De l’os du cœur d’un cerf et de la corne de licorne [a][1][2][3]
Nous ne nions point que les Anciens aient connu cet os, ou tout au moins, un cartilage endurci en guise d’os, dans le cœur d’un cerf et d’autres animaux. Aristote dit qu’il en a vu un en certains bœufs, en des chevaux aussi ; [1][4] Galien écrit aussi l’avoir vu en un éléphant ; [2][5][6] mais nous nions que ces os aient aucune vertu particulière. Ceux qui lui attribuent une faculté admirable pour fortifier le cœur [7] se trompent lourdement et n’en allèguent nulle raison ; en quoi ils ont grand tort, mais croient que c’est assez de le dire après les Arabes ; [8] et néanmoins, l’expérience n’en montre rien de pareil. Pour moi, je le dis en un mot : c’est un os qui ressemble à tous les autres os et qui n’a aucune autre vertu ni faculté que les os communs. [3]
La corne de licorne est une autre imposture descendue des Arabes en ce qui concerne les vertus qu’elle a en la médecine. Tout ce qu’ils en ont dit est fabuleux et ce sont fables ceux-mêmes qui en ordonnent. Je pourrais nier qu’elle fût en la nature des choses, vu que personne ne l’a jamais vue, n’était que la Sainte Écriture en fait mention dans les Nombres, [9] dans Job, [10] dans les Psaumes, [11] dans le prophète Isaïe. [4][12][13][14] Plusieurs auteurs en ont parlé, mais il n’y a rien de si incertain que ce qu’ils en disent, et ont tous pris les uns sur les autres. Olaüs Wormius, professeur en médecine du roi de Danemark, à Copenhague, en ses Institutions de médecine, [15] assure, comme témoin oculaire, que ce qu’on appelle aujourd’hui par toute l’Europe corne de licorne n’est autre chose qu’une dent ou qu’un os de la bouche d’une espèce de baleine, que ceux de l’île d’Islande appellent vulgairement narhual, [16] que lui-même en a vu un crâne entier auquel était encore attachée une assez grande portion de cet os ; et avoue que, comme il a de la ressemblance avec les dents d’éléphant, de baleines et d’autres animaux, ainsi n’a-t-il aucune autre qualité que des dents et des os vulgaires. Les médecins de Danemark et de la Russie, qui souvent ont vu de ces poissons avec leurs dents, se moquent des médecins d’Allemagne et d’Italie qui se servent de ces prétendues cornes, comme si elles contenaient quelque mystère cardiaque et quelque insigne vertu miraculeuse. [5] C’est pourquoi nous conclurons avec le docte Rondelet, [17] médecin de Montpellier, que la corne de licorne et les cornes de quelque animal que ce soit ne peuvent avoir en médecine aucune faculté particulière, si ce n’est de dessécher par leur qualité matérielle. [6] Il n’y a donc que les charlatans qui font semblant d’y croire, afin de tromper les plus crédules de cette inutile, malheureuse, mais très chère marchandise, de laquelle, dorénavant, se gardera quiconque ne voudra plus être trompé.
Pour montrer qu’elle a quelque vertu, disent-ils, c’est qu’elle fait bouillir l’eau dans laquelle on la met tremper. [7] Je réponds que les autres cornes en font tout autant, et même celles de mouton à à cause qu’elles sont poreuses ; et à tout cela, il n’y a aucun miracle.
> Retour au sommaire des 11 observations1. |
Aristote, Histoire des animaux, livre ii, chapitre xi, § 4 (traduction de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, 1883) :
|
2. |
Galien, De anatomicis administrationibus [Des travaux anatomiques], livre vii, chapitre x (Kühn, volume 2, pages 619‑620, traduit du grec) :
|
3. |
V. note [5], lettre latine 20, pour ces « os cardiaques » qui correspondent à une calcification triangulaire de la racine aortique chez les vieux mammifères. Leurs vertus thérapeutiques tiennent évidemment de la légende ; mais ce qui est rare est onéreux, et ce qui est cher doit avoir une valeur aux yeux des filous qui le vendent comme à ceux des pigeons qui l’achètent. |
4. |
V. note [16], lettre 181, pour la corne de licorne et le discours qu’Ambroise Paré lui a consacré. L’Ancien Testament contient cinq références à ce qui pourrait être une licorne, mais c’est un abus qui a été sujet de contestation parmi les exégètes. Le nom de l’animal, ךאם, re’ém [taureau sauvage, aurochs], en hébreu, a varié selon les traductions : buffle en français, mais la Septante (v. notule {b}, note [7], lettre 183) en a curieusement fait μονοκηρος, monokérôs [unicorne], en grec, et la Vulgate (v. note [6], lettre 183) l’a imitée avec rhinoceros [rhinocéros], en latin. Le mot apparaît :
Dans le chapitre 12, De Monocerote (colonne 843), livre vi de son Hierozoïcon [Bestiaire sacré] (Londres, 1663, v. note [14], lettre 585), Samuel Bochart a dénoncé l’erreur de la Septante en identifiant le monocéros au mystérieux asinus Indicus [âne d’Inde], qui uno armatus est cornu [qui est armé d’une seule corne], dont a parlé Pline (Histoire naturelle, livre xi, chapitre xlv) ; Littré Pli (volume 1, pages 447‑448) l’a considéré comme étant le rhinocéros. Bochart conclut de manière bienveillante, mais définitive :
|
5. |
L’Islande faisait alors partie du royaume de Danemark et de Norvège. V. note [6], lettre latine 11, pour Olaüs Wormius et ses Institutiones medicæ (Copenhague, 1638). Je n’ai pas eu accès à cet ouvrage ; mais Marie-France Claerebout, la très sagace relectrice de notre édition, me signale fort justement que Thomas Bartholin, neveu de Wormius, a notamment repris ses observations dans le chapitre xv, Unicornu Septentrionalis descriptio, et de eo Variorum error. Frons pro ore. Dentem esse non cornu. Wormii de eo Dissertatio. Calcinatio dentis. Cranium. Septentrionis majestas [Description de la licorne septentrionale, et l’erreur de divers auteurs à son sujet. Confusion du front avec la bouche. Une dent n’est pas une corne. Dissertation de Wormius à son sujet. Calcination de la dent. Crâne. Majesté du Septentrion], de ses De Unicornu Observationes novæ. Accesserunt de Aureo Cornu Cl. V. Olai Wormii Eruditorum Iudicia [Nouvelles observations sur la Licorne. Avec les Jugements des savants sur la Corne en or, par le très brillant Olaüs Wormius] (Padoue, Typis Cribellianis, 1645, in‑8o). La dissertation de Wormius y est transcrite aux pages 98‑102, sous le titre An os illud quod vulgo pro cornu monocerotis venditatur, verum sit unicornu ? [Cet os, qu’on vend partout pour de la corne de licorne, provient-il vraiment de cet animal ?], avec ce passage (page 101) :
Au mot « poisson » et aux « dents de baleine » près, Guy Patin battait parfaitement en brèche le mythe de la licorne en identifiant sa corne à celle du Narval. En revanche, les rhinocéros (du grec ris, nez, et kéras, corne) existent bel et bien et font aujourd’hui les frais de cette vieille charlatanerie. |
6. |
Décidément étonnante par sa perspicacité, Marie-France Claerebout (v. supra note [5]) a débusqué cette référence dans le chapitre xix, De animalium dosi et partium eorum [La dose des remèdes venant des animaux et de leurs parties] (page 31) du Gulielmi Rondeletii, Doctoris Medici et Medicinæ in Schola Monspeliensi Professoris Regii et Cancellarii, de Ponderibus, sive de iusta quantitate et proportione Meidcamentorum Liber [Livre de Guillaume Rondelet (v. note [13], lettre 14), docteur en médecine, chancelier et professeur royal de médecine de l’Université de Montpellier, sur les poids, ou justes quantité et proportion des médicaments] (Anvers, Christophe Plantin, 1561, in‑4o) :
Charles Guillemeau et Guy Patin étaient donc (à peu près) de même avis que Rondelet et Paré, mais d’avis contraire à Jean Fernel (v. note [3] de l’observation v). |
7. |
Bouillir est à comprendre comme voulant dire engendrer des bulles d’air dans un liquide (et non le chauffer jusqu’à ébullition). |
a. |
Méthode d’Hippocrate, Observation iv, pages 67‑68. |