L. française reçue 8.  >
De Jean de Nully,
le 21 janvier 1656

À Monsieur Patin, très célèbre doyen des médecins en la Faculté de Paris.

Monsieur, [a][1][2]

Je vous remercie très affectueusement du soin que vous prenez pour le rétablissement et conservation de ma santé, et de la bienveillance que vous avez pour M. Vallére.

Pratique énigmatique de votre conseil, [1] ma chère amie Hygieia [2][3] ne me donnera plus permission de loger chez moi le libre automnal, [3] s’il n’est accompagné de trois nymphes nouvellement sorties de leurs demeures qui pourront tempérer son esprit ardent, en sorte qu’il ne commettra plus aucun crime capital.

Elle sera par mon soin affectée des quatre grands compositeurs du monde nommés Pyr, Hydor, Gé, et Æther. [4][4]

Le premier la défendra contre les frimas et inondations catarrheuses, et violence de la bise, par les bénignes influences de son bon naturel.

Le second, tempérant sa nature froide par une douce liqueur de rouge vermeil, modérera l’intempérie des chaleurs internes.

Le troisième, de nature androgyne, lui offrira, suivant le diverses saisons de l’année, les feuilles, fleurs et herbes qui lui seront utiles et agréables.

Le dernier l’invitera et assistera en diverses promenades, soit en sa propre maison, parmi les lauriers, cyprès et autres arbrisseaux qui conservent en tout temps leurs beaux habits verts que leur bonne mère leur a donnés ; soit sur les éminences où les Oréades et Zéphires ont leurs plus agréables entretiens, [5] et où les yeux ont la liberté de voir les lieux les plus éloignés ; soit entre les longues suites des dryades, [6] qui défendent ceux qui sont en leurs compagnies des cuisantes ardeurs de la canicule et invitent leur petits chantres emplumés de remplir l’air de divers concerts de musique naturelle ; ou avec les Nymphes qui sortent du sein de leur mère et viennent par des petits sentiers couverts, au milieu des parterres, allées et petites voies, pour y crapuler, [7] danser, monter, descendre et prendre autant de figures que l’ancien Protée, [8][5] et donner le divertissement à ceux qui ont la curiosité d’assister à leurs ébats ; où elle s’approche vers les régions diaphanes, pour y contempler ceux qui y font leur résidence, lesquels n’ayant ni pieds ni jambes ne cessent point de se promener jour et nuit ; et ayant des bouches et des langues gardent un perpétuel silence, et sont si traitables qu’ils se laissent même toucher à la main.

Elle craint grandement le stibe [6] noir comme un maure et l’inconstant hydrargyre, [7] venus des faux œuvres de Pluton, [9] qui se déguisent en mille façons, et prennent d’autres noms pour entrer plus facilement chez leurs hôtes pour y être aussitôt les maîtres, y troubler toute l’économie et envoyer dormir à longues années ceux qui les ont trop imprudemment admis chez eux.

Vous êtes l’Œdipe qui entendez ces mystères cachés [10] et écrits par celui qui tient à profit et honneur d’être, Monsieur, votre humble et obligé serviteur ancien,

de Nully.

De notre petit paradis terrestre de Liancourt, [11][8] ce 21e de janvier 1656.


a.

Lettre autographe de Jean de Nully (traces de pliage, sans résidu de sceau et sans autre adresse que l’en-tête) : Ms BIU Santé 2007 fo 380 ro‑381 ro.

1.

Pratique énigmatique : cliente obscure (comme est la signification de toute la lettre).

Je n’ai rien trouvé sur M. Vallère qui est cité à la fin du paragraphe précédent.

2.

Hygie : déesse grecque (Υγιεια) qui veillait sur la santé des hommes.

3.

Emploi de libre comme substantif, aboutissant une expression allégorique dont le sens échappe au lecteur.

4.

Les quatre éléments d’Empédocle (v. première notule {b}, note [32] du Faux Patiniana II‑3), chers à l’ancienne médecine grecque des humeurs :

Jusqu’au xviiie s., la médecine dogmatique (opposée au paracelsisme) a généralement tenu les maladies pour un déséquilibre entre les quatre humeurs corporelles. Cette « intempérie » les expliquait et guidait leur traitement, qui consistait surtout à modérer l’excès (pléthore) de celle (dite morbifique) qui prédominait sur les trois autres.

5.

Les Oréades étaient les Nymphes des montagnes ; les Zéphires personnifiaient les vents doux venant de l’Ouest.

6.

Dryades : « divinités qui faisaient leur demeure dans les bois, et qui y présidaient » (Littré).

7.

Crapuler : « boire sans cesse, s’enivrer salement et continuellement » (Furetière).

8.

Protée (Furetière) :

« Homme fabuleux qui changeait à tout moment de forme et de figure ; et cette fable vient de ce qu’un roi d’Égypte nommé Protée, selon la coutume du pays, portait sur la tête, par ornement et pour marque de sa dignité, des figures de taureaux, de dragons, d’arbres et d’autres choses semblables ; ce qui a fait que les peuples ont transporté à sa personne les figures de ses habillements de tête, comme dit Diodore Sicilien. {a} On tient même que de là vient l’origine des casques, des cimiers qu’on voit encore dans le blason ».

Fr. Noël a plus précisément résumé le mythe de Protée :

« Dieu marin, fils de l’Océan et de Téthys, né à Pallène en Macédoine, était le gardien des troupeaux de Neptune, {b} appelés phoques ou veaux marins ; et son père, pour le récompenser des soins qu’il en prenait, lui avait donné la connaissance du passé, du présent et de l’avenir. Pour le consulter, il fallait le surprendre pendant qu’il dormait, et le lier de manière qu’il ne pût s’échapper ; car il prenait toutes sortes de formes pour épouvanter ceux qui l’approchaient ; mais si l’on persévérait à le tenir bien lié, il reprenait enfin sa première forme et répondait à toutes les questions qu’on lui faisait. » {c}


  1. V. note [33] du Borboniana 3 manuscrit.

  2. V. note [6] du Faux Patiniana II‑7.

  3. Protée a perdu sa majuscule initiale pour devenir un nom commun désignant une personne ou une chose qui change constamment d’apparence ; en a dérivé l’adjectif « protéiforme ».

9.

Stibe est sans doute à prendre ici pour une dénomination précieuse (et fantaisiste) de l’antimoine (stibium en latin).

L’hydrargyre est le nom grec du vif-argent, c’est-à-dire du mercure.

Dans toute cette allégorie, imprégnée de mythologie, sur les soins qu’il faut porter à la santé (Hygie), s’agissant de médicaments métalliques, on aurait plutôt attendu Vulcain (dieu romain du feu, des forges et des volcans) que Pluton (dieu des enfers).

10.

V. notes [28], lettre 226, et [33] des triades du Borboniana manuscrit pour Œdipe, le légendaire débrouilleur d’énigmes, confronté au Sphinx (ou à la Sphinge).

Jean de Nully voulait donc que le sens de toute sa lettre nous échappât, car il est sciemment mystérieux et réservé aux seuls initiés, dont la connaissance permettra de percer les clés.

11.

V. notes [20], lettre 293, et [4], lettre 911, pour Liancourt-les-Belles-Eaux et son château ; et [34], lettre 485, pour les sympathies jansénistes marquées de son occupant, Roger du Plessis, marquis de Liancourt et duc de La Rocheguyon.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Jean de Nully, le 21 janvier 1656

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=9042

(Consulté le 28/03/2024)

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