L. 915.  >
À André Falconet,
le 31 mai 1667

Monsieur, [a][1]

La terreur est si grande en Flandres [2] que les pauvres gens ne savent à quel saint se vouer. Quelques villes sont abandonnées, les autres se veulent rendre au roi. [3] On dit que même ceux de Cambrai [4] parlementent, principalement les bourgeois, mais que jusqu’ici le gouverneur l’a empêché, si bien que tout ce que n’a pu faire jusqu’ici la raison naturelle, la force l’emportera peut-être, autorisée du canon qui est, selon la vieille devise de Messieurs les maréchaux de France et de la guerre, ratio ultima regum[1][5]

Ce 30e de mai. M. le duc d’Orléans [6] est parti d’ici avec un beau train pour aller rejoindre le roi qui est devers Arras. [7] Les lettres de Dantzig [8] d’aujourd’hui portent que la reine de Pologne [9] est morte à Varsovie. [2][10] On parle d’une nouvelle traduction du Nouveau Testament faite par les jansénistes [11][12] du Port-Royal, [13] imprimée en deux tomes in‑12 [14] qui ne se vendent qu’en cachette parce que M. le chancelier [15] la fait chercher pour la saisir. [3] Le roi a donné la place de médecin de la reine, que tenait Guénault, [16] au jeune D’Aquin, [17][18] à la recommandation de M. Vallot [19] dont la femme est tante de la femme de ce M. D’Aquin : sic vara sequitur vibiam ; [4][20] s’il y a quelqu’un de trompé en ce choix, je n’en dirai rien. On dit que M. Brayer [21] s’y attendait, que des Fougerais [22] en a fait parler et < Le > Vignon [23] en avait offert de l’argent. Ce premier est homme de grand mérite, mais pour les deux autres, je n’en oserais dire du bien car je n’aime point à mentir. Quoi qu’il en soit, du temps de Mazarin, [24] les charges se donnaient au plus offrant et dernier enchérisseur, mais aujourd’hui c’est le roi qui les donne à la prière et à la recommandation de ceux qui ont l’honneur de l’approcher.

Jeudi prochain, M. de Harlay, [25] fils de M. le procureur général, [26][27][28] sera reçu à la place de Monsieur son père ; le roi lui en a accordé la démission. [5] J’ai ce matin reçu la vôtre avec les deux feuilles de M. Anisson, [29] dont je vous remercie. Je vois bien comme il a commencé, mais je prie Dieu qu’il lui fasse la grâce de bien achever. [6][30] M. Julien [31] est un vrai bon homme, vrai israélite, [32] in quo non est dolus[7][33] Je vous adresse ma lettre pour monsieur votre fils, [34] je ne l’ai faite qu’à la hâte, faute de loisir, mais j’ai cru qu’il fallait lui répondre et le remercier de sa courtoisie. Je prie Dieu de bon cœur qu’il lui fasse la grâce de vous ressembler, c’est-à-dire d’être bon médecin, fort homme de bien et bien savant, summa probitatis et profundæ eruditionis[8] qui sont les qualités qui conviennent fort à un homme de notre profession, et in hoc voto desino[9] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 31e de mai 1667.


a.

Bulderen, no ccccliv (tome iii, pages 248‑250) ; Reveillé-Parise, no dcclii (tome iii, pages 655‑656).

1.

« le dernier argument des rois » : devise que Louis xiv faisait graver sur les canons de ses armées.

2.

Louise-Marie de Gonzague-Mantoue, ci-devant princesse Marie (v. note [11], lettre 18), reine de Pologne depuis 1646, était morte à Varsovie le 10 mai. Le roi Jean ii Casimir, son second mari, lui survivait, mais il abdiqua en septembre 1668.

3.

Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ, traduit en français {a} selon l’édition Vulgate, {b} avec les différences du grec. {c}


  1. Par Louis-Isaac Le Maistre de Sacy (v. note [5], lettre 867), alors emprisonné à la Bastille depuis le 26 mai 1666, qui n’en fut libéré que le 31 octobre 1668.

  2. Traduction du grec en latine établie par saint Jérôme au début du ive s., v. note [6], lettre 183.

  3. Mons, Gaspard Migeot (imprimé à Amsterdam, Elsevier), 1667, in‑8o, avec permission de l’archevêque de Cambrai, approbations de l’évêque de Namur et de l’Université de Louvain, et privilège du roi Charles ii d’Espagne : volume 1 (quatre Évangiles et Actes des apôtres, 538 pages) ; volume 2 (Épîtres de saint Paul, Épîtres canoniques, Apocalypse, 462 pages).

Cette publication fut sanctionnée par un Arrêt du Conseil d’État contre la traduction du Nouveau Testament imprimé à Mons. Du 22 novembre 1667 (Paris, Imprimerie et librairie du roi, 1667) qui fut précédé et suivi d’une floraison de libelles :

4.

Sequitur vara vibiam est un proverbe antique rapporté par Ausone (Idylles, xii, Technopegnie, Ausone à Paulinus) qui a causé du souci aux traducteurs.

Bien que certains aient voulu y voir une faute de copie (vibiam pour biviam ou pour viam), « le plancher suit la poutre » est la version française ordinaire, qu’on trouve dans les Œuvres complètes d’Ausone traduites par Étienne-François Corpet (Paris, Panckoucke, 1843, tome ii, page 91) : quand la poutre (vibia) se brise, le plancher (vara) qu’elle soutient s’écroule aussi ; mais cela s’accorde mal avec ce que Guy Patin entendait ici.

« Un mal suit l’autre » (Oxford Latin Dictionary) y correspond au contraire très exactement : les deux mots vara et vibia servent à nommer le chevalet (appareil pour scier le bois, mais aussi instrument de torture), tout en en désignant des parties distinctes, le tréteau pour vara et la traverse pour vibia.

5.

Achille iii de Harlay (1639-1712), fils aîné d’Achille ii et arrière-petit-fils d’Achille i (v. note [19], lettre 469) avait été reçu en 1657 conseiller au Parlement de Paris en la deuxième Chambre des requêtes et devint procureur général, sur la démission de son père, le 4 juin 1667. Le 12 septembre suivant, il allait épouser Magdelaine de Lamoignon, deuxième fille du premier président. Achille iii allait lui-même devenir premier président en 1689 (Popoff, no 106).

Saint-Simon (Mémoires, tome i, pages 134‑135) :

« Harlay était fils d’un autre procureur général du Parlement et d’une Bellièvre, duquel le grand-père fut ce fameux Achille d’Harlay, premier président du Parlement après ce célèbre Christophe de Thou, son beau-père, lequel était père de ce fameux historien. {a} Issu de ces grands magistrats, Harlay en eut toute la gravité, qu’il outra en cynique, en affecta le désintéressement et la modestie qu’il déshonora, l’une par sa conduite, l’autre par un orgueil raffiné mais extrême et qui malgré lui, sautait aux yeux. Il se piqua surtout de probité et de justice, dont le masque tomba bientôt. Entre Pierre et Jacques il conservait la plus exacte droiture ; mais dès qu’il apercevait un intérêt ou une faveur à ménager, tout aussitôt il était vendu […]. Il était savant en droit public, il possédait fort le fond des diverses jurisprudences, il égalait les plus versés aux belles-lettres, il connaissait bien l’histoire, et savait surtout gouverner sa compagnie avec une autorité qui ne souffrait point de réplique et que nul autre premier président n’atteignit jamais avant lui. Une austérité pharisaïque le rendait redoutable par la licence qu’il donnait à ses répréhensions publiques, et aux parties, et aux avocats, et aux magistrats, en sorte qu’il n’y avait personne qui ne tremblât d’avoir affaire à lui. D’ailleurs soutenu en tout par la cour, dont il était l’esclave et le très humble serviteur de ce qui y était en vraie faveur, fin courtisan et singulièrement rusé politique, tous ces talents, il les tournait uniquement à son ambition de dominer et de parvenir, et de se faire une réputation de grand homme ; d’ailleurs sans honneur effectif, sans mœurs dans le secret, sans probité qu’extérieure, sans humanité, même en un mot un hypocrite parfait, sans foi, sans loi, sans Dieu et sans âme, cruel mari, père barbare, frère tyran, ami uniquement de soi-même ; méchant par nature, se plaisant à insulter, à outrager, à accabler, et n’en ayant de sa vie perdu une occasion. On ferait un volume de ses traits, et tous d’autant plus perçants qu’il avait infiniment d’esprit, l’esprit naturellement porté à cela et toujours maître de soi pour ne rien hasarder dont il pût avoir à se repentir. Pour l’extérieur, un petit homme vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardaient qu’à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étaient pour le faire rentrer en terre ; un habit peu ample, un rabat presque d’ecclésiastique et des manchettes plates comme eux ; une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue, mais courte, avec une grande calotte par-dessus. Il se tenait et marchait courbé avec un faux air plus humble que modeste, et rasait toujours les murailles pour se faire faire place avec plus de bruit, et n’avancer qu’à force de révérences respectueuses et comme honteuses à droite et à gauche à Versailles. »


  1. Jacques-Auguste i de Thou.

6.

Mise en route, enfin, de l’édition des manuscrits supplémentaires des Chrestomathies de Caspar Hofmann, que Guy Patin avait acquis en 1649.

7.

« en qui il n’y a pas de fourberie » (Évangile de Jean, v. note [22], lettre 406).

8.

« un parangon de probité et de profonde érudition ».

9.

« et je conclus sur ce vœu. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 31 mai 1667

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(Consulté le 28/03/2024)

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