L. latine 475.  >
À Reiner von Neuhaus,
le 29 septembre 1669

[Neuhaus, Centuria vii, Epistola xlviii, page 217 | LAT | IMG]

Guy Patin, médecin et professeur royal, adresse ses profondes salutations au très distnigué M. Reiner von Neuhaus à Alkmaar. [a][1]

M. Henric Piccardt, [2] votre excellent et très noble ami, m’a remis votre fort agréable lettre, ainsi que votre Thalia Alcmariana. Je vous remercie pour l’une et l’autre avec toute la force dont je suis capable, ainsi que pour avoir voulu citer mon nom en divers endroits de votre livre. Vous me parlez de votre fils, [3] mais je ne l’ai pas vu, ou du moins, je ne m’en souviens pas. [1] Jai certes rencontré M. Rompf et le reverrai prochainement, [4] je m’en enquerrai alors auprès de lui. Si votre fils est venu en France, je suis peiné et accepte difficilement de n’avoir pas fait sa connaissance ni témoigné la grande estime que j’ai pour vous et pour lui, en votre nom.

[Neuhaus, Centuria vii, Epistola xlviii, page 218 | LAT | IMG] Tout ce que je recevrai de vous ou de votre part, venant des Jansson [5], me fera toujours grand plaisir, et je vous en rendrai la pareille, autant que possible et dans la mesure de mes moyens. Je vous salue de la part de mes deux fils, Robert, l’aîné, qui est docteur en médecine et professeur royal, [6] et Charles, qui est maintenant à Vienne en Autriche, où il ne séjournera guère longtemps. [7] On ne parle plus ici que de la guerre de Crète, contre les Turcs. Dieu fasse que nous les vainquions, car ce sont les ennemis de la chrétienté ! [8] Voilà pourquoi ils ont malencontreusement mis le pied en Europe ; puissent nos armées les reléguer avec succès ultra Gades Sauromatas ultra Thallamque remotam ! [2][9][10][11] ou du moins dans cette très froide Scythie, [12] dans les monts hyperboréens [13] et dans l’Océan glacé, où ils se battront tout leur saoul contre les bêtes sauvages de ces lieux, ours, tigres, lions et éléphants, pour laisser notre Europe entière et intacte. [3] Nous n’avons rien de nouveau hormis la mort de la reine mère d’Angleterre ; [14] on croit communément qu’elle a succombé à quelque poison narcotique, c’est-à-dire à une pilule faite d’opium ou de suc de pavot, tout à fait mortifère. [15][16] Ainsi meurent les princes, souvent victimes des mauvais artifices et de l’ignorance de vauriens chimystiques[17] vendeurs de fumée et adulateurs auliques qui, pour l’immense incommodité et détriment du genre humain, proclament effrontément ne pas comprendre la très salutaire et éminente doctrine. Ces grands personnages s’en vont ainsi pas après pas vers le repos éternel : n’ayant aucun discernement dans le choix de leurs médecins, [18][19] ils prennent des juifs, [20] des chimistes et des charlatans [21] ignorants au lieu de praticiens légitimes, dogmatiques et parfaitement exercés à la doctrine des Anciens par de longues années d’études ; mais je me plains en vain. Væ victis ! [4][22] malheur aux misérables ! malheur aux princes et à tous ces gens qui alienis pedibus ambulant, alienis vident oculis, et corde suo non sapiunt ! [5] Vive et vale, très distingué Monsieur, et continuez de m’aimer comme vous faites.

De Paris, le 29e de septembre 1669.


a.

Lettre que Guy Patin a envoyée à Reiner von Neuhaus, imprimée dans Neuhaus, Centuria vii, Epistola xlviii (pages 217‑218).

1.

V. notes :

2.

« par-delà le Bosphore des Sarmates et par-delà la lointaine Thallie ». La transcription et la traduction que je propose requièrent quelques explications géographiques.

Considérant les Turcs comme des Sarmates ou comme des Scythes (v. note [19], lettre 197), Patin voulait qu’on les chassât d’Europe pour les repousser vers leur pays d’origine, quel qu’il fût (Sarmatie au nord ou Scythie à l’est) et le plus loin possible.

3.

Tout comme en médecine, Guy Patin aimait tirer ses références et son savoir géographiques des notions antiques. Le Dictionnaire de Trévoux a fourni une définition détaillée de l’adjectif hyperboréen :

« Nom de peuple dans l’Antiquité, Hyperboreus. C’est aussi un adjectif, qui se dit des lieux. Les Anciens appelaient Hyperboréens les peuples qui étaient au delà de Scythes, du côté du nord ; et comme ils avaient peu de connaissance de ces régions septentrionales, tout ce qu’ils en disent est peu certain. Hérodote doute qu’il y en eût. {a} Strabon croit qu’il y en avait, {b} et il prétend que Hyperboréen ne signifie pas qui est au delà du Borée, ou du nord, comme Hérodote l’entendait ; mais que la préposition grecque, {c} ne sert là qu’à former un superlatif ; ainsi, dans sa pensée, hyperboréen est la même chose que très septentrional ; les Hyperboréens sont les peuples les plus septentrionaux. Il paraît par-là qu’ils ne savaient pas eux-mêmes trop précisément ce qu’il fallait entendre par ce mot. Les montagnes hyperboréennes, qu’on nommait autrement, Riphaei montes. {d}

Diodore de Sicile {e} dit que les Hyperboréens étaient ainsi nommés parce qu’ils habitaient au delà du vent Borée. Cette étymologie paraît toute naturelle car ces peuples étaient certainement très septentrionaux : υπερ en grec signifie au-dessus, au delà, et Βορεας, le vent Borée. {f} D’ailleurs, Diodore de Sicile dit que les Hyperboréens sont ainsi nommés parce qu’ils habitent au delà du vent Borée. Cependant Rudbeck {g} prétend que c’est là une bévue des Grecs, qu’il est absurde de s’imaginer qu’il y ait de tels habitants au monde ; que c’est une mauvaise coutume des Grecs de donner des étymologies et des significations grecques aux termes qu’ils empruntaient des autres nations ; qu’il était facile à Diodore lui-même de s’en apercevoir, puisqu’il venait de rapporter que celui qui commandait dans ce pays était toujours de la famille de Borée. Rudbeck prétend donc que ce nom Hyperboréen est gothique, qu’il signifie non pas le lieu de la demeure, mais la noblesse du sang. Mais il est difficile de se persuader que telle est l’origine et la signification de ce mot, et que les idées de Rudbeck l’emportent sur l’étymologie grecque si naturelle et si plausible. »


  1. V. note [31], lettre 406, pour Hérodote d’Halicarnasse, historien grec du ve s. av. J.‑C.

  2. V. note [5], lettre 977, pour Strabon, géographe grec du ier s. av. J.‑C.

  3. Hyper.

  4. Ou Rhipæi, monts Riphées en Scythie : montagnes imaginaires que les Anciens plaçaient aux limites du monde qu’ils connaissaient (pouvant se situer des Alpes à l’Himalaya, selon leur largeur de vue).

  5. Historien grec du ier s. av. J.‑C. (v. note [33] du Borboniana 3 manuscrit).

  6. Vent du nord (en langue poétique), source de l’adjectif boréal.

  7. V. note [4], lettre 337, pour Olaüs Rudbeck, qui situait l’Atalantide dans sa Suède natale.

Contrairement à Patin, Pline a décrit l’Hyperborée comme une contrée de perpétuelle et incroyable félicité (Histoire naturelle, livre iv, chapitre xxvi, § 11, Littré Pli, volume 1, page 200) :

Pone eos montes, ultraque Aquilonem, gens felix (si credimus) quos Hyperboreos appellavere, annoso degit ævo, fabulosis celebrata miraculis. Ibi creduntur esse cardines mundi, extremique siderum ambitus, semenstri luce, et una die solis adversi non, ut imperiti dixere, ab æquinoctio verno in autumnum ; semel in anno solstitio oriuntur iis soles, brumaque semel occidunt. Regio aprica, felici temperie, omni adflatu noxio carens. Domus iis nemora, lucique, et deorum cultus viritim gregatimque, discordia ignota et ægritudo omnis. Mors nonnisi satietate vitæ, epulatis delibutoque, senio luxu, ex quadam rupe in mare salientibus. Hoc genus sepulturæ beatissimum.

« Derrière ces montagnes et au delà de l’Aquilon, une nation heureuse, si on en croit les écrits, appelée les Hyperboréens, et où les hommes atteignent une grande vieillesse ; des merveilles fabuleuses en sont racontées : on dit que là sont les gonds du monde et la dernière limite de la révolution des astres ; le soleil y donne une lumière de six mois en un seul jour, et il se cache non, comme des ignorants l’ont dit, de l’équinoxe du printemps à celui de l’automne, mais il n’y a dans l’année qu’un lever au solstice d’été, qu’un coucher au solstice d’hiver. {a} La contrée est bien exposée, d’une température heureuse, et exempte de tout souffle nuisible. Les habitants ont pour demeures les forêts et les bois sacrés ; le culte des dieux est célébré et par les individus et par le peuple ; la discorde y est ignorée, ainsi que toute maladie. On n’y meurt que par satiété de la vie : après un repas, après des réjouissances données aux dernières heures de la vieillesse, on saute dans la mer du haut d’un certain rocher ; c’est pour eux le genre de sépulture le plus heureux.; »


  1. Note de Littré (15) :

    « Ce passage n’a pas été compris par les traducteurs, et on a cherché à y introduire des corrections, qui, dans le fait, sont inutiles. À la vérité, il devient intelligible quand on le ponctue comme dans Vulg. : solis a<d>versi : non, ut, etc. Il faut ôter ces deux points malencontreux ; et alors on voit clairement que a<d>versi désigne le temps où le soleil est caché aux Hyperboréens. »


Si on y remplace les éléphants par les mammouths, la description de Patin évoque la Sibérie arctique de la Préhistoire ; elle atteste bien de sa haine des Ottomans, mais aussi des idées vagues inspirées par le mystère qui nimbait alors les contrées polaires.

4.

« Malheur aux vaincus ! » (Tite-Live, v. note [24], lettre 360).

V. note [1], lettre 966, pour la mort de Henriette-Marie de France, reine mère d’Angleterre, à Colombes, le 10 septembre 1669, à la suite d’une prise d’opium prescrite par Antoine Vallot, premier médecin de Louis xiv.

5.

« qui marchent avec les pieds et voient avec les yeux d’autres qu’eux-mêmes, sans recourir à leur propre jugement sincère » : variation sur une citation de Pline l’Ancien contre les médecins (v. note [11], lettre 126).

s.

Neuhaus, Centuria vii, Epistola xlviii (pages 217).

Clarissimo Viro,
D. Reinero Neuhusio,
S.P.D.
Guido Patinus
,
Med. & Prof. Regius.
Alcmariam.

Suavissimam tuam accepi per D. Henricum Picard,
optimum et dignissimum amicum tuum, ut et Tha-
liam tuam Alcmarianam. Pro utraque gratias ago tibi,
quam possum, maximas. Ut et pro nomine meo, cujus
rationem habere voluisti variis in locis. Agis de Filio tuo
quem non vidi, aut saltem vidisse, nusquam memini.
Romphium quidem vidi. Quem proximè conveniam, et
de ipso inquiram. Si venerit in Galliam, doleo, et ægrè
fero, quod ipsum non viderim. Eique testatus non fue-
rim, quanti te faciam, et ipsum propter Te. Quicquid
tuum, et nomine tuo per Ianssonios excepero, mihi sem-
per

t.

Neuhaus, Centuria vii, Epistola xlviii (pages 218).

per erit gratissimum. Et, quantum in me erit, pro virili
retaliabo. Amborum meorum Filiorum nomine te saluto.
Robert, nempe majoris natu, Doct. Med. et Prof.
regis, et Caroli, qui nunc est in Germania, Viennæ
Aust. ubi non diu est hæsurus. Hic agitur tantum de bel-
lo Cretico, adversus Turcas, qui, quoniam sunt Christia-
ni nominis hostes, Utinam ! vincantur. Et unde ma-
lum pedem olim attulerunt in Europam, tandem feli-
cibus armis releguntur,
ultra Gades Sauromatas ultra
Thalumque remotam, saltem in frigidissimam illam
Scythiam, hyperboreos montes, et glacialem Oceanum : ubi
pro libitu pugnabunt adversus immanes belluas, ursos,
tigres, Leones et Elephantos. Sartam tectam relinquen-
do nostram Europam. Nihil habemus novi præter mortem
Reginæ Matris Angliæ, quam veneno quodam narcoti-
co, pilulâ nempe ex opio seu succo papaveris, planè mor-
tifero, necatam vulgò putant ; sic moriuntur Principes,
pravis sæpe artibus et inscitiâ nebulonum fumivendulo-
rum Chymistarum et aulicorum adulatorum, qui salu-
berrimam et præstantissimam doctrinam sibi non intel-
lectam temere profitentur, summo generis humani detri-
mento et incommodo. His gradibus eunt in requiem sem-
piternam Magnates illi, qui nullo medicorum delectu
facto, Iudæos, Chymisticos, agyrtas, ignaros et ignavos
Circulatores assumunt pro medicis legitimis, Dogmaticis,
in veterum doctrinâ, longò usu et multorum annorum
decursu exercitatissimis. Sed frustra queror : Væ victis,
væ miseris, væ principibus, ut et omnibus aliis, qui ali-
enis pedibus ambulant, alienis vident oculis, et corde suo
non sapiunt. Vive, Vale, Vir Cl. et me, quod facis, amare perge.

Parisiis 29. Sept. 1669.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Reiner von Neuhaus, le 29 septembre 1669

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(Consulté le 20/04/2024)

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