L. latine 331.  >
À Georg Friedrich Lorenz,
le 10 décembre 1664

[Ms BIU Santé no 2007, fo 182 ro | LAT | IMG]

Au très distingué M. Georg Friedrich Lorenz, docteur en médecine, à Lübeck.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Votre lettre écrite il y a un an ne m’est pourtant parvenue que récemment. Pour ne pas vous faire attendre plus longtemps, j’y réponds en peu de lignes. Des six livres que vous désirez, je n’en connais qu’un seul, savoir le sixième, qui est celui de François Pidoux, médecin de Poitiers, [2] de febre purpurea ; [1][3] mais je chercherai les autres car ils me semblent tout à fait dignes d’être en votre possession. Ce François Pidoux est cependant mort il y a un an, presque octogénaire ; il était le fils d’un très savant père, à savoir Pierre Pidoux, médecin de Paris, [4] qui en 1573, avait accompagné Henri iii en son voyage de Pologne, d’où il revint promptement l’année suivante, en 1574. [2][5]

Jean Argentier [6] fut un savant homme et un esprit pénétrant, mais aussi un détracteur jaloux : il était ennemi de Galien, [7] mais de loin son inférieur, hormis en médisance, hélas plus que familière aux auteurs d’aujourd’hui. Le divin Érasme, en son Ciceronianus[8] a, comme de coutume, spirituellement ri de Christophe de Longueil [9] qui, bien qu’il partageât peu les mérites de Cicéron, aurait manié l’injure de manière assez cicéronienne ; [3][10] mais Argentier, bien que presque dément et rompu à l’art de contredire Galien avec une gourmandise effrénée, jamais égalée jusqu’alors et quasi œstro peritus[4][11][12] s’acharne du mieux qu’il peut contre lui-même, d’une manière qui n’est celle ni de Cicéron ni de Galien ; il faut pourtant endurer avec équanimité ce qu’il est impossible de corriger : Et canis allatrat Lunam, nec Luna movetur[5] Cet Argentier était un insolent et un miles gloriosus[6][13] mais il n’arrivait pas à la cheville de Galien. Que s’en aille donc au diable et s’occupe de ses affaires celui qui n’a pu priser et admirer Galien, quand il est digne d’être aimé de tous les hommes honnêtes gens ! Je ne connais pas Bartholomæus Accursinius. [14] Je sais qui est Alsario della Croce par quelques-uns de ses écrits et par des amis qui l’avaient connu à Rome ; [15] ce fut un excellent homme, et savant par-delà le lot des Italiens de son temps ; mon ami Gabriel Naudé, [16] homme très droit, faisait grand cas de lui et le louait avec énergie. [7] Je connais Lodettus et Lupeius, [17][18] mais superficiellement, c’est-à-dire par le livre de Johannes Antonides Vander Linden de Scriptis medicis[19] qui contient aussi l’opuscule de Johann Freitag de persona et officio pharmacopœi[20] que je ne suis toujours pas parvenu à voir. [8] Si le très savant Paul Neucrantz, [21] dont j’ai ici trois opuscules, [9][22] vit en votre pays, je vous prie de le saluer de ma part. S’il existe à Paris ou en toute la France quelque chose que vous désirez ou recherchez, je suis disposé à vous l’envoyer, soit à Amsterdam, soit à Hambourg, soit à Helmstedt, où vivent deux Sénons qui sont fort mes amis, [23][24] Conring [25] et Meibomius, [26] dont le père, [27] votre compatriote, a été un très brillant écrivain. Je vous offre enfin ma propre personne et tout ce que j’ai, pourvu que vous m’indiquiez ce que vous voulez. Pour moi, je ne vous demande rien d’autre que votre affection et, s’il s’en présente chez vous, quelques thèses ou disputations médicales, [28] ou discours académiques, qui jamais ne se trouvent ici. Je désire deux de vos opuscules : Defensio Venæ sectionis in febre acuta, etc. et Protestatio adversus Pasquillantis calumnias, etc.[10] qui me seront aisément transmis si vous voulez les envoyer à notre Meibomius, à Helmstedt. En attendant, très distingué Monsieur, vive, vale, et aimez-moi.

De Paris, le 10e de décembre 1664.

Vôtre de tout cœur, Guy Patin, etc.


a.

Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Georg Friedrich Lorenz, ms BIU Santé no 2007, fo 182 ro.

1.

V. note [32], lettre 433, pour le livre de François Pidoux (Poitiers, 1656) « sur la fièvre pourpre » qui avait sévi à Poitiers en 1651.

2.

V. notes [32] de L’ultime procès de Théophraste Renaudot… pour Jean Pidoux, que Guy Patin a ici par erreur prénommé Pierre, et [37] du Bornoniana 4 manuscrit, pour l’élection au trône polonais (1573) et le pitoyable règne du futur roi de France Henri iii, dernier des Valois (couronné en 1574).

3.

Le Dialogus Ciceronianus [Dialogue cicéronien] d’Érasme, publié en 1528 (v. note [8], lettre 584), est une discussion entre trois personnages, Bulephorus (porte-parole d’Érasme), Hypologus (le questionneur) et Nosoponus (le cicéronien), visant à critiquer les adeptes inconditionnels du style de Cicéron. Christophe de Longueil (Christophorus Longolius, 1488-1522, v. note [53] du Naudæana 2), humaniste flamand réputé pour son éloquence cicéronienne, y est cité dans cet échange (Leyde, 1643, pages 6‑7) :

Nosoponus. Me non solum pulcherrimi cognominis splendor sollicitat, verum etiam Italorum quorumdam procax insultatio, qui quum nullam omnino phrasim probent præter Ciceronianam, summique probri loco ducant, negari quempiam esse Ciceronianum ; tamen huius cognominis honorem ab orbe condito nemini Cisalpinorum contigisse iactitant, præterquam uni Christophoro Longolio, qui nuper e vivis excessit. Cui ne videar hoc laudis invidere, idem ausim de illo prædicare, quod de Calvo scripsit Quintilianus, fecit illi properata mors iniuriam.

Hypologus. Imo non tam illi quam optimis studiis præpropera Longolii mors fecit iniuriam. Quid enim ille non potuisset nobis in bonis literis restituere, si tali ingenio, tali industriae iustum vitæ spatium addidissent Superi ?

[Nosoponus. Ce qui me trouble n’est pas seulement le prestige d’un très beau patronyme, mais aussi l’insolente impertinence de ces Italiens : ne prisant aucune éloquence autre que cicéronienne et méprisant au plus haut point quiconque n’est pas cicéronien, ils déclarent pourtant que, depuis que le monde est monde, nul de ce côté-ci des Alpes n’a mérité l’honneur de cette dénomination, à l’exception de Christophe de Longueil, récemment décédé ; mais pour ne pas paraître lui envier les louanges qu’il mérite, j’oserai dire de lui ce que Quintilien a écrit au sujet de Calvus, fecit illi properata mors iniuriam. {a}

Hypologus. La mort prématurée de Longueil ne lui a pas fait autant de tort qu’elle en a fait aux belles-lettres : que n’aurions-nous pas pu y rétablir si les dieux avaient allongé l’existence d’un tel génie ?]


  1. « une mort prématurée lui a fait du tort » (Quintilien, L’Institution oratoire [v. note [4], lettre 244], livre x, § cxv).

    Caius Licinius Macer Calvus était un orateur et poète romain contemporain de Cicéron (ier s. av. J.‑C.), mais dont le style, clair et dépouillé, était réputé radicalement opposé au sien. Aucune de ses œuvres n’a été conservée.

4.

« confinant à l’œstrus » ; Juvénal (Satire iv, vers 123‑124) :

Non cedit Veiento, sed ut fanaticus œstro
percussus, Bellona, tuo divinat…

[Veienton {a} ne reste pas en arrière ; comme un fanatique saisi par ton œstrus, ô Bellone, {b} il se met à vaticiner…]


  1. Créature de l’empereur Domitien.

  2. Déesse de la guerre, v. note [3], lettre latine 29.

Le sens premier d’œstrus est œstre ou taon, illustré par Virgile dans les Géorgiques (v. notes [7] et [8] du Borboniana 4 manuscrit).

La furie que la présence du taon peut provoquer chez les quadrupèdes (comme chez les bipèdes) a fait prendre à œstrus le sens de délire (prophétique ou poétique), ainsi que l’a plaisamment expliqué Rabelais (Gargantua, chapitre xliv) :

« Comme vous voyez un âne, quand il a au cul un œstre junonique {a} ou une mouche qui le poincte, {b} courir çà et là sans voie ni chemin, jetant sa charge par terre, rompant son frein et rênes, et ne sait-on qui le meut car l’on ne voit rien qui le touche. »


  1. Allusion à l’œstre que Junon envoya harceler Io que Jupiter avait transformée en génisse (v. note [4], lettre 795).

  2. Attaque.

Bien plus tard, la langue savante adopta œstrus pour désigner la période de l’ovulation chez les mammifères femelles, le temps des parades amoureuses, fureur génitale plus ou moins extériorisée selon les espèces et les individus. Il en est venu les œstrogènes (hormones provoquant l’œstrus) et le préfixe (œstro) de leurs dérivés.

Voilà pourquoi je n’ai pas voulu platement traduire œstrus par « délire ».

5.

« Et le chien aboie après la Lune, mais la Lune ne s’en émeut point » (v. note [8], lettre 34).

6.

« soldat fanfaron » (titre d’une pièce de Plaute, v. note [10], lettre 541).

V. notes [3], lettre 9, pour Jean Argentier (Giovanni Argenerio) et ses œuvres complètes, et [1], lettre 449, pour la trop grande « envie de draper et de mordre Galien », que lui reprochait Guy Patin.

7.

La seule trace que j’aie su trouver du médecin italien Bartholomæus Accursinius tient aux quelques lignes que Johannes Antonides Vander Linden lui a consacrées dans ses de Scriptis medicis [des Écrits médicaux] (Amsterdam, 1662, v. note [3], lettre latine 26), pages 87‑88, le disant Consignanensis [sic pour Corsignanensis, natif de Corsignano, ancien nom de Pienza en Toscane] et auteur d’un ouvrage intitulé Tractatuum et consultationum medicinalium tomus prior, in quo præter multa, quæ in tractatibus à nemine hactenus ex professo examinata, habentur ; in paucis etiam consultationibus generosiorum præsidiorum materierum formulæ, quæ omnibus pene morbis inservire possunt, continentur [Premier tome de traités et consultations médicales, contenant quantité de choses que nul n’a encore ouvertement examinées dans les traités, et aussi, en un petit nombre de consultations, les formules de généreux remèdes qui peuvent servir dans presque toutes les maladies] (Ravenne, Petrus de Paulis, 1622, in‑4o).

Vincenzo Alsario della Croce (de la Croix ou Delacroix, 1576-vers 1634), médecin italien originaire de la région de Gênes, professa à Rome et fut médecin du pape Grégoire xv (1621-1623). Il a laissé une dizaine d’ouvrages médicaux en latin.

Aucun des deux n’est mentionné dans Naudæana (imprimé ou manuscrit de Vienne).

8.

Les de Scriptis medicis de Johannes Antonides Vander Linden (v. supra note [7]) fournissent les bibliographies de :

9.

Ces trois ouvrages de Paul Neucrantz sont :

10.

V. la biographie de Georg Friedrich Lorenz, pour sa « Défense de la phlébotomie dans une fièvre aiguë » (Hambourg, 1647).

Son autre titre, que Guy Patin appelait « Protestation contre les calomnies d’un calomniateur », est Georgii Friderici Laurentii Protestatio et appellatio adversus anonymi pasquillantis insanias [Protestation et recours de Georg Friedrich Lorenz contre les extravagances d’un calomniateur anonyme] (sans lieu ni nom, 1647, in‑4o, pamphlet de 19 pages contre un anonyme qui avait médit de son commentaire sur les Aphorismes d’Hippocrate, v. aussi sa biographie).

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 182 ro.

Cl. viro D. Georgio Friderico Laurentio, Medicinæ Doctori, Lubecam.

Epistolæ tuæ ante annum scriptæ, Vir Cl. nuper tamen acceptæ, ne diutius
expectes, sic paucis respondeo. Ex sex illis libris quos requiris, unicum novi nempe
sextum, qui est Francisci Pidoux, Med. Pictaviensis, de febre purpurea. Alios
numquam vidi, sed inquiram, dignissimi enim mihi videntur qui habeantur. Ille
Fr. Pidoux ab anno tamen obijt, penè octogenarius : natus erat Patre doctissimo
Petro Pidoux, Med. Paris. qui anno 1573. comitatus fuerat Henricum 3. in
Polonica expeditione, unde statim in Galliam reversus est anno seq. 1574.

Io. Argenterius vir fuit eruditus, et acutus acuti ingenij, et invidus obtrectator : Galeni adversarius, sed
longè inferior, si excipias maledicentiam, scriptoribus hodiernis eheu quàm familia-
rem : Des. Erasmus, vir divinus, in suo Ciceroniano, Christ. Longolium, more
suo salsè ridet, quod quum pauca haberet Ciceronis, satis tamen Tullianè convi-
tiaretur : Argenterius v. quamvis penè furiosus, et hactenus inaudita Galeno
contradicendi libidine quasi œstro peritus, nec Tullianè nec Galenicè satis,
in se meliores debacchatur : sed æquo animo ferendum est quod emendari, non
potest : Et canis allatrat Lunam, nec Luna movetur : superbus erat iste
Argenterius, et miles gloriosus : sed Galeno prorsus impar : abeat itaque
in malam rem, et habeat sibi res suas, qui Galenum, omnium bonorum amore dignum
amare et suspicere non potuit. Barthol. Accursinium non novi. Alsarius
à Cruce
mihi notus est ex aliquot scriptis, et per amicos qui eum novebant Romæ ;
vir fuit optimus, ac eruditus supra sortem Italorum sui temporis : amicus meus Gab.
Naudeus
, vir candidissimus, eum magnifaciebat, ac impensè laudabat. Lodettum
et Lupeum
novi tamen ex cortice, i. ex libro Io. Ant. Vander Linden, de Scriptis Me-
dicis :
qui quoque recensuit inter suos, Io. Freitagij libellum de persona et officio
pharmacopœi :
quem hactenus videre non licuit. ^ Si apud vos vivat Paulus/ Neucrantzius, vir doctissimus, cujus hîc/ habeo tria Opuscula, eum/ sodes, saluta meo nomine. Si quid, etc. Si quid in hac Urbe vel tota Gallia
prostet quod cupias aut requiras, paratus sum mittere Amstelodamum vel Hamburgum,
vel Helmstadium, ubi vivunt duo Senones, mihi amicissimi, Conringius et Meibomius,
cujus Parens, popularis vester, Scriptor fuit illustrissimus : denique me ipsum et omnia
mea Tibi offero, modò indices quid volueris. Ego v. nihil aliud à Te peto quàm amorem
tuum, et si apud vos prostent, Theses aut Disputationes aliquot Medicas, aut Orationes
Academicas,
quæ hîc numquam reperiuntur. Ex tuis Opusculis duo à me desiderantur,
nempe Defensio Venæ sectionis in febre acuta, etc. ut et Protestatio adversus Pasquillan-
tis calumnias, etc.
quæ si volueris Helmstadium mittere ad Meibomium nostrum, facilè ad
me transmittentur. Interea, Vir Cl. vive, vale, et me ama. Parisijs, x. Dec. 1664.

Tuus ex animo, Guido Patin, etc.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Georg Friedrich Lorenz, le 10 décembre 1664

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(Consulté le 16/04/2024)

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