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Lettre de Guy Patin introduisant le Borboniana manuscrit  >

Lettre de M. Patin écrite à son fils,
servant de Préface à tout ce recueil
 [a][1]

« Mon fils,

Je parle à vous comme si c’était ici mon testament. Tous ces cahiers que vous voyez sont un ramas sans aucun ordre de plusieurs choses fort différentes, que j’ai apprises et ouï dire aux uns et aux autres ; mais la plus grande part vient de la conversation que j’ai eue durant quelques années avec le clarissime et très savant M. Nicolas Bourbon, dans l’Oratoire à Paris. [1] Il y a quantité de bons mots qu’il fait bon savoir ; il peut y avoir quelque mécompte ou fausseté, mais il y en a peu : la plupart des citations y sont vraies, car j’y ai pris plaisir en les vérifiant. Il y a quelques points bien libres et bien délicats touchant la religion et le gouvernement des princes, qu’il vaudrait mieux bien savoir et les avoir dans l’esprit que de les rédiger par écrit (cela étant meilleur à taire qu’à être divulgué). Je les ai néanmoins écrits tant pour moi que pour vous : faites-en votre profit, mais ne les montrez jamais à personne, non plus que s’ils n’étaient pas écrits. Ayez-les pour vous, étudiez-les, lisez-les ; mais ne dites jamais que vous ayez cela en des cahiers écrits de ma main, car enfin, vous vous trouveriez embarrassé et peut-être obligé de les prêter à quelqu’un ; ce que vous ne devez jamais faire, pas même à votre frère, si vous ne le jugez fort capable de tout secret ; néanmoins, si vous pensez que cela lui serve, ne lui déniez pas. Si vous y découvrez quelque faute, amendez-la sagement. Tout ce que j’y ai dit des jésuites, croyez-le comme très vrai, mais ne le dites jamais que très à propos, de peur de vous charger à crédit en vain, et même à votre grand regret, de la haine de ces gens-là, qui ne valent rien et qui même ne pardonneraient pas à Jésus-Christ s’ils le tenaient pour avoir de l’argent : autres Judas, Mézences ressuscités, hommes tout à fait perdus, tenez-les pour païens et publicains. [2][2][3][4] J’ai prêté quelques-uns de mes cahiers à trois de mes amis, l’un après l’autre ; mais je m’en suis toujours repenti ; c’est pourquoi je vous le dis encore un coup, ne les prêtez jamais, ni ne les faites voir à personne. Gardez-les pour vous, gardez-les pour vous et pour les Muses. Lisez-les, et les brûlez plutôt que de les prêter jamais à personne. Mais avant que de les brûler, apprenez-les : il y a là-dedans quelque chose de bon, qui m’a quelquefois servi extrêmement et qui vous servira bien aussi, si vous en savez faire votre profit. Tout ce qui est là-dedans n’est pas toujours mon avis : j’ai parfois parlé suivant l’avis des autres. Il y a du mauvais, du médiocre et beaucoup de bon, c’est l’Ægyptus Homerica[3][5][6] Pensez à en faire sagement votre profit. Croyez-moi, et vous vous en trouverez bien. »


a.

ms BIU Santé no 2007, fo 18 ro et vo : l’écriture n’est pas celle de Guy Patin, mais le style ressemble au sien, sans anachronisme ni bizarrerie sémantique ; v. infra note [3] pour l’indice qui m’a convaincu de l’authenticité de ce texte. En revanche, rien ne me permet de spéculer sur la date de sa rédaction : Patin n’était probablement pas mourant quand il a rédigé ce « testament ».

Il est censé introduire le manuscrit 2007 de la Bibliothèque interuniversitaire de santé, mais il est permis de croire qu’il a été mis là par erreur car son contenu en fait une introduction idéale au Borboniana manuscrit.

La même plume qui a copié la lettre a écrit cette annotation dans la marge de droite :

« Première page.

Lettre de M. Patin écrite à son fils, servant de préface à tout ce recueil.
Cette lettre doit être mise en tête de ces cahiers de M. Patin qui l’avait composée pour son fils.

M. de Bourbon vivait encore en l’année 1643 car, dit M. Duval au livre des professeurs du roi, page 22, je crois qu’il n’est mort qu’en 1644, comme je l’ai appris de Patin. {a} Voyez l’Histoire de l’Académie de M. Pellisson, {b} où la mort dudit Sr de Bourbon est marquée précisément de l’année 1644, duquel, comme étant académicien, il y a dit diverses particularités. » {c}


  1. Le copiste a donc connu Patin, et cela peut orienter vers deux de ses familiers qu’il avait mis dans la confidence de ses cahiers :

    • Hugues ii de Salins a transcrit le Borboniana manuscrit (v. note [15] de la même Introduction), mais l’écriture de la lettre n’est pas la sienne ;

    • Noël Falconet a été le proche disciple de Patin dans les années 1658-1662 (v. note [2], lettre 388) et aurait pu être le véritable destinataire de la lettre, masqué sous le nom de « Mon fils », mais je n’ai déniché aucun exemplaire de son écriture ; la plume qui a rédigé la lettre est en tout cas différente de celle qui a copié le manuscrit de Vienne (v. notes [12] et [13] de l’Introduction aux ana de Guy Patin).

    Quoi qu’il en soit, notre scribe était peu sûr de lui sur la biographie de Nicolas Bourbon le Jeune (1574-1644). Dans son Collège royal de France…, {i} Guillaume Duval donne cette xve entrée (page 22) de l’Ordre et liste des lecteurs et professeurs du roi, en langue grecque :

    « Nicolas Bourbon, Champenois, orateur et poète excellent, grec et latin, quinzième lecteur du roi en langue grecque ; encore, grâces à Dieu, plein de vie à présent, 1643. Il a succédé à Critton, et s’étant acquitté plus que dignement de sa charge, s’est réduit, par une sainte résolution, à l’état ecclésiastique, où il vit exemplairement, s’étant démis volontairement de son état et charge de lecteur du roi, entre les mains de Pierre Valens, qui lui a succédé. » {ii}

    1. Paris, 1644, v. note [49], lettre 549.

    2. Bourbon avait été professeur royal de 1611 à 1620 (date de son entrée à l’Oratoire) ; v. note [5], lettre latine 259, pour Pierre Valens.

  2. Paul Pellisson-Fontanier (v. note [2], lettre 329).

  3. On en apprendra plus sur Bourbon en lisant la note [2] de la lettre 29, et beaucoup plus encore en parcourant notre édition du Borboniana manuscrit.

1.

Ces cahiers sont les textes recueillis par Guy Patin, dont on a composé ses ana : le plus volumineux aujourd’hui connu est le Borboniana manuscrit dont nous fournissons la première édition intégrale ; il est présenté dans l’Introduction aux ana, en même temps que le Naudæana, le Patiniana‑I, le Grotiana et le nettement plus suspect Esprit de Guy Patin (que j’ai rebaptisé Faux Patiniana II).

2.

Judas l’Iscariote (ainsi surnommé pour des raisons débattues) avait et conserve une exécrable réputation dans la tradition chrétienne (Furetière) :

« le traître apôtre qui livra Jésus-Christ aux Juifs. On se sert de ce mot en plusieurs phrases proverbiales : “ Il est traître comme Judas, damné comme Judas ; ” un baiser de Judas, se dit des caresses que fait un homme à un autre pour le trahir ; on appelle du bran {a} de Judas, des taches de rousseur qui viennent sur le visage ; et on dit d’un homme qui a le poil roux et ardent qu’il a un poil de Judas. »


  1. Son de blé : Judas est réputé avoir été roux (v. note [2], lettre 422).

Mézence : mythique roi étrusque, fameux pour sa cruauté, que Virgile (Énéide, chant vii, vers 647) a appelé contemptor divum, le contempteur des dieux, et qu’Énée défit dans un mémorable combat.

3.

Reprise d’une citation franco-latine déjà employée dans la lettre à Charles Spon du 1er novembre 1652, {a} sur les livres des jésuites contre les jansénistes (v. sa note [17]) :

« La Société est en possession de faire beaucoup de livres : nuls bons, quelques médiocres et fort grande quantité de mauvais, Ægyptus homerica, pauca bona, mala multa. » {b}


  1. Cette lettre n’a jamais été imprimée avant l’édition des Lettres de Guy Patin à Charles Spon par Laure Jestaz (2006) : sa citation mot pour mot plaide donc solidement pour l’authenticité du texte de Patin introduisant ses ana (ou cahiers).

  2. « l’Égypte d’Homère, [ce sont] peu de bonnes choses et beaucoup de mauvaises », avec emprunts à Gabriel Naudé et à Martial.

Celui à qui Patin avait confié ses cahiers (v. supra note [a]) a suivi son conseil : il a dû les brûler après les avoir copiés, car l’écriture de l’original aurait dénoncé leur auteur ; nous avons ici une explication plausible, voire certaine de leur disparition.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits. Lettre de Guy Patin introduisant le Borboniana manuscrit

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(Consulté le 18/04/2024)

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