L. 1006.  >
À André Falconet,
le 7 septembre 1671

Monsieur, [a][1]

Je vous ai écrit le 18e d’août. Aujourd’hui je vous dirai que le P. Le Moine, [2] jésuite, historien du cardinal de Richelieu [3] aux dépens et aux gages de Mme d’Aiguillon, [4] est ici mort le 22e d’août, âgé de 69 ans. On n’a pas encore pourvu à la charge de premier médecin, le roi [5] a dit qu’il se porte bien, qu’il n’a que faire de médecin, qu’il en prendra un lorsqu’il sera malade et que le meilleur de Paris ne lui est pas trop bon ; en quoi je trouve qu’il a bien raison. M. le président de Maisons [6] quitte le Palais et cède sa place à son fils, maître des requêtes[7] On dit que le roi l’a ainsi ordonné à cause de sa dureté d’oreille. L’Histoire éthiopique d’Héliodore [8] dit que la vieillesse est une maladie des oreilles. [1]

M. Petit [9] qui a écrit ci-devant de Lacrymis et depuis peu, contre les cartésiens, [2][10] n’est que bachelier [11] en médecine et en a quitté l’étude. Il demeure chez M. de Nicolaï, [3][12][13] premier président de la Chambre des comptes. Celui-là ne songe pas à devenir premier médecin, il n’a jamais vu malade ; mais celui qui voudrait bien l’être est un certain Guillaume Petit, [14] âgé de 54 ans, Normand, savant, doucet, fin, rusé, et qui n’a qu’un fils qui le fait enrager. [15] C’est un tartuffe parfait, [4] à qui tout est bon pourvu qu’il gagne, mélancolique [16] brûlé qui ne parle que de Vierge Marie et de conscience, et qui par toutes voies, ne cherche que de la pratique et de l’argent. Pour ce huguenot [17] dont vous me parlez, c’est M. Belay [18] de Blois. [5][19] On dit que c’est M. Vallot [20] qui l’a nommé dans un billet qui est tombé entre les mains du roi ; mais on dit aussi que ce billet est faux et qu’il ne vient que de quelques ennemis de M. Brayer, [21] qui y a de grandes prétentions. M. Vallot n’est pas mort si riche qu’on pense. Il laisse une femme qui joue et sept enfants, [22] trois filles à marier et quatre fils. L’aîné est évêque de Nevers, [23] qui n’a besoin que de science, d’esprit et d’argent. Son frère est conseiller au Grand Conseil[24] qui n’a jamais rapporté procès et qui a bon appétit. L’autre est chanoine de Notre-Dame, [25][26] et le quatrième, capitaine aux gardes. [27] Ces deux mariés n’ont point d’enfants ; les deux derniers sont honnêtes gens, les deux prêtres n’en auront jamais. Les trois filles apparemment auront bien des écus et cela leur servira à trouver des maris, mais le père qui avait du crédit n’y est plus, il est en plomb à l’Avé-Maria ; [6] donnez-vous la patience du reste. Les hommes font tous les jours des procès, mais c’est Dieu qui les juge.

M. de Lionne, [28] secrétaire d’État, est mort le 1er de septembre avec plusieurs doses de vin émétique. [29][30] C’est le passeport de ceux qui ont hâte d’aller en l’autre monde, parmi plusieurs grands de la cour. J’ai consulté [31] ce matin avec M. Brayer qui m’a semblé fort triste : n’est-ce point qu’il s’ennuie d’attendre ce brevet tant espéré de premier médecin ? Le roi a dit qu’il ne voudrait point avoir un médecin si avare et si importun que le défunt, qui était insatiable. Il y en a pourtant plusieurs qui se trémoussent pour cette charge qui semble être au pillage. [7] Le roi a donné la charge de M. de Lionne à M. de Pomponne, [32] fils de M. Arnauld d’Andilly, [33] âgé de 80 ans. Ce M. de Pomponne est aujourd’hui notre ambassadeur en Hollande et neveu de M. Arnauld, [34] docteur en Sorbonne, [35] et de M. l’évêque d’Angers. [36] Il a cet avantage que tout le monde l’aime et qu’il le mérite ; peut-être que quelque jésuite le hait, mais il n’oserait le dire. [8] M. Joncquet, [37] professeur de botanique au Jardin du roi, [38] vient de mourir ; en voilà six des nôtres depuis neuf mois. Vale.

De Paris, ce 7e de septembre 1671.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxcii (pages 513‑516, numérotée 514) ; Bulderen, no dl (tome iii, pages 430‑433) ; Reveillé-Parise, no dcccxxix (tome iii, pages 786‑788).

1.

Héliodore d’Émèse (en Phénicie), écrivain néopythagoricien païen grec du ive s., est l’auteur présumé de l’Histoire des amours de Théagène et de Chariclée, roman qu’on a aussi appelé les Éthiopiques et qui jouissait d’une grande estime depuis la Renaissance. Le passage cité par Guy Patin se trouve au début du livre v (page 50 ro‑vo), {a} dans une conversation entre le vieux Calasiris et son fils Gnémon :

« Mais piéça {a} j’ai entendu {b} un bruit d’une tourbe {c} de gens qui sont entrés céans, et n’a<i> point été sans en être étonné et troublé ; toutefois, j’ai été contraint de me taire, alléché et attiré par la cupidité d’ouïr toujours de plus en plus avant ce que vous auriez à dire. Je n’en ai rien ouï, dit Calasiris, à l’aventure {d} pource que l’âge m’a un peu hébété l’ouïe, car la vieillesse est une maladie et imbécillité de toutes les parties du corps, mêmement des oreilles, à l’aventure aussi pour autant que j’étais du tout occupé à ma narration. »


  1. L’Histoire éthiopique de Heliodorus, contenant dix livres, traitant des loyales et pudiques amours de Theagenes Thessalien, et Chariclea, Éthiopienne. Traduite de grec en français, {i} et de nouveau revue et corrigée sur un ancien exemplaire écrit à la main, par le translateur, où est déclaré au vrai qui en a été le premier auteur. {ii}

    1. Par Jacques Amyot (v. note [6], lettre 116).

    2. Paris, Étienne Groulleau, 1559, in‑fo de 246 pages ; v. note [74] du Faux Patiniana II‑7, pour les supputations d’Amyot sur le véritable auteur de ce livre.

    3. Il y a quelque temps.

    4. Dit Gnémon.

    5. Foule.

    6. Soit.

    V. note [142], lettre 166, pour Jean de Longueil, fils aîné de René, qui était maître des requêtes depuis 1650.

    2.

    V. note [8], lettre 717, pour le livre de Pierre Petit « sur les Larmes » (Paris, 1661). Son livre « contre les cartésiens » {a} est intitulé :

    De nova Renati Cartesii philosophia Dissertationes. Auctore P. Petito, Parisiensi.

    [Dissertations sur la nouvelle philosophie de René Descartes. Par P. Petit, Parisien]. {b}


    1. C’est ici le seul emploi du mot « cartésien », alors tout nouveau, dans les lettres de Guy Patin.

    2. Paris, Veuve d’Edmundus Martinus, 1670, in‑8o de 189 pages ; dédié à Nicolas de Nicolaï (v. infra note [3].

      Ce livre est une vigouresue défense d’Aristote et d’Hippocrate contre les idées de Descartes.


    3.

    Nicolas de Nicolaï (Paris 1633-ibid. 1686) avait été conseiller au Grand Conseil en 1648, grand rapporteur en chancellerie de France, pourvu de l’office de premier président de la Chambre des comptes en survivance le 31 mai 1649, entré en fonctions le 20 mars 1656, dans le mois suivant la mort de son père, Antoine (v. note [11], lettre 193) (Boislisle).

    4.

    V. notes [46], lettre 442, pour Guillaume i Petit, l’aîné, qui obtint la charge de premier médecin du dauphin, et pour son fils Guillaume ii, le jeune, et [2], lettre 963, pour « tartuffe ».

    5.

    V. note [40], lettre 442, pour Jacques Belay, médecin de la Grande Mademoiselle.

    6.

    Avé-Maria : « c’est ainsi qu’on appelle à Paris un couvent de filles de l’Ordre de Saint François. C’est Louis xi qui fonda le monastère de l’Avé-Maria proche Saint-Paul. Les filles de l’Avé-Maria mènent une vie très austère » (Trévoux). Il faut croire qu’Antoine Vallot y avait été inhumé (qu’il y était « en plomb », v. note [5], lettre 77).

    Au début de sa lettre du 25 juin 1670 à André Falconet, Guy Patin a dit que les trois filles de Vallot étaient non pas à marier, mais en religion.

    7.

    Le mot est fort : « on dit qu’une fille est au pillage lorsque plusieurs insolents se jettent sur elle, la baisent, la patinent [pelotent] et en attrapent ce qu’ils peuvent » (Furetière).

    8.

    Simon Arnauld d’Andilly, sieur de Pomponne (v. note [3], lettre 725), qui succédait à Hugues de Lionne dans la charge de secrétaire d’État aux Affaires étrangères, fut disgracié en 1679, mais rappelé au Conseil après la mort de Louvois (1691).

    Saint-Simon (Mémoires, tome i, pages 653‑654) :

    « M. d’Andilly, {a} par ses emplois, et par l’amitié dont la reine mère {b} l’honorait avant et même depuis sa retraite à Port-Royal-des-Champs, malgré les tempêtes du jansénisme, fit employer son fils {c} dès sa première jeunesse en plusieurs affaires importantes en Italie, où il fit des traités et conclut des ligues avec plusieurs princes. Son père, extrêmement aimé et estimé, lui donna beaucoup de protecteurs, dont M. de Turenne fut un des principaux. Pomponne passa par l’intendance des armées à Naples et en Catalogne, et partout avec tant de sagesse, de modération et de succès que sa capacité, soutenue des amis de son père et de ceux que lui-même s’était procurés, le fit choisir en 1665 pour l’ambassade de Suède. Il y demeura trois ans et passa après à celle de Hollande. Il réussit si bien en toutes deux qu’il fut renvoyé en Suède où, combattu par tout l’art de la Maison d’Autriche, il vint à bout de conclure cette fameuse Ligue du Nord, si utile à la France, en 1671. {d} Le roi en fut si content qu’ayant perdu peu de mois après M. de Lionne, ministre et secrétaire d’État des Affaires étrangères, il ne crut pouvoir mieux remplacer un si grand ministre que par Pomponne. Toutefois, il en garda le secret et ne le manda qu’à lui par un billet de sa main, avec ordre d’achever en Suède le plus tôt qu’il pourrait ce qui demandait nécessairement à l’être de la même main, et de revenir incontinent après. Il arriva au bout de deux mois dans la même année 1671 et fut déclaré aussitôt. Son père, retiré dès 1644, eut la joie de voir son fils arrivé par son mérite dans une place si importante, et mourut trois ans après, à 85 ans. Pomponne parut encore plus digne de cette charge par la manière dont il l’exerça, qu’avant d’en avoir été revêtu. […]

    Poli, obligeant, et jamais ministre qu’en traitant, il se fit adorer à la cour où il mena une vie égale, unie, et toujours éloignée du luxe et de l’épargne, et ne connaissant de délassement de son grand travail qu’avec sa famille, ses amis et ses livres. La douceur et le sel de son commerce étaient charmants, et ses conversations, sans qu’il le voulût, infiniment instructives. Tout se faisait chez lui et par lui avec ordre, et rien ne demeurait en arrière, sans jamais altérer sa tranquillité. Ces qualités étaient en trop grand contraste avec celles de Colbert et de Louvois pour en pouvoir être souffertes avec patience. »


    1. Robert Arnauld d’Andilly, né en 1589, v. note [4], lettre 845.

    2. Anne d’Autriche.

    3. Pomponne.

    4. Traité d’alliance entre la France et la Suède, conclu à Stockholm le 14 avril 1672, aidant la France à engager la guerre de Hollande.


    Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 7 septembre 1671

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    (Consulté le 25/04/2024)

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