L. 985.  >
À André Falconet,
le 4 juin 1670

Monsieur, [a][1]

Je vous ai écrit ce 30e de mai le mauvais état où était réduit mon fils aîné. [2] Il est chez nous à Cormeilles [3] avec sa femme [4] et sa mère, [5] il y prend du lait d’ânesse [6] quatre fois le jour et dans un grand repos. Si Pergama dextra defendi possent, etiam hac defenda fuissent[1][7] L’air y est fort bon, bien pur, frais et sec, au pied d’une belle montagne ; [2] mais le mal est grand et dangereux puisqu’il est dans le poumon, partie nécessaire à chaque moment de notre vie. Je prie Dieu qu’il nous assiste de ses grâces et qu’il veuille enfin avoir pitié de nous. C’est un méchant métier que d’être père. On parle fort ici de la langueur dans laquelle se trouve M. le chancelier[8] mais senectus ipsa morbus est[3][9] Si cette belle place vient à vaquer, il y en a qui la désignent à M. le grand Colbert, [10] à M. Pussort, [11] son oncle, à MM. d’Aligre [12] ou Le Tellier. [13] Pour moi, je la souhaite à celui des quatre qui la méritera le mieux, c’est le solstice d’honneur, de nos hommes d’État, de nos politiques et savants jurisconsultes. [4] Mme la duchesse d’Orléans [14] a passé la mer et elle est présentement en Angleterre. Le code criminel [15] est entre les mains de quelques Messieurs de la Grand’Chambre qui le doivent examiner avant que de le vérifier en Parlement, car il diminuera leur gain. [5] L’intérêt est aujourd’hui le premier mobile qui entraîne avec soi tous les hommes. Je dirai avec Tertullien, [16] Ad hoc scamma Deus nos produxit[6] il n’y a que bonheur et malheur en ce monde. Les Hollandais ont empêché quelque dessein que le roi [17] avait en son voyage, peut-être qu’enfin ils s’en repentiront. Ces nouveaux républicains font les entendus pour avoir heureusement secoué le joug de la sourcilleuse, superbe et presque marâtre Maison d’Autriche, [7] sed sequitur a tergo Deus in eorum vicinia[8][18] Dieu a bien fait d’autres miracles, et plus grands que celui-là. Dans les Histoires de Tacite, [19] on décrie les Bataves propter innatam genti gloriam ; [9] ce sont les mêmes qu’aujourd’hui les Hollandais. Les marchands se plaignent fort ici, disant que le négoce ne va point et que l’argent ne roule point, sed eiusmodi homines Mercurio dediti semper conqueruntur[10][20] On dit qu’il y a eu cette semaine trois banqueroutes [21] dans la rue Saint-Denis, [22] d’un nommé Boileau, Neveu, etc.

Ce 1erde juin. Enfin Monsieur, je suis désolé, o me miserum ! [11] mon fils aîné est mort, Dieu veuille avoir son âme. Il est mort bon chrétien avec le grand regret de ses fautes et cum maxima in Christum fiducia[12] Je prie Dieu de bon cœur qu’il vous conserve, et tous ceux qui vous appartiennent. Il ne faut point aller si vite, on meurt assez tôt. Immodicis brevis est ætas et rara senectus[13][23] le poumon se gâte trop aisément par trop de sang. Il est mort à Cormeilles où il avait été mené pour y avoir un air plus pur qu’à Paris. Il est enterré auprès de sa grand-mère maternelle [24] et son frère François, [25] dans la chapelle de Notre-Dame près du chœur, quiescat in pace[14] Je suis si fort abattu de douleur de cette mort et si fort fatigué des voyages que cette maladie m’a fait faire que je ne suis capable de rien. Je vous prie d’en témoigner ma douleur à notre bon ami M. Spon auquel je n’écris rien de ce malheur tant que je suis affligé, et dont même je ne demande point de consolation. Il faut que je pleure toute ma vie un fils si savant et que je puisse dire après cet Ancien qui ne pouvait plus pleurer, plorando fessus eram[15][26] Il laisse trois garçons et une petite fille, dont l’aîné passe neuf ans et duquel j’espère quelque consolation, d’autant qu’il a bien de l’esprit, qu’il apprend bien et qu’il est fort gentil. [16][27][28][29] Nous en ferons ce qu’il plaira à Dieu qui tient en sa main la bonne et la mauvaise fortune des hommes.

On dit que le roi sera de retour à Saint-Germain [30] le 8e de juin, que le grand-duc de Toscane [31] est mort asthmatique, [32] âgé de 61 ans, et que M. de Chaulnes [33] revient avec M. le cardinal de Bouillon. [17][34] On parle aussi d’un ambassadeur extraordinaire de Hollande qui doit bientôt arriver. Le roi sera le 5e de juin dans Beauvais [35] où il célébrera la Fête-Dieu. [18][36] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 4e de juin 1670.


a.

Bulderen, no dxix (tome iii, pages 379‑381) ; Reveillé-Parise, no dcccx (tome iii, pages 748‑750).

1.

« Si un bras secourable pouvait défendre Pergame, le mien aussi l’aurait défendue » (Virgile, v. note [36], lettre 297).

2.

V. note [11], lettre 280, pour la montagne (aujourd’hui le bois) de Cormeilles.

3.

« la vieillesse est en soi une maladie » (Térence, v. note [29], lettre 418).

4.

Au sens figuré, le solstice est le point culminant. À la mort de Pierre iv Séguier, le 28 janvier 1672, ce fut Étienne ii d’Aligre (v. note [10], lettre 480) qui lui succéda, mais seulement le 8 janvier 1674.

5.

V. note [1], lettre 928, pour la partie criminelle du Code Louis.

6.

« À cette arène Dieu nous a conduits » : Tertullien, v. note [18], lettre 287.

7.

Marâtre : « mère dénaturée qui désavoue, qui expose ses enfants, qui n’a point de tendresse pour eux, qui n’a pas soin de leur éducation ni de leur fortune » (Furetière).

8.

« mais Dieu a le bras levé sur leur voisinage » ; imitation de Sénèque le Jeune (Hercule furieux, vers 385) : Sequitur sperbos ultor a tergo Deus [Un dieu vengeur a le bras levé sur les orgueilleux].

9.

« à cause de l’orgueil inné à leur nation » : adaptation du super insitam genti vanitatem de Tacite à propos des Bataves (v. note [32], lettre 519).

10.

« mais les hommes voués à Mercure [dieu des marchands et des voleurs, v. note [7], lettre latine 255] sont toujours à se plaindre. »

11.

« ô malheur à moi ! »

12.

« et avec la plus grande foi dans le Christ. » L’Obitus Doctorum tenu par Jean Garbe pour l’année 1670 (v. note [5], lettre 967) signale le décès en ces termes (Comment. F.M.P., tome xv, page 396) :

Magister Robertus Patin doctor regens in saluberrima Facultate Parisiensi et in Collegio Cameracensi professor Regius, in urbe Jossedensi gallice Corbeil, ad quam recuperandæ sanitatis gratia se contulerat longo et contumaci morbo affectus, tandem defunctus est die prima Junij 1670, pro cujus manibus in sacello Scholarum bene fuit depræcatum.

[Maître Robert Patin, docteur régent en la très salubre Faculté de Paris et professeur royal au Collège de Cambrai, {a} affecté par une longue et opiniâtre maladie, a fini par mourir, le 1er juin 1670, dans la ville de Iosedum, Corbeil {b} en français, où il s’était rendu avec l’espoir de recouvrer la santé ; on a bien prié pour son âme dans la chapelle des Écoles].


  1. Le Collège de France : ce titre était purement honorifique car, en tant que survivancier de son père, Rober Patin n’y avait jamais donné une seule leçon.

  2. Sic pour Cormeilles-en-Parisis (Cormellæ in Parisio), Iosedum étant en effet le nom latin de Corbeil. Le doyen s’est d’ailleurs corrigé en ajoutant dans l’interligne in villa dicta Cormeil [dans une campagne nommée Cormeilles].

13.

« Les êtres extraordinaires ont la vie brève et vieillissent rarement » (Martial, v. note [1], lettre 448).

Baptisé le 11 août 1629, Robert Patin était mort dans sa 41e année d’âge.

14.

« qu’il repose donc en paix. »

C’est la seule fois où Guy Patin, dans les lettres qui nous sont parvenues de lui, évoque, sous le coup de l’émotion, la mort de son fils François, survenue accidentellement le 9 octobre 1658. {a}

La grand-mère maternelle de Robert, mère de Guy, était née Claire Manessier.

Dans l’inventaire après décès de Robert Patin (an mc liasse et/cii/69, 7 juin 1670), {b} au titre des dettes reconnues par son épouse (entre les items 41 et 42 des titres et papiers), figurent ces deux reconnaissances :

« Déclare la somme de 84 livres 10 sols pour enterrement et service funéraire faits à Cormeilles où est demeuré le susdit défunt.

Déclare aux religieux des Blancs-Manteaux {c} pour un service fait pour ledit défunt en leur église, la somme de 110 livres. »


  1. V. note [29], lettre 106.

  2. V. note [7] de Comment le mariage et la mort de Robert Patin ont causé la ruine de Guy.

  3. V. note [3], lettre 860.

15.

« j’étais las de devoir me lamenter » : plorando fessus sum (Cicéron, Lettres à Atticus, livre xv, lettre 9).

La note [13] de Jacob Spon et Charles Patin, premiers éditeurs des Lettres choisies de feu M. Guy Patin explique pourquoi il ne reste rien de ce que Guy Patin a tout de même sans doute écrit à Charles Spon sur la mort de Robert. Ces lignes écrites à André Falconet témoignent seules de son chagrin paternel, sans la moindre allusion aux avanies que Robert lui fit subir, détaillées dans La bibliothèque de Patin et sa dispersion et Comment le mariage et la mort de Robert ont causé la ruine de Guy.

16.

L’inventaire après décès de Robert Patin (v. supra notule {b}, note [14]) a consigné les prénoms des quatre enfants que Catherine Barré, son épouse (en mai 1660, v. note [11], lettre 611), lui avait donnés, dans l’ordre de leurs naissances : Ignace-Louis (né en juin 1661, v. note [10], lettre latine 169), Jeanne-Catherine, François-Guy et Robert.

Le prénom de l’aîné ne devait pas trop plaire à son grand-père, qui pourtant n’en appréciait pas moins ses bonnes dispositions. Un acte notarié daté du 11 mai 1718 (Registre de clôtures d’inventaires après décès, Centre historique des Archives nationales à Paris, AN Y5334) désigne Ignace-Louis Patin, avocat au Parlement, veuf (sans doute la même année) d’une dénommée Marguerite Barré (peut-être apparentée à la mère d’Ignace-Louis), comme tuteur de leurs quatre enfants mineurs.

La Vie de Dom Jean Mabillon par Dom Henri Leclercq {a} mentionne un des deux cadets, François-Guy ou Robert, lors du voyage d’Italie que l’éminent diplomatiste bénédictin fit en 1685 avec Dom Michel Germain pour acheter des livres sur commission du roi (pages 122 et 130, les passages entre guillemets anglais sont extraits des lettres de Mabillon) :

« Jeudi 5 < avril >, à Lyon, où sur le quai {b} les attend l’imprimeur-libraire Jean Anisson {c} qui les accueille et les emmène chez lui, les héberge et leur annonce que son frère Jacques les a devancés et les attend au delà des Alpes. Le repos et quelques soins guérirent Dom Germain d’une forte dysenterie, pendant que Mabillon {d} préparait ce qui était nécessaire au voyage et veillait sur deux jeunes gens qu’un de ses confrères, leur oncle, l’avait prié d’emmener avec lui en Italie : MM. Patin et Guéniot. Émancipés de la surveillance de parents austères, “ les neveux de Dom Jean Barré {e} font plus d’embarras à Dom Jean Mabillon qu’on ne croit. Ce n’est pas qu’ils soient de mauvaises mœurs, avoue Dom Germain, mais il ne nous est pas possible et peut-être il n’est pas à propos de les ranger comme de petits garçons. Patin est maître de son bien et prétend que ce qu’il dépense ici, il le dépenserait et encore plus à Paris ; Guéniot ne dit mot, mais il ne veut pas moins faire que l’autre ; s’il était seul, on le gouvernerait, avec l’autre que fera-t-on ? Ils agissent comme des gentilshommes de qualité. D’ailleurs ce ne sont pas des gens d’application et il leur faut plus de temps à s’ajuster qu’aux femmes de Paris. En un mot, ce sont des enfants qui ont l’air du monde ”.

[…] Vendredi 18 mai, départ de Vicence pour Padoue, […], dans la soirée, une visite à un compatriote, “ M. Patin {f} le plus habile homme de Padoue ” […]. Lundi 21, la famille Patin retient les jeunes gens, et Mabillon part avec Dom Germain pour Venise. »


  1. V. note [35], lettre 242.

  2. De la Saône à Lyon.

  3. Fils aîné de Laurent (v. note [28], lettre 155).

  4. Dom Jean Mabillon, v. note [2], lettre de Hugues ii de Salins datée du 3 mars 1657.

  5. Frère de Catherine, la veuve de Robert Patin.

  6. Charles Patin.

Le 2 juin, les deux moines repartent de Padoue pour Rome en compagnie de leurs protégés. Dom Germain écrit à Dom Ruinart (pages 148‑149) :

« D. J. Barré nous mande par deux fois qu’ils doivent aller à Naples si l’occasion s’en présente et qu’aussitôt après leur retour, il faut les renvoyer à Padoue et ne leur donner que ce qui leur est précisément nécessaire. Ils partent donc pour Naples après avoir vécu à Rome toujours de même, encore que pendant plus de six semaines je les aie très souvent exhortés à retrancher de leurs superfluités. Ils n’en ont rien fait. Quand je les pressais, ils cajolaient D. J. M. {a} et lui représentaient si bien la nécessité de leur dépense que nos trois pères se mettaient contre moi pour les justifier. Mais c’est venu pour payer, il s’est trouvé qu’ils avaient tort et que si l’on m’avait cru, ils auraient pu dépenser la moitié moins que ce qu’ils dépensaient chaque jour. Il est vrai qu’ils n’auraient pas été si magnifiques en toutes choses ; mais qui sont-ils pour tenir tout ce train ? n’aller presque qu’en carrosse, avoir un valet pour les suivre, être dans une grosse hôtellerie à 40 livres pour la seule bouche, avoir maîtres de guitare et de langue italienne, voir les vignes [se faire inviter par des gens de qualité qui recevaient dans leurs vignes], être du train de l’ambassadeur, prendre de l’orzata {b} et d’autres rafraîchissements délicieux, être blanchis comme le roi, etc. Il fallut donc payer tout cela et avouer pour lors que j’avais raison de les presser et qu’on avait tort de me contredire. Il a donc fallu tirer 600 l. de M. de Lyburn, consacré depuis peu évêque, qui va en Angleterre. {c} Je vous conjure autant qu’il est en moi que quand cet homme viendra chez nous, soit que D. J. Barré y soit, soit qu’il n’y soit pas, il trouve ses 600 l. prêtes, et qu’on lui fasse tous les honneurs et le bon accueil possibles. De tout cet argent, il ne reste plus à D. J.M. {a} que 26 l. aux neveux de D. J. Barré. Malgré qu’on en ait, il faudra les laisser reposer quelques jours avant qu’ils partent pour Padoue. Ainsi ils n’auront pas trop de ces 26 l. pour leur dépense à Rome, elle ne suffira pas même. Il leur faut encore chacun 100 l. pour la dépense du voyage de Padoue, que je vous prie de tenir la main que D. J. Barré paye. »


  1. Dom Jean Mabillon.

  2. Orgeat.

  3. John Leyburn (1615-1702) nommé vicaire apostolique d’Angleterre et évêque in partibus (v. note [1], lettre 473) d’Hadrumentum (Sousse, Tunisie) le 6 août 1685.

Dom Mabillon a lui-même laissé trace de sa rencontre avec Charles Patin dans son Iter Italicum litterarium [Voyage savant d’Italie] (v. notule {c}, note [41] du Naudæana 1), lors de son passage à Padoue en mai 1685 (page 29) :

Eamdem academiam scriptis et doctrina sua illustrat eruditus e nostratibus Carolus Patinus, Equitis titulo a Rep. donatus : qui nobis pretiosa sua cimelia ostendit librumque dono dedit ab se editum in inscriptionem græcam Smyrno allatam, cujus prototypon vidimus.

[Les écrits et la science de Charles Patin, un de nos érudits compatriotes, font briller cette université. La République lui a conféré le titre de chevalier. {a} Il nous a montré ses précieux trésors et fait don d’un livre qu’il a publié sur une inscription grecque rapportée de Smyrne, {b} dont nous avons vu l’original].


  1. De Saint-Marc (v. note [53] de l’Autobiographie de Charles Patin).

  2. Commentarius Caroli Patini, in tres inscriptiones Græcas, Smyrna nuper allatas [Commentaire de Charles Patin sur trois inscriptions grecques récemment rapportées de Smyrne (v. notule {b}, note [59] du Patiniana II‑7)] (Padoue, Imprimerie du séminaire, 1685, in‑fo illustré de 49 pages).

17.

Retour de Rome où ils s’étaient rendus pour le conclave avec le cardinal de Retz.

18.

Le 6 juin, la cour quitta Poix (Poix-de-Picardie, Somme) pour se rendre à Beauvais, où elle fut reçue par l’évêque (Nicolas Choart de Buzenval) à la cathédrale. Le roi alla ensuite visiter les manufactures de tapisseries. Le soir, un feu de joie fut allumé en son honneur. On repartit le lendemain, jour de la Fête-Dieu après avoir entendu la messe dans la cathédrale (Levantal).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 4 juin 1670

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(Consulté le 25/04/2024)

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