L. 1030.  >
À Johann Caspar I Bauhin,
le 29 avril 1669

Monsieur, [a][1]

Je vous remercie de celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire par deux jeunes hommes de votre ville. Je me tiens heureux d’être en votre souvenir. Nous n’avons ici rien de nouveau que de la misère, mais ce n’est qu’en continuant : il n’y a rien ici à bon marché que du pain ; tout est fort cher à Paris et l’argent y est fort rare, callidissimi Alchymistæ [1][2] ont passé par ici et y ont fait leur main ; præsertim duo Purpurati, qui totam Galliam infeliciter et crudeliter expilarunt, cum pulvisculo Romano[2][3][4] Les libraires y sont pauvres et fort tristes, et n’entreprennent aucun grand livre ; on n’y imprime que des petits romans utriusque sexus[3] j’entends des comédies, des satires, etc. Le temps a fort changé notre Faculté, plures abierunt in locum communem[4][5] il en est venu d’autres qui ne valent pas mieux ; il n’y en a plus que six me ipso antiquiores[5] et l’an 1627, j’étais le dernier reçu : tantum ævi mutare valet longinqua vetustas[6][6] Je prie Dieu qu’il vous conserve, et tous ceux qui vous appartiennent. Je vous supplie de me permettre que je salue ici Messieurs vos confrères, et entre autres MM. Burcard, Glaser, etc. [7][7][8] Le secours que le roi envoie contre les Turcs en Candie est en train de marcher : utinam feliciter illis succedat tantum facinus, et ipsum hostem sævissimum repellant in eas terras unde malum pedem olim attulerit in Europam[8][9] On ne parle plus de livres de médecine, ni d’aucuns autres, on ne cherche plus que de l’argent : Virtus post nummos[9][10] la belle vertu de la France aujourd’hui est la Dame Philargyrie, tant bien jadis personnifiée par l’apôtre saint Paul. [10][11] Sed me pudet tot ineptiarum, quæ sunt deliria morientis sæculi. Vale, vive, Vir Cl. et me ama. Scriptum Parisiis, 29. Aprilis, 1669.

Tuus ex animo, Guido Patin[11]


a.

Universitätsbibliothek Basel, cote Handschriften. SIGN.: G2 I 9:Bl. 95 (v. note [a], lettre 1020) : autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite « À Monsieur/ Monsieur [Johann Caspar i] Bauhin,/ Docteur en Médecine, et premier/ Professeur/ À Bâle » ; annotation dans le coin inférieur gauche de la feuille, « 1669. April. 27. [julien ou “ ancien style ”/ 7 mai grégorien ou “ nouveau style ”]/ Monsieur Patin ».

1.

« de très rusés alchimistes ».

2.

« surtout deux empourprés, qui ont malheureusement et cruellement tondu la France tout entière avec leur poussière romaine. »

Avec cette saillie contre les cardinaux-ministres, Richelieu et Mazarin, Guy Patin voulait sans doute dire qu’à la manière des alchimistes faiseurs d’or, ils avaient échangé l’argent des Français contre de la vile poussière qu’ils avaient appris à ramasser à Rome : des indulgences pontificales en quelque sorte (Bauhin était protestant).

3.

« des deux genres ».

4.

« plusieurs sont partis dans l’au-delà ».

5.

« plus anciens que moi ».

6.

« tant la longue durée des âges lointains peut entraîner de changements » : Virgile, Énéide, chant iii, vers 415.

7.

Burcard (Johannes Rodolphus Burcardus), professeur de botanique à Bâle, a correspondu avec Guy Patin.

8.

« Dieu fasse qu’une si grande entreprise les couvre de succès, et qu’ils repoussent ce très cruel ennemi dans ces contrées d’où il est jadis malencontreusement venu en Europe. » Malum pedem attulerit est une locution empruntée à Catulle (v. note [104], lettre 166).

9.

Horace (Épîtres, livre i, lettre 1, vers 54‑55) :

O cives, cives, quærenda pecunia primum est :
virtus post nummos !

[Ô citoyens, citoyens, il faut d’abord chercher des sous : la vertu après l’argent !].

10.

Première épître à Timothée : v. note [2], lettre 832.

11.

« Mais tant d’inepties me font honte, ce sont les délires d’un siècle moribond. Vive et vale, très distingué Monsieur, et aimez-moi. De Paris, le 29e d’avril 1669. Vôtre de tout cœur, Guy Patin. »

Patin n’en dit mot, mais cette bile noire qui imprègne sa lettre venait de son double naufrage paternel :


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Johann Caspar I Bauhin, le 29 avril 1669

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=1030

(Consulté le 19/04/2024)

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