L. 962.  >
À André Falconet,
le 4 août 1669

Monsieur, [a][1]

J’ai reçu par M. Troisdames [2] le livre que m’envoie monsieur votre fils, [3] de M. Louis de Serres, [4] que j’ai tout parcouru. C’est un homme qui se plaint, et il y en a bien d’autres que lui qui se plaindraient aussi bien que lui si on gagnait quelque chose à se plaindre, sed frustra[1] Qui est-ce qui fera droit à tant de gens qui se plaignent, qui les jugera ? Les juges, qui sont la plupart fils de marchands et eux-mêmes marchands de leurs offices, tant en fonds qu’en détail, qui n’ont étudié que pour acheter et pour revendre, comme ils font tous les jours, qui n’aiment (pour me servir du terme de M. Amyot) [5] la chose publique que pour leur profit, [2] qui sont la plupart ignorants et ne sont pas même assez gens de bien pour régler tant de désordres qui sont par le monde ; ces Messieurs, dis-je, réforment-ils les abus du siècle ? J’ai vu quelquefois M. le premier président [6] déplorer son malheur de ne pouvoir empêcher tant d’abus qui sont dans le Palais et qui retombent tous les jours sur le public. Je vous dirai en un mot ce que j’en pense : il ne faut parler de ce livre en aucune façon, ni en bien, ni en mal ; ut hodie sunt res, et ut vivitur[3] on lui dira tout à l’heure qu’il n’en parle que par envie ; il n’en faut donc rien dire du tout, ni même le censurer et le condamner, car il n’en vaut pas la peine ; joint que cela lui pourrait donner quelque crédit chez les sots. Que faire donc ? Ne dites mot, ce livre ne se peut soutenir. Les médecins, dit Pétrone, [7] assurent qu’un homme ne peut marcher sans nerf : [4] aussi vous puis-je dire que ce livre n’ira jamais guère loin, faute de bonnes jambes ; mais si l’auteur est jeune, je veux bien espérer de lui qu’il s’amendera, à la charge qu’il fera quelque jour une deuxième [5] édition de son livre, dans laquelle il nous enseignera quels sont ces remèdes chimiques [8] et spécifiques [9] qu’il loue avec tant d’emportement. S’il me prouve cette proposition, je me soumets, et lui promets de passer de son parti et de me faire de sa confrérie. Je vous remercie de la bonne affection que vous me témoignez pour mon Carolus [10] qui, en vérité, le mérite, et de toutes les honnêtes gens. J’attends de ses nouvelles et je ne sais s’il est encore à Vienne. [11] Je ne sais point encore quand il reviendra, peut-être que vous le verrez à Lyon plus tôt que moi. [6] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 4e d’août 1669.


a.

Bulderen, no ccccxcv (tome iii, pages 318‑319) ; Reveillé-Parise, no dcclxxxvii (tome iii, pages 700‑701).

1.

« mais c’est en vain. »

Noël Falconet avait envoyé à Guy Patin le livre de Louis ii de Serres {a} intitulé Véritable médecine opposée à l’erreur, contenant un avis salutaire au public touchant la cure des maladies et les abus qui s’y commettent (Lyon, chez l’auteur, 1669, in‑12 de 196 pages). Ceux dont se plaint surtout de Serres dans son plaisant opuscule sont les médecins qui abusent de la saignée et de la purgation, au point d’épuiser le malade au lieu de le raffermir ; avec quelques petits coups d’encensoir à la médecine chimique et au premier médecin du roi, Antoine Valot. Ce livre est plus ironique et ingénu que vraiment plaintif, comme le marque sa conclusion (pages 195‑196) :

« Profitera qui voudra des avis que j’ai donnés, étant d’ailleurs persuadé que s’ils agréent à quelques-uns, ils déplairont peut-être à beaucoup d’autres ; car comme les escarbots {b} et les vautours sont offensés des meilleurs onguents et plus odoriférants, et qu’un certain Scythe de nation dans Plutarque jura qu’il aimait mieux entendre hennir un cheval que pincer un luth délicatement, {c} aussi voit-on tous les jours que les meilleures choses ne plaisent pas à tous. Si cet avis est désagréable, il ne le sera qu’en tant qu’il déclare la vérité trop ouvertement, parce qu’elle ne veut point être découverte ; et au reste, outre qu’il ne fait tort à personne, au contraire, il peut procurer beaucoup de bien à ceux qui s’en voudront servir. Il laisse enfin chacun dans sa liberté de se laisser tromper tant qu’il lui plaira. »


  1. V. note [8], lettre 598.

  2. Scarabées.

  3. Plutarque, Apophtegmes des rois et des capitaines célèbres, sur Atéas, roi des Scythes qui se battit contre Philippe de Macédoine, père d’Alexandre le Grand :

    « Il avait fait prisonnier de guerre un excellent joueur de flûte, nommé Isménias, à qui il ordonna de jouer devant lui ; et comme tous les assistants étaient ravis d’admiration, il protesta que, pour lui, il prenait plus de plaisir à entendre hennir un cheval. »

2.

Dans sa traduction des Vies des hommes illustres, de Plutarque, Jacques Amyot (v. note [6], lettre 116) a souvent employé la « chose publique » pour désigner le bien commun, comme notamment, dans la Vie d’Aristide (§ x) :

« Davantage, étant élu trésorier général de tout le revenu de seigneurie d’Athènes, il montra que tous ceux qui avaient manié les finances de la chose publique, non seulement de son temps, mais encore auparavant, avaient grandement pillé et dérobé le public. »

3.

« à la façon dont vont aujourd’hui les choses et dont on vit ».

4.

Ce propos de Pétrone me semble plutôt appartenir à une lettre salée de Circé {a} à son amant Polyænos, dans le Satiricon (chapitre cxxix) :

Si libidinosa essem, quererer decepta; nunc etiam languori tuo gratias ago. In umbra uoluptatis diutius lusi. Quid tamen agas quaero, et an tuis pedibus perueneris domum; negant enim medici sine neruis homines ambulare posse. Narrabo tibi, adulescens, paralysin caue. Nunquam ego aegrum tam magno periculo uidi; medius iam peristi. Quod si idem frigus genua manusque temptauerit tuas, licet ad tubicines mittas. Quid ergo est ? Etiam si grauem iniuriam accepi, homini tamen misero non inuideo medicinam. Si uis sanus esse, Gitonem roga. Recipies, inquam, neruos tuos, si triduo sine fratre dormieris. Nam quod ad me attinet, non timeo ne quis inueniatur cui minus placeam. Nec speculum mihi nec fama mentitur. Vale, si potes.

[Si je n’étais qu’une jouisseuse, je me plaindrais d’avoir été trompée ; mais au contraire, maintenant, je rends grâces à ta défaillance : elle m’a laissée me complaire plus longtemps dans l’attente du plaisir. Qu’es-tu devenu ? Tes jambes ont-elles pu te porter jusque chez toi ? Les médecins assurent en effet que sans nerfs, {b} les hommes ne peuvent marcher. Je te le dis, jeune homme, gare la paralysie ! Jamais je ne vis malade en tel péril. Si ce froid gagne tes genoux et tes mains, il est temps de faire appeler les croque-morts. Mais quoi ! bien qu’ayant reçu de toi un grave outrage, j’aurai pitié de toi et ne te cacherai pas plus longtemps le remède : si tu veux te bien porter, lâche Giton ; je te garantis que tu recouvreras tes forces si tu dors sans lui pendant trois nuits. Quant à moi, je ne crains pas de rencontrer d’amant auquel je déplaise ; mon miroir et ma réputation de beauté ne sauraient me tromper. Adieu, guéris si tu peux].


  1. Avec allusion homonymique à Circé la magicienne, v. note [7] du Traité de la Conservation de santé, chapitre viii.

  2. sine nervis, avec le double sens de « sans forces » et de « sans pénis ».

5.

J’ai corrigé en « deuxième » le mot « douzième » qui figure dans la lettre imprimée.

6.

Charles Patin a voyagé par toute l’Europe avant de s’installer définitivement à Padoue en 1676 (v. notes [31][50] de son Autobiographie), mais contre l’attente de son père, il ne remit jamais les pieds en France (étant donné la lourde condamnation qui lui a pesé sur les épaules, jusqu’à son amnistie de 1681).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 4 août 1669

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(Consulté le 19/04/2024)

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