L. française reçue 54.  >
De André Falconet,
le 13 février 1658

Monsieur, [a][1][2]

Il me semble qu’il y a un siècle tout entier que je n’ai point reçu de vos nouvelles, et je suis en peine de savoir si vous avez reçu la Philosophie de Lalemandet, [3] le minime[4] que je vous ai envoyée par la voie de MM. Troisdames, [1][5] vos voisins. Le sieur Chanlate, [6] leur homme, et qui fait céans affaires en cette ville, m’a assuré qu’il la leur avait adressée. Vous le saurez, s’il vous plaît, et vous prendrez la peine de m’en donner avis. Vous n’y trouverez point de morale, mais il me paraît assez bon physicien[2] Je vous enverrai au premier jour deux exemplaires d’un in‑4o que le P. Théophile Raynaud [7] a fait, il est intitulé Αυτος εφα Os domini locutum est linguarium validum damnatis a sede Apostolica iniectum, et depulsio frivolæ declinationis, qua pauci murmurantes, damnationi Iansenii per Innocentium x obtendunt defectum Concilii generalis[3][8] Le sieur Barbier [9] m’en a envoyé tout présentement un. Le bon père jésuite est obscur, mais savant et doué d’une prodigieuse mémoire. À propos de mémoire elle me fait souvenir de mon confrère Meyssonnier, [10] qui n’en manque pas, qui vous doit envoyer ses almanachs avec la clef, qui sont plaisants ; le pauvre garçon ne se peut pas guérir de cette maladie. À propos de confrère, dites-moi un peu que faites-vous de M. Robert [11] qui nous écrit qu’il a été sommé en votre Université, et cependant je vois par une des vôtres à M. Spon que vous ne l’y avez vu ni trouvé. Sur le récit qu’il nous a fait, par une des siennes, que la Faculté nous a honorés de sa protection, nous l’en avons remercié par lettre que nous l’avons prié de présenter à M. le doyen ; mais nous ne savons pas depuis trois ordinaires ce qu’il a fait avec le sieur Basset. [12] S’il y a arrêt de ce qu’il chante, le pauvre garçon eût bien mieux fait de suivre votre conseil et celui que j’avais donné à son père. [13] Enfin, nous verrons ce qui en arrivera, c’est une étrange affaire que le soin des communautés.

Je ne doute pas que la mort de M. de Candale [14] n’ait fait grand bruit à la cour, c’est une perte considérable. Il est mort ici le 11e jour de sa maladie < sic, sans doute pour fièvre > et le 14e de sa maladie, ainsi que nous l’avons pu compter, et d’une fièvre ardente maligne [15] avec une inflammation [16] dystrophique en tous les ventres, [4][17] ainsi que nous l’avons observé en l’ouverture de son corps ; et ce qui est considérable c’est d’avoir vu le cœur flétri, mol et taché de trois marques livides proches du ventricule gauche. [5][18][19] Enfin, il ne s’est jamais vu un ravage pareil à celui qui s’est trouvé dans la plus grande partie des viscères et des parties nobles. Quelques-uns soupçonnent du poison ; [20] mais comme il ne nous a pas paru par aucun signe évident, nous n’en sommes pas demeurés d’accord. Vous savez que les grands sont sujets bien souvent à être empoisonnés : feu M. le cardinal de La Valette, [21] son oncle, le fut en Piémont, [22] ainsi que l’on m’a dit. Ce n’est pas que Pallida mors æquo pulsat pede pauperum tabernas regumque turres[6][23] ils sont mortels aussi bien que nous. Son corps est dans l’église des comtes de Lyon, [7][24] et l’on nous dit que l’on doit amener feu Madame sa mère [25] pour conduire les deux corps à Cadillac, [26] lieu de leur sépulture. [8] Et puisque nous sommes sur les corps morts, il faut que je vous fasse part d’une rare observation que je fis ces jours passés en l’ouverture d’un corps d’un enfant de quatre ans qui avait cinq rates en cinq viscères distincts et séparés[9][27]

Je vous ai déjà remercié du Celse [28][29] que vous m’avez envoyé ; mais comme j’ai appris que celui qui s’était chargé de ma lettre et de celle que j’écrivais à M. Hubet [30] faillit à se noyer à Briare, [31] je vous en remercie par celle-ci et réponds un mot au dit M. Hubet. Je suis du meilleur de mon cœur, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Falconet.

À Lyon, ce 13e février 1658.


a.

Lettre autographe d’André Falconet « À Monsieur/ Monsieur Patin, Docteur/ en médecine en la Faculté/ de Paris en la place du Chev/ du guet/ À Paris » : ms BIU Santé no 2007, fo 322 ro et vo.

1.

Charles Troisdames, l’aîné, était un marchand bourgeois de Paris. Ses affaires et celles de son frère, le jeune, les menaient à de fréquents déplacements entre Paris et Lyon, emportant souvent colis et lettres que Charles Spon et André Falconet échangeaient avec Guy Patin. M. Chanlate, dont je n’ai rien pu savoir de plus, était l’associé des Troisdames (ici « leur homme »).

2.

V. note [24], lettre 504, pour le Cursus philosophicus [Cours philosophique] de Jean Lalemandet (Lyon, 1656).

3.

Titre exact d’un ouvrage anonyme du P. Théophile Raynaud sur la controverse janséniste, paru en décembre 1657 (Lyon, Guillaume Barbier, in‑fo de 71 pages) :

« Lui-même l’a dit : {a} la Parole du Seigneur a dit que la punition pour avoir eu la langue trop longue est fermement appliquée aux coupables par le Siège apostolique. Et la réfutation de la répugnance frivole qu’un petit nombre de contestataires ont opposée à la condamnation de Jansenius par Innocent x à défaut du concile général. »


  1. Autos épha en grec.

C’est une condamnation sans appel, en 14 points, de l’hérésie janséniste et de ses Cinq Propositions, qui se conclut par un Epimetrum [Surplus], intitulé Amica allocutio ad Iansenii partiarios [Amicale exhortation destinée aux partisans de Jansenius] (17 pages).

4.

Ventre : « les médecins divisent le corps humain en trois ventres [cavités], régions ou capacités. Le premier est la tête ; le second la poitrine jusqu’au diaphragme ; et le troisième celui où sont les intestins, et c’est celui qu’on appelle communément le ventre » (Furetière).

Dystrophique est une adaptation française de l’adjectif grec dustrophos, difficile à nourrir, qui pousse mal ; en termes modernes, une « inflammation dystrophique » pourrait correspondre à une inflammation (v. note [6], lettre latine 412) torpide, larvée.

5.

Cette description du ventricule gauche évoque un infarctus étendu du myocarde, mais la maladie coronaire (v. note [8], lettre 725) qui en est ordinairement responsable n’avait pas encore été nettement caractérisée à l’époque. Les onze jours de « fièvre ardente maligne » qui ont précédé la mort et les importantes lésions viscérales diffuses laissent néanmoins planer un sérieux doute sur ma tentative de diagnostic rétrospectif.

6.

« La pâle mort heurte du même pied les cabanes des pauvres et les châteaux des rois » (Horace, v. note [1], lettre 456).

Pierre Suë a repris cette citation et commenté cette autopsie dans son rapport sur le ms BIU Santé no 2007 (v. sa note [40]).

V. note [12], lettre 23, pour Louis de Nogaret d’Épernon, cardinal de La Valette, qui succomba à une fièvre lors d’une campagne militaire en Italie le 27 septembre 1639.

7.

Depuis le xiie s., les chanoines du chapitre de cathédrale primatiale Saint-Jean de Lyon se faisaient appeler comtes de Lyon, comme ayant succédé aux droits des comtes de Forez.

8.

La première épouse du duc d’Épernon, qui lui avait donné ses deux enfants, était Gabrielle-Angélique de Verneuil, morte en 1627, fille naturelle de Henri iv (v. note [14], lettre 695). Le château des ducs d’Épernon se trouvait à Cadillac, dans le Bazadois, en Guyenne (Gironde), et il est toujours debout.

9.

Cette anomalie, aujourd’hui bien documentée, porte le nom de polysplénie.

Pierre Suë a commenté cette observation d’André Falconet dans son rapport sur le ms BIU Santé no 2007 (v. ses notes [41] à [45]). Ce pourrait être lui, et non André Falconet, qui a souligné le passage que la discipline éditoriale m’a fait mettre en italique.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De André Falconet, le 13 février 1658

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(Consulté le 25/04/2024)

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