L. 951.  >
À André Falconet,
le 22 février 1669

Monsieur, [a][1]

Plusieurs officiers tremblent ici de peur, faute de la paulette [2] que l’on attend de la bonté du roi. [3] On parle ici d’une nouvelle guerre entre l’empereur [4] d’Allemagne et le grand-duc de Moscovie [5] contre les Turcs. L’épigramme latine que vous avez trouvée dans ma dernière lettre, Amor vesanus[1] a pour auteur Steph. Bachot, [6] médecin de Paris, sur un écuyer du comte de Crussol [7] qui, de regret de n’avoir pas été correspondu en amour d’une demoiselle qu’il aimait, se poignarda devant elle. [8] Il n’est pourtant pas encore mort, s’il en meurt on le mettra dans la confrérie de ces amoureux fous dont parle Virgile (6 Æneid.) en ces beaux mots : [9]

Proxima deinde tenent mæsti loca, qui sibi lethum
Insontes peperere manu, lucemque perosi.
Proiecere animas quam vellent æthere in alto,
Nunc et pauperiem, et duros perferre labores !
 [2]

Mme d’Aiguillon, [10] nièce du cardinal de Richelieu, [11] faisait travailler sur ses mémoires un jésuite nommé le P. Le Moine, [12] pour prouver à la postérité le crédit que ce favori avait eu sur l’esprit du roi. Le premier tome était sous la presse, qui eût été bien vite suivi du second, mais on a changé d’avis et on a tout à fait quitté la besogne. Mme d’Aiguillon payait 1 500 livres par an pour la pension du dit père et de celui qui écrivait sous lui. [3] Est-ce qu’il fallait un jésuite pour écrire l’histoire d’un cardinal ? Ou plutôt, n’est-ce point que les bons pères passefins [13] ne se voient guère plus en crédit, et qu’ils ne pourraient honnêtement soutenir tant de mensonges et de flatteries qui seront là ? Plusieurs Français reviennent de Candie [14] et entre autres, M. le comte de Saint-Pol [15] et M. le duc de Rouannois. [4][16] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 22e de février 1669.


a.

Bulderen, no cccclxxxv (tome iii, pages 298‑299) ; Reveillé-Parise, no dcclxxviii (tome iii, pages 687‑688).

1.

« L’Amour insensé » est une des épigrammes d’Étienne Bachot, {a} médecin et poète : {b}

Augusta in Lupara miserum carpebat Alexin
Longus amor, nec spes ulla salutis erat.
Rumpebat querulus duras Amaryillidis aures :
Surda sed assiduis questibus illa manet.
Quanta fides, ubi nulla fides ! solatia morte
Quærit, et immeritum perfodit ense latus.
Ah crudelis amor ! quam magno constat amare !
Quam Veneris sævi sunt in amore ioci !

[En l’auguste Louvre un profond amour déchirait le malheureux Alexis, {c} sans aucun espoir de succès. Gémissant, il brisait les cruelles oreilles d’Amaryllis ; {d} mais elle resta sourde à ses plaintes continuelles. La grande promesse, là où il n’y a nulle promesse ! Il demande à la mort de le consoler et sans l’avoir mérité, il se transperce le flanc d’un glaive. Ah cruel amour ! qu’il coûte de trop aimer ! Que les jeux de Vénus sont donc cruels en amour !]


  1. Docteur régent de la Faculté de médecine de Paris mort vers 1688, v. note [33], lettre 336.

  2. Page 29 des Parerga, seu horæ subcesivæ Stephani Bachot, Medici Parisiensis et Regii [Ornements, ou les heures perdues d’Étienne Bachot, médecin de Paris et du roi] (Paris, Gabriel Martin, 1686, petit in‑fo de 171 pages) : n’ayant pas trouvé d’édition antérieure que j’aie trouvée, où Patin aurait pu.

    Outre des épigrammes, ce recueil contient divers textes médicaux en prose latine, dont deux thèses : celle qu’il a présidée sur la salubrité chocolat (1684) et une autre (date inconnue) sur les bienfaits de Vénus dans l’hystérie.

  3. Ce « malheureux Alexis » dont le triste sort émouvait curieusement Guy Patin, était écuyer d’Emmanuel ii, comte de Crussol (1637-1692) ; petit-fils du duc Emmanuel i d’Uzès (v. note [12], lettre de 10 juillet 1657), Emmanuel obtint ce duché en 1680, à la mort de son père, François.

  4. Nom d’une bergère dans les Bucoliques de Virgile.

2.

« Puis, toutes proches, accablées, se tiennent les âmes des innocents qui se sont donné la mort {a} et qui, par haine de la lumière, ont rendu leurs vies. Comme ils voudraient maintenant, dans le monde d’en haut, subir la pauvreté et de rudes tourments ! » {b}


  1. V. note [51] du Borboniana 7 manuscrit pour le suicide(alors appelé mort volontaire) et les opinions de quelques auteurs à son sujet.<

  2. Virgile, Énéide, chant vi, vers 434‑437 : voyage d’Énée aux enfers.

3.

Guy Patin allait pourtant encore évoquer ce projet historique (v. note [9], lettre 900) en 1670 (v. note [8], lettre 986).

4.

V. notes [68], lettre 166, pour le comte de Saint-Pol, Charles Paris d’Orléans, fils de Mme de Longueville, et [5], lettre 620, pour le duc de Rouannois, François d’Aubusson de La Feuillade.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 22 février 1669

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0951

(Consulté le 19/04/2024)

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