L. latine 360.  >
À Johann Garmers,
le 2 juillet 1665

[Ms BIU Santé no 2007, fo 193 ro | LAT | IMG]

Au très distingué M. Johann Garmers, à Hambourg.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Je reconnais ma faute et vous demande instamment de me pardonner. Vous voudrez bien excuser avec bienveillance et affection mon long silence, qui vous a été si importun. La raison en est cette masse énorme et plus qu’ordinaire d’affaires, qui pourtant ne m’écrase pas tout à fait : les nombreux malades que je dois visiter en ville, de jour comme de nuit ; les fréquentes consultations médicales que je dois tenir ici ou auxquelles je dois répondre dans diverses autres villes ; [2] mes leçons publiques que je dois donner dans le Collège royal en présence de nombreux auditeurs extrêmement assidus. [3] Je dirai en toute honnêteté et avec vérité que je peine à réserver du temps pour le sommeil ; ce sommeil, dis-je, que tous les médecins jugent absolument nécessaire à la conservation de la vie, et que notre Fernel [4] selon Sénèque, a dit être pars humanæ melior vitæ[1][5] Ces préambules étant posés, j’en viens à vous. Le fils de votre sœur me sera très recommandé, [6] je ferai tout mon possible pour qu’il fasse la connaissance de savants hommes, et qu’il puisse voir et visiter quelques remarquables bibliothèques. [2][7] Nous n’avons céans rien de neuf, hormis ce qu’on dit de la guerre navale entre les Anglais et les Hollandais. [8] Nous n’avons aucun livre nouveau, à part toutes les œuvres de M. de Balzac en deux gros tomes in‑fo[3][9] À Lyon on s’affaire à la nouvelle édition des Opera omnia de Daniel Sennert, [10] qui contiendra de nouvelles Epistolæ medicinales[4] Tous nos imprimeurs sont ici réduits au silence en raison de la pauvreté publique et ils ne publient rien à part quelques opuscules fort médiocres, qui se négocient argent comptant. [11] À Lyon se vend depuis peu le Codex Theodosianus[12] avec les commentaires de Jacques Godefroy, en six tomes in‑fo[13] ainsi que lesOpera omnia du P. Théophile Raynaud en 19 tomes in‑fo[14] On prépare ici une nouvelle édition de certaines chroniques, qui sont les Mémoires de M. le duc de Nevers : celui-là fut le grand-père de la reine de Pologne et mourut ici en 1595 ; [15][16] on y trouvera quantité de secrets et de curiosités du temps de nos rois Charles ix [17] et Henri iii[18] Ici ne court pas sous la presse, mais avance lentement un livre français, qui sera un Epitome Historiæ omnium Galliæ regum, usque ad nostra tempora. Ce livre sera in‑4o, mais quand verra-t-il le jour ? Voilà ce que j’ignore ; 4 siècles entiers restent encore à écrire ; il y aura aussi les portraits de tous les rois de France jusqu’à Louis xiii[19] Ce livre qu’on attend si avidement a pour auteur M. de Mézeray ; [5][20] il promet une nouvelle édition de son histoire complète, [6] fort enrichie et augmentée, allant depuis le premier roi des Français, Pharamond, [21] jusqu’à notre siècle, en 4 fort grands tomes in‑fo. Je salue le très noble M. Moller, votre parent. [7][22] Vale, très distingué Monsieur, et continuez de m’aimer comme vous faites.

De Paris, le 2d de juillet 1665.

Vôtre de tout cœur, Guy Patin.


a.

Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Johann Garmers, ms BIU Santé no 2007, fo 193 ro.

1.

« la meilleure partie de la vie humaine » : v. note [7] de L’Homme n’est que maladie, pour cette citation de Sénèque le Jeune dans la Pathologie de Jean Fernel.

2.

V. note [1], lettre latine 33, pour Margaretha Garmers, sœur de Johann et épouse du médecin Johann Placcius.

Leur fils Vincent Placcius (Hambourg, 1642-1699) avait étudié les deux droits à Leipzig, puis entrepris un voyage européen qui l’avait mené à Padoue et en France. Reçu licencié de l’Université d’Orléans en 1665, il rentra à Hambourg où il devint avocat, enseigna l’éloquence et la philosophie à l’université, et constitua une très riche bibliothèque.

3.

L’italique est en français dans le manuscrit. V. note [9], lettre 675, pour les Œuvres de Jean-Louis Guez de Balzac (Paris, 1665).

4.

V. note [3], lettre latine 343, pour la nouvelle édition des « Œuvres complètes » de Daniel Sennert qu’on commençait à Lyon, parue en 1666 et en 1676, avec deux centuries inédites de « Lettres médicales ».

5.

V. notes :

6.

Histoire de France, depuis Faramond jusqu’à maintenant. Œuvre enrichie de plusieurs belles et rares Antiquités, et d’un Abrégé de la vie de chaque reine, dont il ne s’était presque point parlé ci-devant. Avec les portraits au naturel des rois, des reines et des dauphins, tirés de leurs chartes, effigies, et autres anciens originaux, ou de leurs véritables copies conservées dans les plus curieux cabinets de l’Europe. Le tout embelli d’un recueil nécessaire des médailles qui ont été fabriquées sous chaque règne, et de leur explication, servant d’éclaircissement pour la mémoire des choses les plus signalées advenues dans cette monarchie. Par E. du Mézeray, {a} en trois tomes illustrés, parus à Paris chez Mathieu Guillemot :

  1. de Pharamond à Charles vi ; {b}

  2. de Charles vii à Charles ix ; {c}

  3. Henri iii et Henri iv. {d}


    1. V[11], lettre 776, pour François Eudes de Mézeray et l’Abrégé chronologique de son Histoire (Paris, 1667).

    2. 1643, in‑fo de 1 042 pages.

    3. 1646, in‑fo de 1 194 pages.

    4. 1651, in‑4o de 1 232 pages, se concluant en 1598.

      La série complète a été rééditée deux ans après la mort de Mézeray (Paris, 1685, Denys Thierry, Jean Guignard et Claude Barbin, 3 volumes, in‑4o) : prolongée jusqu’à l’assassinat de Henri iv, elle n’inclut pas le règne de Louis xiii.


Charles-Augustin Sainte-Beuve a consacré deux de ses Causeries du lundi (30 mai et 6 juin 1853, tome 8, pages 196‑233) à Mézeray, en concluant favorablement sur les qualités contestées de sa personne et de ses ouvrages historiques :

« C’est trop nous arrêter à des faiblesses et à des travers : Mézeray s’est mieux peint, par le meilleur côté de lui-même dans ses Histoires. On l’y reconnaît génie droit et sensé, négligé et libre, irrégulier, inconséquent peut-être, véridique avant tout. Duclos, {a} qui plus tard tint de lui en quelque chose pour le mordant, n’eut jamais cette ampleur de veine et cette largeur de récit. L’Histoire de France de Mézeray (je parle toujours de la grande Histoire et non de l’Abrégé), depuis le règne de François  notamment jusqu’à la paix de Vervins (1559-1598), est une lecture des plus fertiles et des plus nourrissantes pour l’esprit ; on y apprend chemin faisant mille choses de l’ancienne France, de l’ancien monde, que les meilleures histoires modernes ne sauraient suppléer. On y apprend cette vieille France racontée dans son propre langage, avec ses propres images, ses plaisanteries de circonstance ou ses énergies naïves, et toutes ses couleurs familières, et non traduite dans un style modernisé. L’Histoire du Père Daniel, {b} qui parut cinquante ans après, est bien autrement approfondie et savante : celle de Mézeray, pour les derniers règnes, mérite de rester comme une représentation et une reproduction naturelle de la France et de la langue du seizième siècle, avant que le régime de Louis xiv et les règles de l’Académie y aient mis fin et que tout ait passé sous le niveau. » {c}


  1. Charles Pinot Duclos (1704-1772), auteur d’une Histoire de Louis xi (1745).

  2. Gabriel Daniel, jésuite (1649-1728), est auteur d’un Abrégé de l’Histoire de France, depuis l’établissement de la monarchie française dans les Gaules (1713).

  3. Attaché à l’authenticité du style et du récit, Sainte-Beuve a aussi défendu les Lettres de Guy Patin contre leur éreintement par Voltaire (v. les Avis critiques sur les Lettres).

7.

Dans son brouillon manuscrit, Guy Patin a distinctement écrit Mullerum, patronyme qui me semble correspondre à celui de Diedrich Moller, sénateur de Hambourg (v. note [13] des Leçons au Collège de France).

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 193 ro.

Clarissimo viro D. Io. Garmers, Hamburgum.

Errorem meum agnosco, et ut ignoscas, Vir Cl. enixè peto : diuturnum
meum et apud Te importunum silentium benevolè ac amanter excusabit nimia
illa et plusquam quotidiana negotiorum moles, quib. tamen non obruor : multorum
nempe ægrorum visitationibus diurnis atque nocturnis, in Urbe ; ut et frequentib.
consilijs Medicis aut hîc habendis, aut in varias Urbes mittendis responsis :
aut habendis meis Prælectionibus publicis, in Auditorio Schola regia, maximo et fre-
quentatissimo Auditorum numero : liberè dicam et verè, vix mihi licet somnum
capere, somnum dico, quem omnes Medici tantopere necessarium censent ad vitæ conserva-
tionem : qui à Fernelio nostro, secundum Senecam, dictus est pars humanæ melior
vitæ.
His præfatis, ad Te venio. Sororis tuæ filius mihi erit commendatissimus, et
quantum in me erit efficiam ut eruditis viris innotescat, et insignes aliquot Bibio-
thecas possit videre atque lustrare. Nihil hîc habemus novi, præter ea quæ dicitur
de navali pugna inter Anglos et Batavos. Nulli sunt libri novi, præter Toutes
les œuvres de M. de Balzac, en deux gros tomes in folio.
Nova Editio omnium
Operum Dan. Sennerti Lugduni urgetur, quæ novas habebit Epistolas Medicinales.
Hîc silent omnes nostri Typographi, propter egestatem publicam : nec quidquam ex-
cudunt præter leviores quosdam libellos, qui pariant præsentes nummos. Lug-
duni nuper prostat Codex Theodosianus, cum comm. Iac. Gothofredi, sex tomis
in folio : ut et Opera omnia P. Theophili Raynaudi, 19. tomis in folio. Hîc appa-
ratur nova Editio, quorundam Commentariorum : Memoires de M. le Duc de
Nevers :
ille fuit avus Reginæ Poloniæ, qui hîc obijt anno 1595. Illic multa
habebuntur secreta et curiosa de temporibus Caroli 9. et Henrici 3. regum nostrorum. Hîc sub
prælo non currit, sed lentè incedit liber quidam Gallicus, qui erit Epitome historiæ
omnium Galliæ regum, usque ad nostra tempora
 : iste liber erit in 4. sed quando-
nam proditurus sit in lucem, hoc est quod nescitur : 2 supersunt enim 1 adhuc 4. sæcula
4. integra describenda : illic etiam aderunt imagines omnium Regum Galliæ, usque ad
Ludov. 13. Iste liber qui tam avidè expectatur, authorem habet D. de Mezeray :
qui pollicetur novam editionem totius suæ historiæ, admodum locupletatam et auctam,
à 1. Gallorum rege, Pharamundo, usque ad nostra tempora, 4. grandioribus tomis, in
fol. Nobiliss. virum D. Mullerum, affinem tuum saluto. Vale, Vir Cl. et me, quod
facis amare perge. Parisijs, 2. Iulij, 1665.

Tuus ex animo, Guido Patin.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Johann Garmers, le 2 juillet 1665

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(Consulté le 16/04/2024)

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