L. latine 222.  >
À Christiaen Utenbogard,
le 1er décembre 1662

[Ms BIU Santé no 2007, fo 120 ro | LAT | IMG]

Au très distingué M. Christiaen Utenbogard, à Utrecht.

Très distingué Monsieur, [a][1]

J’ai reçu votre dernière le jour même où j’avais confié à Johann Droüard, chirurgien de votre pays, [2] mes lettres à vous remettre ; il s’y en trouvait une pour notre ami M. Marten Schoock ; [3] je ne doute absolument pas que vous les ayez reçues. [1] Pour en venir aux vôtres, j’ai exactement et parfaitement exécuté ce que vous y avez prescrit : j’ai aussitôt écrit une lettre de consolation et l’ai envoyée à Bourges, à Jan van Heurne, le fils de votre sœur ; [2][4][5] et, s’il veut être fait docteur de cette Université, je lui ai donné avis de rendre immédiatement visite à M. Louis Ferrant, [6][7] célèbre docteur en médecine de cette ville et un de mes anciens amis, pour parler avec lui de son doctorat. Sinon, il s’en retournera à Paris et, après qu’il aura étudié ici pendant quelques mois, nous discuterons ensemble et déciderons du lieu où il recevra le bonnet ; et tout cela en accord avec votre volonté. S’il revient chez nous, je prendrai soin de ses études et y tiendrai ma part ; ce que je vous promets très fidèlement, ainsi qu’à son père, [8] que je salue de tout cœur. Dieu veuille que je puisse lui être utile en quelque façon, tant pour lui et pour vous, que pour Jan van Heurne, votre Hippocrate hollandais, qui mourut le jour-même de ma naissance, ce qui m’a lié à lui par un degré d’affinité. [3][9][10] Je vous remerciede toutes mes forces pour les livres que vous m’avez envoyés ; je vous rembourserai ce qu’ils vous ont coûté, comme je ferai de ceux qui suivront. M. Guillaume de Lamoignon, premier président du Parlement de Paris, a gardé pour lui mon exemplaire de la Fabula Hamelensis et le tient pour extrêmement précieux. [4][11] J’ai dîné avec lui hier, comme cela arrive très souvent, et parmi divers propos sur la littérature, dont il se délecte au plus haut point, j’ai même fait mention de M. Marten Schoock ; ce que j’espère refaire, et non sans quelque fruit. Si vous voulez savoir ce qu’est cette charge de chef ou premier président du Parlement de Paris, et quelle est son importance, je vous répondrai en peu de mots : c’est exactement la même chose qu’être un petit roi en France. Notre roi très-chrétien, Louis le xive, que Dieu le protège pendant de nombreuses années, a quitté cette ville hier (dernier de novembre), en grande hâte, pour se rendre à Dunkerque, que l’Anglais nous a restituée au prix fort. [5][12][13][14] Dieu fasse qu’il nous revienne sain et sauf, en ayant conclu sûrement l’affaire et garanti notre frontière contre les embûches de nos voisins. À Londres, on a récemment découvert une conjuration dangereuse et tout à fait diabolique contre le roi d’Angleterre ; perituros audio multos, comme a jadis écrit Juvénal (Satire x) en parlant de Séjan, magna enim est fornacula[6][15][16] Ce royaume n’est pas bien uni, quoiqu’il soit entouré par le flux et le reflux de l’océan, en raison de son excessive diversité et mélange de religions. Ajoutez à cela l’instinct naturel des Anglais : c’est une race d’hommes qui se comportent en loups, avec assurément beaucoup de cruauté et de violence, car plus que les autres peuples, ils sont farouches, féroces et sauvages. [17] Le pape n’a pas encore retrouvé grâce auprès de notre roi ; [18][19] certains en attendent une guerre au printemps prochain, ce que je ne crois pas : impar congressus Achilli ; [7][20][21] si ce Jupiter capitolin est sage, il n’entrera pas en guerre cum ipso imperatore, qui habet plusquam 30 legiones[8][22][23] Je salue votre excellente sœur, que je considère comme la mienne. Vale, très éminent Monsieur, vous qui êtes si cordial et si brillant, et continuez de m’aimer comme vous faites.

De Paris, le 1er décembre 1662.

Votre Guy Patin de tout cœur.

N’avez-vous pas encore vu le livre du très savant M. Samuel Bochart, pasteur de Caen, publié en Angleterre, de Animantibus sacræ Scripturæ ? [9][24] Aucun exemplaire n’en est encore parvenu à Paris, mais les gens lettrés l’espèrent de jour à autre. [Brant, page 224 | LAT | IMG] Cet auteur est un grand homme, et son livre est fort attendu car il sera utile, pour ne pas dire indispensable, à quantité de personnes. Comment votre virago, Mme Maria von Schurman, se porte-t-elle ? [25] Complet silence sur Nicolas Fouquet, toujours incarcéré. [26] Vale, excellent Monsieur, et aimez-moi,

Votre Patin en toute loyauté.


a.

Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a envoyée à Christiaen Utenbogard, ms BIU Santé no 2007, fo 120 ro ; imprimée dans Brant, Epistola lxx (pages 221‑224), Clarissimo Viro, D.D. Christ. Utenbogardo, Sanctioris Medicinæ Doctori eximio, Utrajectum [Au très distingué M. Christiaen Utenbogard, éminent docteur en la très sainte médecine, à Utrecht].

1.

Guy Patin anticipait la bonne réception à Utrecht de ses lettres du 25 novembre à Christiaen Utenbogard, et du 27 novembre 1662 à Marten Schoock.

2.

Aucune lettre de notre édition n’en a dit plus sur la raison du deuil qui affligeait les familles van Heurne et Utenbogard.

3.

Jan i van Heurne (v. note [3], lettre 139) était mort à Leyde le 11 août 1601 (ancien style, julien, v. note [12], lettre 440), ce qui correspond au 21 août du calendrier grégorien (nouveau style) ; Guy Patin était né dix jours plus tard, le 31 août 1601. Les affinités que créent les dates des événements appartiennent au domaine de l’astrologie zodiacale et Patin surprend ici en s’y référant, car ça n’était pas sa lubie ordinaire.

Père de Jan iii (l’étudiant en médecine dont Patin évoquait ici le futur doctorat) et petit-fils de Jan i, Jan ii van Heurne, mari de Margaretha Utenbogard, était avocat à Utrecht (v. note [1], lettre 680).

4.

V. 8e référence de la note [2], lettre de Marten Schoock, datée du 12 août 1656, pour son livre sur la « Fable de Hamelin ».

5.

V. notes [11], lettre 735, pour le rachat de Dunkerque aux Anglais, et [1], lettre 737, pour le voyage éclair du roi dans cette ville.

6.

Juvénal (Satire x, vers 72‑82), sur la folie du peuple et de ses gouvernants :

                                                        Sed quid
turba Remi ? Sequitur fortunam ut semper et odit
damnatos. Idem populus, si Nortia Tusco
favisset, si oppressa foret secura senectus
principis, hac ipsa Seianum diceret hora
Augustum. Iam pridem, ex quo suffragia nulli
vendimus, effudit curas ; nam qui dabat olim
imperium, fasces, legiones, omnia, nunc se
continet atque duas tantum res anxius optat,
panem et circenses.
– “ Perituros audio multos. ”
– “ Nil dubium, magna est fornacula. ”

[Que fait-elle, cette tourbe des enfants de Rémus ? {a} Ce qu’elle a toujours fait, elle suit la fortune et déteste les réprouvés. Si Nortia {b} eût favorisé son compatriote toscan, {c} si un coup imprévu eût fait tomber le vieil empereur, sur l’heure, ce même peuple proclamerait Séjan Auguste. {d} Depuis qu’il n’a plus de suffrages à vendre, il n’a cure de rien ; lui qui jadis distribuait les pleins pouvoirs, les faisceaux, les légions, tout enfin, il a rabattu ses prétentions et ne souhaite plus anxieusement que deux choses : du pain et des jeux ! {e} – « On dit qu’il va en périr beaucoup d’autres. » – « Bien sûr ! Il y a de la place dans la fournaise. »] {f}


  1. Les Romains.

  2. Déesse étrusque du Destin et de la Fortune.

  3. Séjan, ministre et favori de Tibère, v. note [21], lettre 417.

  4. Empereur.

  5. Célèbre expression que Guy Patin a reprise dans une lettre plus tardive (v. note [7], lettre 782).

  6. Mise en exergue du passage cité par Patin.

7.

« le combat est inégal avec Achille » (Virgile, v. note [26], lettre 477).

V. note [1], lettre 735, pour l’affaire des gardes corses qui engendrait une dangereuse querelle entre Louis xiv et le pape Alexandre vii.

8.

« avec le chef en personne, qui a plus de 30 légions », paroles de Jésus à un de ses compagnons qui dégainait son glaive pour empêcher son arrestation par le serviteur du Grand Prêtre (Matthieu, 26:53, avec exagération de Guy Patin sur le nombre des légions) :

An putas quia non possum rogare Patrem meum et exhibebit mihi modo plus quam duodecim legiones angelorum ?

[Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ?]

9.

V. note [14], lettre 585, pour le livre de Samuel Bochart « sur les Animaux de la Sainte Écriture » (Hierozoïcon, Londres, 1663).

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 120 ro.

Cl. viro D. Christiano Utenbogardo, Ultrajectum.

Postremam tuam accepi, Vir Cl. eodem die quo Io. Droüart, populari vestro Chirurgo,
meas tradidebam Tibi reddendas, in quib. una latebat pro Amico nostro D. Mart. Schoockio,
quas Te accepisse nullus dubito. Et ut veniam ad tuas, quod per eas voluisti, exactè et ad
unguem præstiti : statim enim scripsi consolatoriam Epistolam, misiq. Biturigas, ad Ioan.
Heurnium
, tuum ex sorore nepotem : monuiq. ut statim adiret M. Lud. Ferrand,
præclarum in illa Urbe Medicinæ Doctorem, et veterem Amicum, cum quo ageret de laurea
sua Doctorali, si vellet in ista Academia Doctor fieri : sin minus, Lutetiam revertatur,
et postquam hîc per aliquot menses studuerit, consilium ambo capiemus, atque decer-
nemus de loco sui Doctoratus. Et hæc omnia ad mentem tuam. Si ad nos redeat, ejus
studiorum curam habebo, et in eorum partem descendam : quod optima fide Tibi polli-
ceor, ejúsq. Parenti optimæ, quam ex animo saluto : et utinam aliquo modo illi utilis
esse possem, tam proprio ejus nomine, tuóq. atque tuo, quam Io. Heurnij, Hippocratis vestri Batavi,
qui eodem anno olim obijt, quo ego primùm lucem aspexi ; cum quo illa gradu affinitatis
conjuncta est. Pro libris quos emisti mihi, gratias ago quam possum maximas :
quorum et aliorum qui sequentur, rationem habebo pro impensis à Te factis. Librum
meum de fabula Hamelensi sibi retinuit, Vir illustriss. D. Gul. de Lamoignon,
Paris. Senatus Princeps, eúmq. habet carissimum. Heri cum illo cœnavi, et
quod sæpe contingit, et inter varios sermones de re literaria, quib. admodum de-
lectatur, etiam D. Mart. Schoockij mentionem injeci, quæ aliàs, ut spero,
non sine aliquo fructu recurret. Quod si scire velis, quænam et quanti momenti
sit illa dignitas, Principis sive primarij Præsidis in Senatu Parisiensi, paucis
Tibi respondebo ; hoc est et idem est quàm esse Regulum in Gallia : un petit
Roy en France.
Christianissimus Rex noster Lud. 14. quem Deus servet
in multos annos, heri, (postremo Nov.) ex hac Urbe discessit, magno concita[tione]
stipatus, Dunquerkam petiturus, quam nobis magno pretio Anglus red[didit.]
Utinam salvus et incolumis ad nos revertatur, re tutò confecta et f[irmanda]
nostro limite, contra vicinorum insidias. Perniciosa quædam [et]
planè diabolica in Angliæ regem conjuratio, nuper detecta, fuit Londini
de ex qua perituros audio multos, quod scripsit olim Iuvenalis, ubi de Sejano,
sat. x.
magna enim est fornacula. Bene sibi non constat istud regnum, licet
Oceani fluxu atque refluxu cinctum, propter nimiam illam Religionum
varietatem atque mixturam : adde quod Angli faciunt in rerum Natura, lupi-
num quoddam hominum genus, multæ nimirum feritatis atque ferociæ : sunt enim
isti feri, feroces atque ferini, supra alias gentes. Papa nondum redijt in gratiam
cum Rege nostro : unde quidam bellum expectant vere proximo, quod non puto :
impar congressus Achilli : si sapiet Iupiter ille Capitolinus, in bellum non des-
cendet cum ipso imperatore, qui habet plusquam 30. legiones. Optimam illam
sororem tuam tanquam meam saluto. Vale, vir præstantissime, amicissime,
et llustrissime, [meque], quod facis, [amare perge. Parisijs,] 1. Dec. 1662.

Tuus [ex animo,] Guido Patin.

Nonne adhuc vidisti librum viri doctissimi, D. Samuelis Bochart, Ecclesiastæ Cadomensis, editum in Anglia, de Animantibus sacræ Scripturæ : nullum
adhuc exemplar in hanc Urbem delatum est, sed à viris literatis in dies expectatur.

t.

Brant page 224.

Author ipse vir magnus est, et
ejus liber magnæ expectationis, utpote qui
multis futurus est utilis, ne dicam necessarius.
Qui valet erudita vestra virago,
D. Maria
de Schurman ? De Nic. Fouqet, adhuc in-
carcerato, altum silentium.
Vale vir optime,
et me ama,

Tuum es asse Patinum.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Christiaen Utenbogard, le 1er décembre 1662

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(Consulté le 19/04/2024)

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