L. 946.  >
À André Falconet,
le 2 novembre 1668

Monsieur, [a][1]

Ce 18e d’octobre. Le roi [2] est encore à Chambord, [3] mais on dit qu’il sera de retour à Saint-Germain [4] le 23e de ce mois. On dit que l’affaire des jansénistes est terminée malgré tout le crédit des jésuites, [5][6] puisque le pape [7] et le roi l’ont ainsi désiré, [8] dont les bons pères sont fort en colère. M. Arnauld [9] a vu le nonce du pape, [1][10][11] qui lui a fait grand accueil et lui a promis merveilles ; mais le P. Annat [12] est fort malcontent de cet accord qui s’est fait sans conseil, et même sans son consentement. Mme la duchesse d’Enghien [13] est accouchée d’un second fils : [14] voilà la Maison royale, et en particulier celle de M. le Prince, [15] fortifiée d’une tête. [2]

Ce 20e d’octobre. M. Colbert [16] a fait arrêter prisonnier un de ses principaux commis, nommé M. Deschiens, [17] et l’a fait mener à la Bastille, [18] mais on n’en sait pas encore les raisons. [3] Les grands sont sujets à être trompés et à être infidèlement servis, lucri odor et auri color multas habent illecebras ad peccandum[4] Il avait autrefois déposé contre M. Fouquet [19] qui avait été son maître. M. Rouillé [20] le jeune, maître des requêtes[5] a la commission de lui faire son procès et a déjà commencé de l’interroger. M. le maréchal de Turenne [21] s’est enfin converti. [22] Il a abjuré son hérésie dans Notre-Dame [23] entre les mains de M. l’archevêque de Paris. [24] On dit qu’il deviendra connétable et qu’il se remariera, car il est veuf de la fille [25] de M. le duc de La Force. [6][26] C’est un excellent homme, et qui est aimé de tout le monde.

Ce 23e d’octobre. M. le duc de Verneuil, [27] âgé de 68 ans, riche de plusieurs bonnes abbayes, sera enfin marié à la fille de M. le chancelier qui est veuve de M. de Sully. [7][28][29] En tout âge on fait des fautes, mais ce n’est pas à nous de les examiner. Le roi a aujourd’hui rendu une visite éclatante à M. Colbert, il avait tous ses gardes avec l’épée nue.

Ce 24e d’octobre. On dit que M. Colbert a la goutte [30] et un peu de dysenterie, [31] c’est que sa tête travaille trop. Il y a plusieurs grosses dépositions contre M. Deschiens, qui le pourront accabler ; il est si riche qu’il a fait envie, Cito dives vel est iniquus, vel iniqui hæres[8][32]

M. le cardinal Antoine, [33] grand aumônier de France et archevêque de Reims, est ici attendu pour ces fêtes prochaines, pour sacrer M. l’abbé Le Tellier [34] qui est le coadjuteur de Reims. [9] On dit que le roi donnera au roi de Pologne, Casimir, [35] les bénéfices de M. de Verneuil. Le roi sera ici le 7e de novembre. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 2d de novembre 1668.


a.

Bulderen, no cccclxxx (tome iii, pages 291‑293) ; Reveillé-Parise, no dcclxxiv (tome iii, pages 683‑684).

1.

Nicolo Pietro Bargellini (vers 1630-1694), évêque in partibus de Thèbes (1665), avait été nommé nonce apostolique en France le 11 février 1668 et le demeura jusqu’au 25 juillet 1671. V. note [1], lettre 945, pour la Paix de l’Église qui se concluait alors et rendait une certaine honorabilité aux jansénistes.

2.

Naissance, le 11 octobre, de Louis de Bourbon-Condé (1668-1710), duc de Bourbon, qui fut appelé M. le Duc après la mort de son grand-père, le Grand Condé.

3.

Il s’agissait d’une affaire de corruption (Olivier Le Fèvre d’Ormesson, Journal, tome ii, page 560) :

« Le procès de Deschiens {a} a été renvoyé aux Requêtes de l’Hôtel et la commission y a été enregistrée. À Amboile, {b} j’appris que le procès de Deschiens avait été jugé ; qu’il n’y avait eu autre charge contre lui, sinon que les fermiers des aides lui avaient donné pension volontairement pour les bons offices qu’il leur rendait, et sur autres griefs il n’y avait aucune preuve ; qu’il avait été condamné à la restitution de 42 000 livres, à quoi les pensions reçues montaient, à 2 000 livres d’amende et à se défaire dans six mois de ses charges. […]

À mon retour, {c} l’on me dit tous les bruits qui couraient sur les pensions qui se donnaient et dont on avait remis des mémoires au roi ; que M. Horman prenait dix-huit mille livres des fermiers des aides et que l’on avait fait voir au roi que tous les commis de M. Colbert prenaient davantage et plus hardiment que ceux de M. Fouquet. M. Colbert avait la goutte très forte et l’on prétendait qu’il y avait beaucoup de gens de la cour déclarés contre lui. Le roi néanmoins l’avait été voir deux fois. »


  1. Pierre Deschiens (Éclaron en Champagne 1631-1704), ancien collaborateur de Nicolas Fouquet, qu’il avait trahi pour servir Jean-Baptiste Colbert, fut l’un de ces financiers sans scrupules qui, par entregent et malversations, parvenaient aux plus hauts sommets de la fortune (Dessert a, 154). Secrétaire du roi en 1695, il mourut seigneur de Valcourt, vicomte de Verneuil et baron de Ressons.

  2. V. note [10], lettre 105.

  3. À Paris.

4.

« l’odeur du gain et la couleur de l’or ont beaucoup d’attraits qui invitent à la faute ».

5.

Jean Rouillé (vers 1615-1698), comte de Meslay, fils de Jacques Rouillé, receveur général des finances de la généralité de Rouen, avait été reçu conseiller de la Cour des aides en 1637, puis maître des requêtes en 1653 (Popoff, no 2178).

6.

V. note [5], lettre 262, pour le mariage de Turenne, en 1651, avec Charlotte de Caumont (morte le 13 avril 1666), fille d’Armand-Nompar de Caumont, duc et maréchal de La Force. Turenne ne se remaria pas.

7.

Charlotte Séguier (1623-1704), seconde fille du chancelier, avait épousé en premières noces le duc de Sully, Maximilien iii-François. Veuve en 1661, elle se remariait alors avec Henri de Bourbon, duc de Verneuil, fils légitimé de Henri iv et ancien évêque de Metz (v. note [35], lettre 299).

8.

« Être vite riche, c’est être soit une fripouille, soit l’héritier d’une fripouille ». Dives aut iniquus est, aut iniqui hæres est un adage commenté par Érasme (no 847) :

Neque enim fere parantur ingentes opes sine fraude. Et aut ipse possessor eas per fas nefasque congessit, aut certe successit ei, qui has ea paravit via.

[Et en effet, les immenses richesses ne s’acquièrent presque jamais sans fraude ; et leur possesseur ou bien les a amassées malhonnêtement autant qu’honnêtement, ou bien a hérité de quelqu’un qui les a acquises de la sorte].

9.

Charles-Maurice Le Tellier (Turin 1642-Reims 1710), fils puîné de Louvois (François-Michel Le Tellier), abbé commendataire de l’abbaye de Daoulas dès 1651, avait rendu ce bénéfice au roi en 1666, année de son ordination à la prêtrise. Outre le coadjutorat de Reims, il recevait en 1668 l’abbaye Saint-Étienne de Caen. Il allait être nommé archevêque de Reims à la mort du cardinal Antoine (Antonio Barberini), en 1671. Le Tellier présida l’Assemblée générale du Clergé de 1700, se prononça avec violence contre les doctrines ultramontaines (gallicanisme) et combattit les jésuites. Bibliophile distingué, il employa une grande partie de sa vie à rassembler une bibliothèque de 50 000 volumes qu’il légua par testament à l’abbaye de Sainte-Geneviève (G.D.U. xixe s.).

Comme la plupart des futurs prélats de son temps, Le Tellier était docteur en théologie. La première thèse de baccalauréat (tentative, v. note [4], lettre 674) qu’il a disputée en Sorbonne, en février 1663, sous la présidence de Hardouin de Beaumont de Péréfixe, archevêque de Paris (v. note [38], lettre 106), portait sur la question Quis magnus consilio et incomprehensibilis Cogitatu ? Jerem. 32o [Qui est grand en son dessein et incompréhensible en ses pensées ? Jérémie, 32:19]. Dédiée au roi et somptueusement imprimée, elle est numérisée dans Gallica (avec mes remerciements à Jean-François Vincent, rédacteur en chef de notre édition, qui m’a signalé ce document).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 2 novembre 1668

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(Consulté le 19/04/2024)

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