L. latine 12.  >
À Nicolaas Heinsius,
le 20 juin 1647

[Universiteit Leiden Bibliotheken | LAT ]

Au très distingué M. Nicolaas Heinsius, à Naples.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Tandis que vous êtes si loin de nos rivages et comme installé sur une autre planète, je vous sais immensément gré de vous rappeler si gentiment de moi, quand je ne le mérite en aucune façon. Et à vrai dire, comme à mon habitude, j’ai été profondément touché par ce bon souvenir que vous conservez de moi, comme j’ai vu dans votre lettre à l’excellent Ægidius Huylenbroeck […] de Dendermonde, [1][2] datée de Naples, le 12e de juin de cette année : comme vous l’y aviez exhorté, cet honnête homme m’a aussitôt rendu visite et m’a promis de revenir me voir avant de repartir en Flandre ; et j’espère qu’à l’avenir, avec vous pour paranymphe ou médiateur, [2] bien qu’il soit Espagnol de cœur, je l’aurai pour ami en sa Flandre [1][3] et l’éprouverai à la fin comme tel en échangeant de temps en temps des lettres avec lui.

Je me rappelle vous avoir interrogé dans une précédente lettre sur les Commentaria in Galeni Methodum de Fabius Pacius, [3][4][5] mais je vous prie maintenant de ne plus vous donner la peine de les chercher car je les ai trouvés à Paris.

Pour toute nouveauté en librairie, nous avons Balzac qui a récemment publié ici deux tomes de Lettres choisies en français ; dans le second, on en lit une qu’il vous a écrite, où il vous remercie pour vos poèmes latins. [4][6] Ici, tous vos amis lettrés se portent bien, les Dupuy, Ménage, Colletet, Naudé, et d’autres ; [5][7][8][9][10][11] mais vous, très distingué Monsieur, prenez-bien soin de votre santé, pour vite nous revenir sain et sauf. On attend ici de jour en jour la seconde partie de l’Historia de bello Belgico de Famiano Strada, [6][12] qui pourtant avance fort lentement : le roi d’Espagne, dit-on, la retient et empêche qu’elle ne soit mise au jour ; et sans être le seul, je suis peiné que de ce prince étende son tyrannique et très pesant pouvoir jusque sur les livres. [13][14] Puisse Dieu nous ménager des temps meilleurs ! et puisse-t-il vous conserver en santé, à l’abri de tout dommage et intact en ce tumulte napolitain, dont on murmure grandement ici. [7][15] Spon, médecin de Lyon, [16] et moi vous retournons votre salut. Ne vous contrariez pas d’aimer en retour celui qui vous aime du fond du cœur. Vale, très distingué Monsieur.

Vôtre de toute mon âme, < Guy Patin >, [8] natif de Beauvaisis, docteur en médecine de Paris.

De Paris, ce 16e d’août 1647.


a.

Lettre autographe de Guy Patin à « À Monsieur/ Monsieur [Nicolaas] Heinsius,/ À Rome », avec annotation manuscrite d’une autre plume, « Rec<omman>dé au P. Dupuy » ; communiquée par l’Universiteit Leiden Bibliotheken qui la conserve sous la cote BUR F 9, page 505 ro et vo (non disponible en ligne) ; imprimée dans Burman, Epistola dvi (page 580). La seule discordance touche la ville de destination inscrite en haut de la lettre : Florentiam [à Florence] sur l’imprimé, mais Neapolim [à Naples] sur le manuscrit (tandis que l’adresse écrite par Patin au verso est « À Rome »).

1.

Dendermonde est le nom flamand de la ville belge de Termonde en Flandre-Orientale, au confluent de l’Escaut et de la Dendre.

En dépit de soigneuses recherches, j’ai renoncé à traduire et comprendre Mæstretium [de la famille des Maestret ?] (le nom latin de la ville de Maastricht est Ultrajectum), qui pourrait aussi se lire Mæstretinum ; et l’éditeur de la lettre imprimée ne m’y a pas aidé en le transcrivant par et Maestertium.

Les généalogies flamandes recensent un Egidius Huylebroeck (van Huylenbroeck ou Huylebrouc) natif de Lede (Flandre-Orientale, 14 kilomètres au sud-ouest de Dendermonde) en 1607.

2.

Paranymphe (v. note [8], lettre 3) est ici à prendre dans son sens primitif de jeune homme qui jadis, chez les Grecs, conduisait l’époux à ses noces (entremetteur).

Les affinités espagnoles que Guy Patin prête ensuite à Ægidius Huylenbroeck ne m’ont pas aidé à mieux l’identifier que dans la note [1] supra.

3.

V. note [19], lettre 211, pour les « Commentaires » de Fabius Pacius (Fabio Pace) « sur la Méthode de Galien ».

4.

Nicolaas Heinsius était venu à Paris en 1645, âgé de 25 ans, pour y étudier les manuscrits d’Ovide et de Claudien ; il avait été très bien acueilli par le duc de Montausier, {a} à qui il avait dédié son :

Elegiarum liber. Accedunt varia diversi argumenti poematia, eodem auctore.

[Livre d’Élégies ; avec poésies variées sur divers sujets par le même auteur]. {b}


  1. V. note [10], lettre 272 ; précisions fournies par Philippe Tamizey de Larroque dans son édition des Lettres de Balzac, Paris, 1873, page 334.

  2. Paris, veuve de Jean Camusat et Pierre le Petit, 1646, in‑4o.

Guy Patin lui signalait la lettre vi (pages 413‑420) du livre troisième des Lettres choisies du sieur de Balzac (Paris, 1647, seconde partie, v. note [35], lettre 146). C’est un bel échantillon du style de celui qu’on tenait pour la plus élégante plume de son temps :

« À Monsieur Heinsius.

Monsieur,

Vos beaux vers sont de ces esprits séducteurs, qui viennent tenter les anachorètes. {a} Ils ont failli à me faire perdre en un moment le mérite de plusieurs années de solitude, et je vous avoue que j’ai eu envie de revoir un monde qui produit de si excellentes choses. Mais la tentation n’a pas duré. Comme c’est la coutume, les secondes pensées ont été plus sages que les premières. La considération de mon honneur m’a rattaché ici de nouveau, je me suis imaginé qu’il serait dangereux de vous donner moyen de vous détromper ; et j’ai cru que je ne devais point porter une perspective, qui doit toute sa beauté à la distance des lieux, et à la passion de Monsieur Ménage. {b} Il vaut bien mieux que je conserve par mon éloignement la bonne opinion que vous avez de moi, que si je m’allais rendre auprès de vous de mauvais offices par ma présence. {c} Sans doute après m’avoir trouvé, vous me chercheriez encore. Ne voyant en ma personne rien qui soit digne de mon nom {d} et de votre curiosité, vous demanderiez raison à la renommée de son témoignage, et à Monsieur Ménage de son amour. Peut-être que j’ai eu autrefois quelque chose qui n’a pas déplu. Mais autrefois n’est pas aujourd’hui. La vieillesse qui n’arrive jamais seule, m’accable de tant de maux, que de moindres ruines briseraient de bien plus grands ornements que ceux que je puis avoir reçus d’un peu d’art et d’un peu de naturel. Le temps est un étrange faiseur de métamorphoses. Les monstres de ce règne étaient les miracles du siècle passé ; et telle qui a été mise sur les autels, et qu’on a montrée par rareté, n’a plus de place qu’à un coin de cheminée, et se cache pour ne pas faire peur. Ce fameux lutteur, qui portait tous les autres par terre dans le parc des exercices, c’est ce pauvre paralytique, qui est cloué à son lit, et qui fait pitié à tout le monde. Je ne suis pas encore réduit à une si déplorable extrémité. Mais elle me menace, et j’en approche. La force me manque ; ma vivacité en est allée ; j’ai commencé à mourir par la mémoire ; je perds pièce à pièce mon esprit. Si la Sirène de la France, ainsi vous plaît-il de me nommer, {e} n’est pas tout à fait muette, outre que la plupart du temps elle est enrhumée, il ne lui reste qu’un petit filet de voix, qui ne serait pas capable d’endormir le plus assoupi matelot de votre pays. C’est vous, Monsieur, qui êtes en âge et en état de charmer ; et non seulement les compagnons d’Ulysse, mais Ulysse même. Je veux dire que vous avez de quoi plaire également au peuple et aux sages ; de quoi donner de la volupté aux oreilles et de la satisfaction à l’esprit. Vous avez à vingt-quatre ans {f} tout ce qu’une exquise nourriture peut ajouter à une heureuse naissance. Et cette fleurissante jeunesse est accompagnée d’un si grand nombre d’autres dons du Ciel, qu’il faudrait que j’eusse dans le cœur plus de trois plaques d’airain, pour n’y pas laisser faire impression à tant de Vénus, et à tant de Grâces ? Celles que j’ai trouvées dans les hendécasyllabes {g} que j’ai reçus, chatouilleraient l’âme du monde la plus ennemie des vers et de la musique ; apprivoiseraient la plus farouche bête du désert. Vous me faites la faveur de me croire plus humain et plus raisonnable ; et par conséquent, vous ne doutez point de l’estime que je fais d’un présent que je ne saurais assez estimer. Je ne vous en dirai que ce petit mot, et voici l’opinion que j’ai de vos hendécasyllabes. Ils sont si doux, si amoureux, si charmants, que je crois qu’ils m’empêcheraient de sentir le coup des plus rudes, des plus cruels ïambes que Monsieur votre père pourrait décocher contre moi, si j’avais irrité son indignation ****. {h} Ne vous repentez point, je vous prie, de m’avoir rendu heureux. Faites durer ma bonne fortune, par la continuation de vos bonnes grâces. Je les vous recommande de tout mon cœur, et veux être toute ma vie avec passion, Monsieur, votre, etc.

Du 15 janvier 1646. »


  1. Ermite : las des querelles littéraires parisiennes et plutôt veule de tempérament, l’épistolier vivait alors retiré dans son château charentais de Balzac (v. note [7], lettre 25).

  2. Aux agitations de l’esprit de Gilles Ménage.

  3. Vous importuner par ma présence.

  4. Renom.

  5. Mot que Balzac a écrit à l’ancienne, « Serene » : « être fabuleux, moitié femme, moitié poisson [ou oiseau], qui, par la douceur de son chant, attirait les voyageurs sur les écueils de la mer de Sicile où ils périssaient » (Littré DLF) ; notamment rencontré par Ulysse dans l’Odyssée.

    Le poème de Nicolas Heinsius Ad J. Ludov. Balzacium ruri viventem [À Jean-Louis de Balzac qui vit à la campagne] (page 40, édition de Leyde, 1653, v. note [24], lettre 327) se temine par ces cinq vers :

    Ni te videro, Gallicana Siren,
    Quamvis videro quicquid hic venusti,
    Cum jam scilicet ad meos revertar,
    Quidni jure mihi fuisse visa
    Possint Gallica regna pernegare ?

    [Quand je rentrerai bientôt en mon pays, si je ne t’ai pas vu, Sirène de la France, bien que j’aie ici vu bien de belles choses, comment les sommités françaises pourront-elles légitimement nier que je ne les ai pas toutes vues ?].

    V. notule {b}, note [2], triade 1 du Borboniana 11 manuscrit, pour les sirènes.

  6. Balzac en avait alors le double ; il était réputé pour son tempérament hypocondriaque.

  7. Vers de 11 syllabes, comme ceux du poème de Nicolaas Heinsius (v.  supra notule {e}), où se lisent les noms de Vénus et de Suada (v. note [7], lettre 33).

  8. Il est impossible de deviner le ou les mots que Balzac a remplacés par quatre astérisques. Les ïambes sont les pieds de vers grecs ou latins dont la première syllabe est brève et la seconde longue, ou les vers qui en sont composés.

    V. note [4], lettre 96, pour l’Herodes infanticida [Hérode l’infanticide] (1632) de Daniel Heinsius, père de Nicolaas, tragédie contre laquelle Balzac avait publié un Discours critique (1636).

5.

Guillaume Colletet (Paris 1598- ibid. 1659), poète et traducteur, fut membre de l’Académie française. J’ai plusieurs fois puisé dans sa traduction des Éloges de Scévole i de Sainte Marthe (Paris, 1644, v. note [13], lettre 88). Il participait aux débauches libertines que Gabriel Naudé organisait dans sa maison de Gentilly (v. note [4], lettre latine 19), dont Guy Patin était parfois convive (v. note [6], lettre 159).

V. note [4], lettre latine 230, pour son fils François.

6.

V. note [11], lettre 152, pour les deux décades historiques de Bello Belgico [sur la Guerre de Flandre] du jésuite Famiano Strada, parues à Rome en 1632 et 1647.

7.

V. note [24], lettre 150, pour le soulèvement des Napolitains contre les Espagnols, sous la conduite de Masaniello, puis de Gennaro Annese.

8.

Une lame indélicate a découpé la signature autographe de Guy Patin.

s.

Universiteit Leiden Bibliotheken, cote BUR F 9, page 505 ro et vo (non disponible en ligne).

Clarissimo viro Nic. Heinsio, Neapolim.

Gratias Tibi ago amplissimas, Vir Clariss. quod ab oris
nostris adeo remotus, et quasi in alieno orbe positus, mei planè
immerentis tam benignè memineris. Et sane, ut verum dicam,
quod soleo, mentem meam adfecit isthæc tua recordatio,
quam vidi in tua ad Ægid. Huylenbrockquium Mæstretium, Den-
dermondanum, optimum virum epistola, data Neapoli, 12. Iunij, hujus
anni : honestus enim ille vir à Te monitus, statim me convenit, ite-
rúmq. se ad me rediturum promisit priusquam revertatur in
Belgium : speróq. fore, ut, Te paranympho vel mediatore, quam-
vis Hispanus adfectu sit, eum tamen amicum in suo Belgio habeam,
talémq. per aliquot literarum commercium tandem aliquando
experiar : de quo amori in me tuo gratias officiosissimè ago.

Antehac memini me per literas rogasse Te de Fabij Pacij
comment. in Gal. Methodum
 : nunc v. rogo Te, ne super eo mihi
comparando labores : eum enim tandem in hac Urbe deprehendi.

De libris nil hic aliud novi, quam quod Balzacius selectarum
Epistolarum Gallicarum tomos duos nuper edidit : in quorum secundo, una
ad Te scripta legitur, in qua Tibi gratias agit de carminibus tuis
Latinis. Omnes amici tui literati hîc bene habent, Puteani, Menagius,
Colletetus, Naudæus et alij : tu v. Vir Clariss. cura ut valeas, ut sanus
et incolumis ad nos citò revertaris. Hîc in dies expectatur pars 2.
Historiæ de bello Belgico Fam. Stradæ
, quæ tamen diu hæret in via : dicitur
eam retinere, et inhibere quominus prodeat in lucem rex Hispaniæ :
et hoc, quamvis non unum, doleo, quod istius Principis gravissima illa
et tyrannica potentia etiam ad libros usq. se extendeat. Dij meliora.
In ipso de quo magnus hîc rumor est Neapolitano tumultu,
servet Te Deus ab omni injuria sartum tectum atq. incolumem.
Ego et Sponius, Medicus Lugdunensis, invicem Te salutamus :
utrumq. Te medullitus amantem redamare quæso non pigeat.
Vale vir clarissime.

Tuus ex animo
Bell. Doctor Medicus Parisiensis.

Datum Parisijs 16. Augusti, 1647.

A Monsieur
Monsieur Heinsius,
A Rome.

Rec au P. Dupuy.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Nicolaas Heinsius, le 20 juin 1647

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(Consulté le 29/03/2024)

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