclarait qu’il n’avait pas “ pour se nourrir ”, si on ne le laissait avec ses parents. Il fallut se rendre à l’évidence. On autorisa d’abord Mme Fouquet la mère à habiter l’abbaye du Parc-aux-Dames, auprès de sa fille, qui en était abbesse, {g} puis Gilles à vivre auprès de sa belle-sœur. {h} Enfin, après un pénible marchandage, ces trois victimes reçurent la permission d’habiter ensemble à Monluçon. »


  1. V. notes [52] et [51], lettre 280, pour François ii et Basile.

  2. V. note [9], lettre 536.

  3. V. note [29] des Deux Vies latines de Jean Héroard, premier médecin de Louis xiii.

  4. Jules Lair, Nicolas Foucquet…, Paris, Plon, 1890, tome second, page 420.

  5. V. note [5], lettre 800, pour la mère de Nicolas Fouquet, ici qualifiée de « pauvre grand-mère » (morte en 1681).

  6. Anne d’Aumont, dite la Jeune, fille de César d’Aumont, marquis de Clairvaux, avait épousé Gilles Fouquet en 1660.

  7. Marie-Élisabeth Fouquet, abbesse du Parc-aux-Dames, à Auger-Saint-Vincent près de Senlis.

  8. Marie-Madeleine de Castille, seconde épouse Nicolas Fouquet (v. note [1], lettre 588).

2.

Guy Patin avait là énuméré un bon nombre des places françaises situées dans les actuels départements de l’Oise, l’Aisne et la Somme, en y ajoutant Ardres (Pas-de-Calais), qui se situe à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Calais.

Montdidier, en Picardie (Somme), à mi-chemin entre Compiègne et Amiens, doit son renom médical au fait d’avoir donné le jour à Jean Fernel (v. note [4], lettre 2).

3.

« mais qui connaît le dessein du Seigneur ? »

4.

« tenons nos âmes en patience jusqu’à ce que le malheur s’en aille » ; Psaumes, v. notule {b}, note [33], lettre 487.

5.

« Elle ne mourait pas à cause du destin ni d’un trépas mérité ; mais malheureuse, elle partait avant le terme » (v. note [23], lettre 551).

La légendaire Didon de L’Énéide aurait en réalité été une princesse phénicienne venue s’installer en Tunisie à la fin du ixe s. av. J.‑C., mais son amant, Énée (v. note [14], lettre d’Adolf Vorst, datée du 4 septembre 1661), participa à la guerre de Troie, réputée avoir eu lieu au début du xiie s. Quand ils ignorent la véritable cause d’une maladie, les médecins ont toujours tendance à en rendre le malade responsable et à dire qu’elle le punit de ses fautes.

6.

En ce mois de mai 1667, en même temps que Louis xiv avait légitimé sa fille, Marie-Anne, Mlle de Blois, il avait élevé sa mère, Mlle de La Vallière, au rang de duchesse de Vaujours (v. note [2], lettre 911). Pour sa part, il gardait Mme de Montespan dans sa suite guerrière.

7.

V. note [10], lettre 822, pour les trois trésoriers de l’Épargne. Le verbe limoger, auquel on ne peut s’empêcher de penser ici, ne date que de la Première Guerre mondiale (1916, pour les généraux jugés incapables que Joffre voulait éloigner du front).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 23 mai 1667

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0912

(Consulté le 29/03/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.