L. latine 425.  >
À Pierre Gassendi,
le 29 juin 1655

[Petri Gassendi Opera omnia (Lyon, 1658), Tomus sextus, Epistolæ, page 537 | LAT | IMG]

Salutations au très distingué Monsieur, Monsieur Pierre Gassendi, prévôt < de l’église > de Digne et professeur royal de mathématiques.

Très admirable Monsieur, [a][1]

Chaque fois que je contemple attentivement (comme je fais très souvent) votre érudition, si singulière que tout un chacun peine à y croire, jointe à ces autres qualités qui fondent votre courtoisie, toujours me revient à l’esprit le souvenir de Gabriel Naudé, [2] qui fut votre ami, tout comme le mien ; [3] étant par-dessus tout très sincère amateur de la vérité, il a parfaitement mérité les louanges des lettres et de tous les lettrés, mais surtout les miennes, car il fut jadis le premier à m’offrir l’occasion de vous connaître et vénérer ; vous dont, tous les jours, les gens fort instruits dans les matières tant historiques et mathématiques que physiques attendent les très sûrs oracles. Voilà un an, comme étant votre ancien ami[4] vous m’avez mandé (si la médecine y pouvait quelque chose) de terrasser cette grave maladie qui menaçait de vous corrompre le poumon, au très immédiat péril de votre vie. Bondissant alors de joie et d’allégresse, j’ai triomphé quand Dieu a couronné de succès les soins que je vous avais prodigués avec empressement ; et de si belle façon que la gaieté qu’ont partagée tous les savants pour le rétablissement de votre santé (qu’ils avaient appelé de leurs vœux) a aussi rejailli sur moi. De diverses contrées d’Europe, ceux à qui étaient parvenues, depuis longtemps déjà, la réputation de votre immense érudition et, plus récemment, la nouvelle du péril qui vous a menacé, vous ont alors écrit pour vous complimenter de votre convalescence. Estimant n’en avoir pas fait assez, les voici maintenant qui composent des discours, isolés ou réunis en recueil, pour louer à l’envi toute l’habileté et tout le zèle que j’ai mis à maintenir en vie le prince des savants. [1][5]

Votre trépas ferait subir une cruelle perte aux savoirs raffinés ; interrogez-vous donc vous-même, cherchez de quoi vous devez vous soucier en tout premier pour l’éviter ; vous découvrirez alors que l’origine principale de votre mal est un poumon fort affaibli. Presque brisé par vos veilles et par votre application excessive à lire et à écrire, vous revivrez et reprendrez des forces en buvant du lait d’ânesse, [6] et en respirant l’air pur de la campagne ; autrement, vous ne pourrez guère supporter la vigueur et les assauts du prochain hiver. Comme l’enseigne le grand Hippocrate [7] et le rapporte Cicéron, en citant Euripide, ψυχρος δε λεπτω χρωτι πολεμετατον, [2][8][9] il importe fort que vous fuyiez le froid, tant si vous vous rendez bientôt à la campagne, que si vous demeurez encore quelque temps à Paris. [3][10] Je voudrais que vous m’appreniez, à partir des ouvrages de l’Antiquité, ce que fut cette ciguë qui provoqua la mort de Socrate : [11][12] de quelle sorte de poison s’agissait-il, sous quelle forme de potion l’a-t-il absorbé, et quels étaient les chefs de la sentence prononcée contre lui par les magistrats des cités les plus grandes et de premier rang ? Dites-moi aussi ce qu’on sait sur les morts de Phocion et de Théramène. [4][13][14] La nature aurait conféré de funestes facultés à ce suc de la plante que nous appelons ciguë, [Petri Gassendi Opera omnia (Lyon, 1658), Tomus sextus, Epistolæ, page 538 | LAT | IMG] et il aurait à lui seul provoqué la mort de tous ces illustres personnages. Voilà du moins ce que croient bien des gens, mais ils auraient refusé de gober allègrement cette histoire s’ils y avaient tant soit peu sérieusement réfléchi, ce qui permet souvent de changer d’avis. Plusieurs pensent que la ciguë des Athéniens était fort différente de la nôtre ; nos connaissances étant à présent fort éloignées des leurs, nul n’est pourtant capable d’expliquer de quelle sorte de poison il s’agissait exactement. Il me paraît très vraisemblable que ce qui circulait alors sous le nom de ciguë ait été quelque préparation narcotique, peut-être semblable à celle que Théophraste a décrite dans le livre ix de son Historia plantarum, au début du chapitre xvii[15] parlant de Thrasias de Mantinée. [5][16][17][18] Il est en effet clair que Socrate, Théramène, Phocion, et même Sénèque, [19] le précepteur de Néron, [20] comme le montre Tacite au livre xv des Annales[6][21] et bien d’autres, jadis et encore aujourd’hui, ont perdu la vie en prenant de l’opium, [22] ou alors du laudanum que prescrivent de téméraires et ignorants vauriens appartenant au troupeau de Paracelse. [23][24] Très distingué Monsieur, vous qui connaissez mieux que quiconque toute l’histoire ancienne et la pouvez éclairer de votre savoir, écrivez-moi, je vous prie, quand vous en aurez le loisir, ce que vous tenez pour établi sur une question aussi douteuse et obscure. Vale.

De Paris, le 24e de juin 1655.

Vôtre de tout cœur, [7] Guy Patin, natif de Beauvaisis, docteur en médecine de Paris et professeur royal d’anatomie, botanique et pharmacie. [25]


a.

Seule lettre connue que Guy Patin a envoyée à Pierre Gassendi, imprimée dans le sixième tome (pages 537‑538) de ses Opera omnia [Œuvres complètes] (Lyon, 1658, v. note [19], lettre 442). Leur éditeur ne l’y a insérée que sur l’insistance de Patin (v. le 7e paragraphe en date du 17 février 1658 dans la lettre 516).

1.

Avant celle-ci de Guy Patin, les Epistolæ de Pierre Gassendi donnent la transcription d’une lettre, datée de Dantzig le 31 mars 1655 (pages 535‑536), où l’astronome polonais Johannes Hevelius (v. note [1], lettre latine 161) célèbre la meilleure santé de son correspondant. Les éditeurs de l’ouvrage n’ont pas jugé bon d’en imprimer d’autres que Patin a écrites à Gassendi.

La seule trace que j’aie trouvée d’un discours à la louange de Guy Patin, sauveur de Gassendi, est le galimatias latin que le R.P. Jean Bertet a publié dans la Soteria qui parut à la toute fin de 1654 (v. note [14], lettre 387).

Patin a narré la maladie de Gassendi et sa manière de le soigner dans la série de sept lettres qu’il a écrites à Charles Spon en décembre 1654 : il y a déclaré un total de huit saignées (six dans celle du 1er, et deux autres dans celles des 4 et 18 décembre) ; Samuel Sorbière en a plus tard compté quatorze et âprement critiqué cet abus (v. note [20], lettre 528).

Patin a dit son malade « parfaitement bien » dans sa lettre à Spon du 26 janvier 1655.

2.

« le froid est grand ennemi des peaux délicates », v. note [16], lettre 290, pour cette référence à Euripide dans Cicéron.

Hippocrate a notamment mis en garde contre le froid dans deux Aphorismes (5e section) :

3.

Dans ses lettres françaises de 1655, Guy Patin a plusieurs fois répété sa prescription à Pierre Gassendi : repos, lait d’ânesse (le remède des convalescents), air pur de la campagne, mise en garde contre les rigueurs du prochain hiver (mais le malade n’eut pas à l’affronter car il mourut le 24 octobre 1655).

V. note [2], lettre 410, pour le séjour que fit Gassendi à Chevreuse en août 1655, dans la maison des champs de son ami Henri-Louis Habert de Montmor.

4.

V. note [4], lettre 500, pour Socrate et Phocion, que les juges d’Athènes condamnèrent tous deux, le premier pour impiété et le second pour trahison, à boire un poison à base de ciguë (v. notes [8], lettre 169, et [49], lettre latine 351).

Autre Athénien célèbre, Théramène, homme politique et général du vie s. av. J.‑C., subit un sort identique (v. note [35] de la Leçon de Guy Patin sur le laudanum et l’opium).

5.

Ce chapitre de l’« Histoire des plantes » de Théophraste d’Érèse (édition grecque et latine d’Amsterdam, 1644, v. note [7], lettre 115) est intitulé Thrasiam Mantinensem quoddam comperisse venenum, quod sine dolore inferre obitum posset. Quodque Alexias, ejus discipulus, fuerit non indoctior. Item quo modo Chii cicutam præparent, ut celeriter enecet [Thrasias de Mantinée a trouvé un poison qui pouvait provoquer la mort sans douleur. Son disciple Alexias, son élève, n’a pas été sans le connaître. Et aussi de quelle manière les habitants de Chio préparent la ciguë pour qu’elle tue promptement]. Guy Patin renvoyait au début (page 1145) :

Thrasias Mantinensis tale se comperisse ajebat, ut facile et absque ullo dolore inferre obitum posset. Nec alio quam succo cicutæ, et papaveris, et aliorum ejusmodi. Idque admodum contractum exiguumque, videlicet ad drachmæ pondus, ut nec ullum admitteret remedium.

[Thrasias de Mantinée {a} disait avoir trouvé un poison capable de provoquer aisément la mort, et ce sans aucune douleur. Il ne s’agissait d’autre chose qu’un suc tiré de la ciguë, du pavot et d’autres plantes de cette sorte. Il était si réduit et concentré qu’après en avoir absorbé une drachme, nul remède ne pouvait en contrarier l’effet]. {b}


  1. Thrasias de Mantinée est un botaniste grec natif de Mantinée dans le Péloponnèse, contemporain de Théophraste.

  2. La suite n’en apprend guère plus sur le poison de Thrasias que ce que disent cet extrait et le titre du chapitre. Dans le long commentaire qui le suit, Johannes Bodæus van Stapel (v. note [72], lettre latine 351) s’est savamment interrogé sur la nature de la ciguë des Grecs. Éloy a consacré une brève rubrique de son dictionnaire biographique à Thrasias :

    « Il se vantait d’avoir trouvé une drogue qui avait la propriété de faire mourir sans aucune douleur : belle découverte pour un homme dont l’esprit ne devait s’occuper que de la recherche des choses qui peuvent conserver la vie. On ne connaît plus cette drogue aujourd’hui. La perte n’est pas grande ; il n’y a qu’un mélancolique partisan du suicide qui puisse la regretter. »


6.

Condamné à mort par Néron, Sénèque le Jeune préféra mettre lui-même fin à ses jours. En admirable exemple d’amour, Pauline, son épouse, choisit de subir le même destin que lui. Le philosophe se fit ouvrir les veines des bras. Comme la mort ne venait pas, on lui tailla aussi celles des jambes et des jarrets, mais toujours sans résultat (Tacite, Annales, livre xv, chapitre lxvi) :

Seneca interim, durante tractu et lentitudine mortis, Statium Annæum, diu sibi amicitiæ fide et arte medicinæ probatum, orat provisum pridem venenum, quo damnati publico Atheniensium iudicio exstinguerentur, promeret ; adlatumque hausit frustra, frigidus iam artus et cluso corpore adversum vim veneni. Postremo stagnum calidæ aquæ introiit, respergens proximos servorum addita voce libare se liquorem illum Iovi liberatoris. exim balneo inlatus et vapore eius exanimatus, sine ullo funeris sollemni crematur. Ita codicillis præscripserat, cum etiam tum prædives et præpotens supremis suis consuleret.

[Cependant, comme le sang coulait péniblement et que la mort était lente à venir, Sénèque pria Statius Annæus, qu’il avait tenu de longue date pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s’était récemment muni, le même qu’on employait à Athènes pour exécuter les condamnés à la sentence capitale. Sénèque prit en vain ce breuvage : ses membres déjà froids et ses vaisseaux rétrécis refusaient l’effet du poison. Enfin il entra dans un bain chaud, et répandit de l’eau sur les esclaves qui l’entouraient, en disant : « J’offre cette libation à Jupiter Libérateur. » Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe, comme il l’avait ordonné par un codicille, lorsque, riche encore et tout-puissant, il se préoccupait déjà de sa fin].

7.

V. note [12], lettre de Charles Spon, datée du 5 mars 1658, pour la souscription beaucoup plus affectueuse que les éditeurs ont refusé d’imprimer.

Guy Patin a consacré à la mort, au suicide (v. note [51] du Borboniana 7 manuscrit) et à l’euthanasie (v. note [32], lettre latine 4), l’essentiel de la lettre qu’il a écrite à son ami, quatre mois avant que son mal ne l’emporte. Alors en précaire convalescence, Gassendi ne lui répondit pas (v. note [22], lettre de Spon, datée du 12 février 1658).

s.

Petri Gassendi Opera omnia (Lyon, 1658), Tomus sextus, Epistolæ, Gallica , page 537.

Clarissimo Viro, Domino Domino Pe-
tro Gassendo
, præposito
Diniensi, et Regio Ma-
theseos Professori, S.

Vir Spectantissime,

Quoties de tua singulari doctri-
na, cæterisque tuis ornamentis, incredi-
bili qua quemcumque capis, comitate,
conditis, attentiùs apud me co-
gito (cogito autem sæpissimè) toties mihi venit in
mentem tui, meique perinde ac veritatis
amicissimi Gabrielis Naudæi cùm de literis
litteratisque omnibus, tum hoc præsertim
nomine de me optimè meriti, quod mihi
primum olim aditum patefecerit ad te con-
tuendum atque devenerandum, è quo et Hi-
storiæ et Physices, et Matheseos peritissimi,
quique nullo non die certissima petunt Ora-
cula. Tibi autem ego iam adscriptus ami-
cus, ex eoque ad gravem istum morbum,
qui tuo pulmoni, corruptelæ, ac proinde
tibi præsentissimum vitæ periculum inten-
tabat, profligandum (si quid arte fieri po-
terat) ante annum accitus ; exultaui lætitia,
gaudioque tum demum triumphavi, cùm
eam, quam tibi nauabamus operam sic for-
tunavit Deus, ut literatorum omnium ex
tibi reddita valetudine, (pro qua votum
fecerant) communis hilaritas, in nos quo-
que redundaret : et qui ex variis Europæ
regionibus, ad quos iam pridem summæ
tuæ eruditionis, nuper tuæ ægritudinis fa-
ma permanarat, tibi superstiti tum per li-
teras gratulabantur incolumitatem, sibi
non satis putarent factum, nisi et nos cer-
tatim, nunc soluta, nunc certis adstricta
numeris oratione collaudarent, ob nostram
qualemcumque industriam atque studia in
te Eruditorum Principe conseruando col-
lata.

Quo igitur et elegantioribus disciplinis
maximum te sublato detrimentum passu-
ris, et tibimet ipse consulas, principem in
eo curam statuito, et quem nactus es pul-
monem, à primo quidem ortu infirmio-
rem ; at vigiliis, et nimia literarum medi-
tatione propè quassatum, lactis asinini pu-
riorísque aëris haustu rusticando reficias,
recrees, atque corrobores : ne alioquin im-
pendentis hyemis vim atque iniurias susti-
nere minus possit : quod enim magnus do-
cet Hippocrates, refertque ex Euripide Ci-
cero ψυχ<ρ>ος δε λεπτω χρωτι πολεμετατον, no-
tius est quàm ut te fugiat, sive autem pri-
mo quoque die rus profecturus es, sive
adhuc aliquandiu Lutetiæ remansurus ; id
me ex veterum monumentis doceas velim,
quid veneni et quale potionis genus fuerit
illa cicuta, quâ exctinctus est Socrates,
quæque in maioribus ac primæ notæ Ur-
bibus Magistratuum Edicto prostabat. Quem-
admodum ex Theramenis ac Phocionis mor-
te colligere est. Solo nostratis herbæ cui
Cicutæ nomen est succo suaptè natura per-
nicioso

t.

Petri Gassendi Opera omnia (Lyon, 1658), Tomus sextus, Epistolæ, Gallica, page 538.

nicioso deletos fuisse tot claros Viros mul-
torum quidem fuit opinio : sed quam qui animo
imbibêre libenter sint remissuri, si tantisper
expenderint validissima rationum momenta,
quibus conuelli solet. Placet pluribus Athe-
niensium cicutam longè à nostra fuisse di-
versam : at cuiusmodi venenum fuerit, qui
expediret repertus est nemo ; adeò tota res
ab eorum cognitione fuit remota. Verosi-
millimum mihi videtur quidquid hoc erat
veneni quod Cicutæ nomine circumfereba-
tur, Narcoticum quidpiam fuisse ; nec for-
san aliud ab eo quod describit Theophrastus,
circa initium libri novi historiæ Plantarum ca-
pite decimo septimo
, ubi de Thrasia Mantinen-
si
 : constat enim Socratem, Theramenem, Pho-
cionem
, imò et ipsum Senecam Neronis præ-
ceptorem, et constat ex Cornelio Tacito lib.
15. Annal. et multos alios eodem modo è
vivis esse ereptos, quo multi hodie apud nos
pereunt ex Opio, vel Laudano ab imperitis
ac temerariis de Paracelsi grege nebuloni-
bus propinato. Tu Vir Clarissime, qui unus
totam tenes, atque illustrare potes antiqui-
tatem, quid in re tam dubia et abstrusa con-
stituti habeas, et quid sentiendum sit, ubi
commodum erit per literas mihi quæso de-
clara. Vale. Lutetiæ Parisiorum 24. Iunij
1655.

Tuus es animo Guido Patin
Bellovac. Doctor Medicus Pari-
siensis, et rei Anatomicæ, Bota-
nicæ, atque Pharmaceuticæ Pro-
fessor Regius
.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Pierre Gassendi, le 29 juin 1655

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(Consulté le 25/04/2024)

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