L. 928.  >
À Charles Spon,
le 29 novembre 1667

Monsieur, [a][1]

Il y a ici de bonnes gens qui disent que l’on traite de la paix et je prie Dieu qu’elle soit bientôt conclue au soulagement de tant d’honnêtes gens qui souffrent trop durant la guerre, à l’avantage de toute la France, et même de toute la chrétienté. Mais il y en a d’autres qui veulent passer pour bien plus fins, qui se moquent de cette prétention de paix, ils disent que le roi [2] aura 80 000 hommes le mois de mars prochain et quelque offre que l’on fasse au roi, comme il est le plus fort, l’Espagnol n’en aura point meilleur marché que d’abandonner les Pays-Bas. [3][4] Il y a ici des gens bien étonnés pour la taxe que le roi a nouvellement faite sur diverses charges comme des huissiers de la Cour, procureurs de la Cour, procureurs du Châtelet [5] et commissaires ; même les conseillers du Châtelet sont taxés à 15 000 livres et néanmoins, il y en a d’entre eux qui ont payé 22 000 écus de leur charge. Ce qui en fait encore crier d’autres en une autre manière, c’est qu’après cette Saint-Martin, le roi veut que les nouvelles ordonnances de son code [6] soient exactement observées ; de quoi se plaignent fort hautement les procureurs utriusque fori[1]

Ce 20e de novembre. M. l’archevêque de Paris [7] a défendu la lecture de la nouvelle version du Nouveau Testament [8] faite par Messieurs les jansénistes [9][10] de Port-Royal [11] et menace d’excommunication [12] ceux qui auront la hardiesse d’y contrevenir. [2] On ne fait pas grand état de cette défense, Maître Gonin est mort, le monde n’est plus grue[3] Cette excommunication est brutum fulmen[4] dont il n’y a plus guère que les sots qui en fassent état. Je pense que les jansénistes feront là-dessus de belles réflexions et peut-être aussi de bonnes réponses.

Ce 28e de novembre. J’ai été aujourd’hui chez M. le premier président[13] à l’assemblée de cette académie qu’il tient tous les lundis, où l’on a dit de fort bonnes choses. Le P. Rapin, [14] qui est un jésuite très savant, y a discouru sur la préférence de Virgile [15] à Homère [16] et a fait des merveilles. M. le premier président a demandé si personne ne s’opposait à ce sentiment. Voyant que tout le monde se taisait, il a voulu que mon Carolus [17] parlât, se souvenant qu’il l’avait autrefois entretenu sur la gloire d’Homère. Je fus ravi de lui entendre dire que, se voyant forcé de répondre à un adversaire de la force du P. Rapin, il se trouvait bien embarrassé ; qu’animé pourtant du commandement qu’on lui en faisait et de l’audience dont on l’honorait, il ferait souvenir la compagnie de quelques avantages d’Homère : que celui-ci a fait le plan que l’autre n’a que poli ; qu’Homère a été universellement reconnu pour le père de la philosophie, de l’histoire, de la poésie, et de la littérature ; que tous les siècles lui ont décerné des honneurs qu’on n’attribuait qu’aux rois ou aux dieux ; qu’on lui a élevé des statues par toute la Grèce ; qu’on s’y est servi de monnaies qui portaient son nom et son portrait, et que les plus grandes villes du monde se sont toutes attribué la gloire de sa naissance ; qu’il avait des médailles des Smyrniens et d’autres peuples en sa faveur ; [5] et qu’enfin rien ne se trouvait de pareil dans la fortune de Virgile, dont la faveur d’Auguste [18] faisait le plus bel endroit. [6] Qu’en direz-vous, Monsieur, pour un plaidoyer fait sur-le-champ ? M. le premier président lui en témoigna beaucoup de satisfaction et même, en soupant, il lui dit : Je ne sais comment votre père l’entend, il vous devait laisser au barreau, nous vous aurions donné d’autres emplois que de soutenir la réputation d’Homère[7]

J’ai vu ce matin malade un capitaine qui prend intérêt à la guerre et qui a peur de la paix ; mais il dit pour consolation que si le roi fait la paix il enverra des troupes en Pologne et en Candie [19] contre les Turcs. Ainsi à quelque chose malheur est bon : les grands états ressemblent à ces corps sanguins qui ont besoin d’être saignés souvent et désemplis en diverses façons pour empêcher qu’ils n’étouffent. [20] M. de Broussel, [21] conseiller aux Requêtes du Palais, est mort de la pierre qu’il avait en la vessie, il n’a point voulu être taillé, [22] à quoi il était exhorté il y a longtemps ; il était neveu de celui pour qui on fit les barricades [23] l’an 1648. [8][24] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 29e de novembre 1667.


a.

Bulderen, no cccclxviii (tome iii, pages 270‑273) ; Reveillé-Parise, no dcclxiv (tome iii, pages 670‑672). Toutes deux sont datées du 24 novembre, mais le paragraphe daté du 28 novembre fait préférer le 29 novembre pour date de la lettre.

1.

« des deux cours » : le Parlement et le Châtelet de Paris. Guy Patin faisait allusion au Code Louis, nom qu’on a donné aux ordonnances de Louis xiv sur sa réformation complète de la justice. L’Encyclopédie en a donné cette définition :

« Code Louis ou Code Louis xive est un titre que les libraires mettent ordinairement au dos du recueil des principales ordonnances de Louis xive, qui sont : celles de 1667, pour la procédure civile ; celle de 1669, pour les évocations et committimus ; {a} une autre de la même année, pour les Eaux et Forêts ; celle de 1670, pour la procédure criminelle ; celle de 1672, appelée communément l’ordonnance de la ville, pour la juridiction des prévôt des marchands et échevins de la ville de Paris ; celle de 1673, pour le commerce ; celle des gabelles de 1680 et celle des aides qui est aussi de la même année ; celle des fermes qui est de l’année suivante 1681 ; celle de la Marine, de la même année ; le Code noir ou ordonnance de 1685, pour la police des Nègres dans les îles françaises de l’Amérique ; celle des cinq grosses fermes, de l’année 1687. »


  1. V. note [2], lettre 90.

Composée de 35 titres, la partie civile du Code avait paru sous le titre d’Ordonnance de Louis xiv, roi de France et de Navarre. Donnée à Saint-Germain-en-Laye au mois d’avril 1667 (Paris, 1667, chez les Associés choisis par ordre de Sa Majesté pour l’impression de ses nouvelles ordonnances, petit in‑fo de 292 pages.

2.

L’antijansénisme de l’archevêque de Paris, Hardouin de Beaumont de Péréfixe, avait culminé dans l’extrême brutalité avec laquelle il avait expulsé les religieuses de Port-Royal de Paris le 26 août 1664 ; Jean Racine, Abrégé de l’histoire de Port-Royal, {a} pages 221‑223 :

« Il arriva néanmoins que, sans leur participation, quelques copies de leurs procès-verbaux tombèrent entre les mains de quelques personnes, et bientôt furent rendues publiques. Ce fut une très sensible mortification pour M. l’archevêque : en effet, rien ne lui pouvait être plus désagréable que de voir ainsi révéler tout ce qui s’était passé en ces occasions. Comme il n’y eut jamais d’homme moins maître de lui quand il était une fois en colère, et que d’ailleurs il n’avait pas cru devoir être beaucoup sur ses gardes en traitant avec de pauvres religieuses qui étaient à sa merci, et qu’il pouvait pour ainsi dire écraser d’un mot, il lui était échappé dans ces deux visites {b} beaucoup de paroles très basses et très peu convenables à la dignité d’un archevêque, et même très puériles, dont il ne s’était pas souvenu une heure après ; tellement qu’il fut fort surpris et en même temps fort honteux de se voir dans ces procès-verbaux jouant pour ainsi dire le personnage d’une femmelette, pendant que les religieuses, toujours maîtresses d’elles-mêmes, lui parlaient avec une force et une dignité toute édifiante. Il fit partout des plaintes amères contre ces deux actes qu’il traitait de libelles pleins de mensonge, et en parla au roi, avec un ressentiment qui fit contre ces filles dans l’esprit de Sa Majesté une profonde impression qui n’est pas encore effacée. Il se flatta néanmoins qu’elles n’auraient jamais la hardiesse de lui soutenir en face les faits avancés dans ces pièces, et il ne douta pas qu’il ne leur en fît faire une rétractation authentique. Il les fit venir à la grille et leur tint tous les discours qu’il jugea les plus capables de les effrayer. Mais pour toute réponse, elles se jetèrent à ses pieds et, avec une fermeté accompagnée d’une humilité profonde, lui dirent qu’il ne leur était pas possible de reconnaître pour fausses des choses qu’elles avaient vues de leurs yeux et entendues de leurs oreilles. Cette réponse si peu attendue lui causa une telle émotion qu’il lui prit un saignement de nez, ou plutôt une espèce d’hémorragie si grande qu’en très peu de temps il remplit de sang jusqu’à trois serviettes qu’on lui passa l’une sur l’autre. Les religieuses de leur côté étaient plus mortes que vives, et même y en eut une, nommée sœur Jeanne de la Croix, qui mourut presque subitement de l’agitation que cette affaire lui avait causée. »


  1. Paris, 1770, v. notule {a}, note [3], lettre 700.

  2. De l’abbaye de Port-Royal de Paris.

3.

Pour dire : on a découvert la finesse de ceux qui voulaient nous tromper (v. note [36], lettre 192).

4.

« une foudre aveugle [v. note [20], lettre 405] ».

V. note [3], lettre 915, pour le Nouveau Testament dit de Mons, traduit par Le Maistre de Sacy, interdit par une ordonnance de l’archevêque de Paris, Hardouin de Beaumont de Péréfixe (le 18 novembre 1667) puis par un arrêt du Parlement deux jours plus tard, ainsi que pour les ripostes jansénistes qui suivirent.

5.

Comme Chio, Cymé ou Colophon, Smyrne revendiquait la gloire d’avoir vu naître Homère au viie s. av. J.C.

6.

Le plus bel endroit « se dit figurément des choses incorporelles, pour signifier le côté le plus beau, le plus brillant » (Furetière) : la faveur de l’empereur Auguste pour Virgile ne pouvait se comparer à tous les honneurs dont Charles Patin avait orné la gloire d’Homère.

Plaisamment, mais sans doute hors de propos, Pic (Introduction, page l, note 1) a pimenté d’une anecdote son commentaire sur ce passage :

« Le père Rapin {a} dissertant sur le tu et le toi d’usage en poésie, disait qu’on ne s’en servait pas en prose, même dans le commerce de l’amour. À quoi Bussy-Rabutin {b} répliqua “ En amour, mon Révérend Père, on tutoie souvent sa maîtresse ; mais vous n’êtes pas obligé de savoir cela ” (Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, Madame Roland). » {c}


  1. Le jésuite René Rapin, v. note [8], lettre 825.

  2. V. note [9], lettre 822.

  3. Paris, 1867, tome huitième, pages 235‑236 (avec quelques menues simplifications de la syntaxe).

7.

Il y deux semaines de décalage entre ce récit de Guy Patin, daté du lundi 28 novembre, et le Journal d’Olivier Le Fèvre d’Ormesson (tome ii, pages 525‑526) :

« Le dimanche 14 novembre, {a} je revins d’Amboile {b} à Paris. Le lendemain, j’allai chez M. le premier président ; {c} j’appris que le fils de Patin, médecin, qu’il appelle Carole, était en fuite parce que l’on avait trouvé chez lui des livres imprimés en Hollande, comme le Bouclier d’État fait contre les droits du roi sur la Flandre, et autres livres défendus ».


  1. Sic pour 13 novembre.

  2. V. notule {a}, note [10], lettre 105.

  3. V. notes [2], lettre 566, et [4], lettre 914, pour les lundis de l’académie Lamoignon.

Les sources que j’ai pu réunir (v. note [133] des Déboires de Carolus) suggèrent que Charles Patin a probablement fui Paris quelque jours après la copieuse saisie de livres qui avait eu lieu chez lui le 11 novembre 1667. Je peine donc à m’imaginer Patin vantant les talents de son fils avec autant de fierté et de sincérité le 28 novembre, tandis qu’il était sous le coup d’une lettre de cachet datée du 24, ordonnant son arrestation.

Je pousse sans doute trop loin l’art de lire entre les lignes, mais une seule explication me semble envisageable : Charles fuit Paris peu après le 11 novembre pour se rendre au Havre ; la présence de pirates empêchant les navires de partir pour Rotterdam, il revient à Paris avant de s’en aller pour Heidelberg en empruntant la voie terrestre ; dans l’intervalle de ces deux voyages, il peut être présent à l’académie de Lamoignon le 28 novembre, tout en ayant été absent à celles du 14 (comme l’a relaté Le Fèvre d’Ormesson) et probablement du 21, car un aller-retour entre Paris et Le Havre prenait au moins quatre jours, auxquels il faut ajouter un court séjour dans ce port à la recherche d’un navire en partance pour la Hollande. Il aurait néanmoins fallu à Charles bien de l’audace et du sang-froid pour venir parader chez le premier président du Parlement : le plus haut magistrat du royaume pouvait-il ignorer le contenu d’une lettre de cachet signée quatre jours plus tôt et qui frappait l’un de ses amis ? Alors, s’il était au courant, les deux Patin avaient pu profiter de son académie et de sa solide confiance pour prendre discrètement son avis sur la fort mauvaise affaire où Carolus se trouvait empêtré ; et Lamoignon, connaissant la gravité de la situation, aurait pu lui conseiller de s’en aller sans plus tarder en Allemagne.

Il était bien sûr impossible à Patin d’écrire tout cela à chaud dans sa correspondance ; il n’a clairement (mais brièvement) parlé de la condamnation et de la fuite de Charles qu’au début de sa lettre du 7 mars 1668 à André Falconet.

8.

Pierre iii Broussel, sieur de Bazancourt, fils de Thomas (trésorier de France et frère de Pierre i, le héros des barricades de 1648, v. note [6], lettre 160), avait été reçu conseiller au Parlement en 1633 (Popoff, no 783).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 29 novembre 1667

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(Consulté le 28/03/2024)

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